jeudi 10 mai 2018

10 mai


Des enfants, il y en a beaucoup dans la ville, certains moins pénibles que d’autres. Celui-ci se fraye un passage entre les jambes des adultes faisant la queue à la caisse du supermarché – il est marrant ! Binh-Dû est d’humeur accommodante aujourd’hui.
Il ne demande pas qu’on lui cède une place dans la file, bien qu’il ne s’y présente qu’avec une bouteille de jus d’orange dans le creux de son bras. Il a choisi parmi les deux files celle qui lui semblait la plus fluide.
Il fait preuve de magnanimité quand vient le doubler un béquillé armé de sa carte d’invalidité et lorsque la caissière quitte son poste pour aller chercher en rayon une barquette de taboulé dotée d’un code-barres lisible.
Une vieille femme aux cheveux orange sourit au moment de payer, afin de signifier qu’elle est aimable et méritante. Un type trapu jette des regards furtifs signalant qu’à lui, on ne la fait pas (la vie est un tas de merde), son poing dans la gueule à quiconque s’aviserait de lui manquer de respect. Deux caissières se parlent en tamoul sans se regarder. Une autre femme aux cheveux orange vaporeux apparaît, qui pourrait être la fille de la première, vingt années disparues on ne sait où, dans l’effroi ?
Tout cela est fascinant, patiente Binh-Dû, qui n’aurait envie d’adresser la parole à personne. Il est de bonne humeur, rappelons-nous. Ils sont hostiles ou craintifs. La dame devant lui conteste le prix de son concombre, il y a une promotion, plaide-t-elle : C’était écrit 1 euro les 2, et 50 centimes l’unité. Ce qui n’a aucun sens, Binh-Dû pourrait lui expliquer le concept de promotion groupée, il pourrait même avancer l’hypothèse hautement plausible que le concombre à l’unité coûte 75 centimes.
Ce serait mal interprété. (Ou trop bien.) La caissière se relève pour aller vérifier au rayon légumes. Une troisième caisse s’ouvre, trop loin pour que Binh-Dû la rejoigne, où se précipitent deux adolescentes entrées bien après lui.
Les clients des autres files évaluent la nouvelle situation, ceux du moins qui ne sont pas déjà morts. C’est alors que Binh-Dû jaillit hors de son équanimité, il pose l’appoint sur le comptoir et sort d’un pas vif avec son jus d’orange.
Dans la rue il lui semble avoir sauvé quelques minutes de sa précieuse existence. Il pense au gamin qui l’a regardé faire, il se félicite de lui avoir fourni un modèle transgressif. Binh-Dû est un héros des temps modernes.