dimanche 30 septembre 2018

30 septembre


Une "belle personne", une "chance", un "trésor"... Ainsi décrit-on Binh-Dû, au mieux, et ce ne sont que des mots fallacieux pour le sceptique. Souvent il se voit telle une piteuse allégorie de la misère, de la damnation et de l’inconsistance. Il ferait mieux de relever son visage penché sur les eaux troubles et de simplement remercier.
L’amour aussi pourrait être un enchantement. Comme de humer un parfum suave ou de déguster un fruit, poser la main sur le tronc d’un arbre, écouter le chant de l’oiseau, contempler les nuages. Ce catalogue élémentaire à destination des enfants, l’augmenter de la sensualité éprouvée à se reconnaître dans l’autre.
L’autre est celle que l’on trouve si belle que sa sincérité devient la nôtre. Du point de vue de Binh-Dû, renversé. Et l’amour est une loi de gratitude, qui ne laisse personne hors de son champ, pourvu qu’une réceptivité au moins persiste. Regarde ! Écoute ! Serais-tu aveugle ou sourd, on se débrouillera quand même.

samedi 29 septembre 2018

29 septembre

En automne les moustiques vrombissent au ralenti. Ou Binh-Dû est-il plus vif, son sang plus agile, entre deux rêves, pour qu’il parvienne à capturer l’intrus à l’aveuglette dans les replis de la couette ? Ensuite il roule sur lui-même comme au bas d’une tranchée pour écraser l’ennemi et répandre le pur et l’impur sur le drap du dessous.
Je subis un bombardement incessant d’idées, décrit l’amie de qui émane un rayonnement plus intense que celui du phosphore – et plus pacifique. Les soldats américains sont morts à proportion d’un pour trente-cinq Vietnamiens, et il faudrait encore distinguer les corps dans la mort ? Cette jeune femme est un miracle en soi.
Les temporalités tendent à se rejoindre ou à s’écarter, jamais à se maintenir. Même si le nombre de jours qui séparent une naissance d’une autre reste fixe au long de deux vies, il y entre une part d’inexplicable illusion. Un brouillage d’optique. Binh-Dû rêve de sa marraine, d’une amie de sa sœur aînée et d’une amante, un hélicoptère le réveille.

vendredi 28 septembre 2018

28 septembre

Dans la rame du métro, plus personne ne bouge de son propre chef. En revanche ça dodeline suivant les à-coups. Qu’est-ce que ça branle. (Question ? Affirmation !) La moitié des nuques penchées vers le giron où des doigts s’activent. Vibrations, flashs, images à agrandir, sons à se ficher dans le conduit auriculaire... À chacun son trip tubulaire. Chacun son martèlement volontaire – car des coups sont portés, les corps en portent la trace.
Ceux qui ne consultent pas leur prothèse ne paraissent pas vraiment en meilleure condition. Une femme au chignon amortisseur fait de mauvais rêves contre le vitrage. Un Africain épuisé contemple ses chaussures de sécurité. D’autres inspectent sans plus d’illusion leur reflet ou se carbonisent les doigts sur les pages d’un journal rempli d’assassinats, de catastrophes diverses et de bourrage de crâne.
Car quand cela ne cogne pas, cela s’insinue quand même. Les deux adolescentes en face de Binh-Dû s’aiment d’une amitié peut-être plus profonde que ne le seront jamais leurs futures vies de couple – où elles se perdront de vue. Binh-Dû lui-même assiste à l’élévation de son seuil d’intolérance. Bientôt il sera parfaitement convenu d’exister sans la réalité du ciel et des arbres. On jettera la clef et on se laissera glisser.

jeudi 27 septembre 2018

27 septembre


Binh-Dû marche si vite qu’il lui semble n’être pas du même temps que les autres habitants de son quartier. D’où sortent ces gens assis sur des bancs ? Ou qui attendent l’autobus ? Ou qui se disent des choses de part et d’autre d’une poussette ? Les enfants tout juste en âge de courir sont davantage du temps de Binh-Dû, il s’agit de les éviter.
Avec les plus vieux ou les plus petits ce n’est pas drôle. Trop facile. Les enfants tout juste en âge de courir courent souvent après un ballon et ils ne sont pas adroits de leurs pieds, ce qui permet à Binh-Dû de renvoyer la balle. Comme un adulte bienveillant. Il se souvient des heures glorieuses où il faisait des passes décisives, il était déjà plus âgé qu’eux.
Il marquait des buts aussi. Une fille au téléphone présente un profil kaki, c’est l’éclairage indirect du panneau publicitaire. Ou la vitesse qui distord le spectre. Au supermarché les armoires vrombissent. Binh-Dû jette l’appoint dans la bouche d’une caisse automatique, il doit recommencer l’opération car l’ordinateur est frustré de n’avoir pu lui indiquer la procédure.

mercredi 26 septembre 2018

26 septembre


La cruauté est un produit de notre empathie, et l’absence d’empathie n’est pas souhaitable non plus, raisonne Binh-Dû en pensant aux génocides. Il a de ces pensées sombres, il serait bien en peine de concevoir un manuel d’anti-guerre. Les capsules des paulownias pendent des branches comme des bombes en attente du moment de vérité ultime. Il y a encore des hommes pour aimer les pigeons, la plupart d’entre eux ne voient même plus le ciel derrière l’oiseau. Quant aux promesses d’amour, elles augurent plutôt d’un compagnonnage opportuniste.
Plus engageant est le rêve de l’amie chère, qui ne rêve bien entendu que pour elle mais en offre les fruits. Des peintures sont accrochées aux murs, Binh-Dû leur sourit, leur fait de l’œil, et ce ne sont pas tant les sujets qu’il honore que les œuvres en tant qu’objets. D’ailleurs ce n’est pas lui qui cligne, mais une femme inconnue. Pour cette femme, dans son rêve à lui, il marche sur les mains, il ignore où il dormira la nuit. Elle sera rentrée dans son pays, les cahiers de doléance seront fermés, vidée la halle d’exposition. Et l’on repartira à zéro ?

mardi 25 septembre 2018

25 septembre


Binh-Dû use des métaphores comme d’un tison dans le feu. La flambée est passée, il ne reste que des bûches largement consumées. On dirait des os rongés par le milieu, et ce serait même la métonymie d’un mâchage en règle, vorace. Par association, des centaines de souris cavaleraient au grenier, fuyant par le toit, leurs pattes produisant le staccato d’une averse impossible – à moins qu’il n’y ait plus de toit. Dans la pièce à vivre, tous lèveraient les yeux vers les poutres. Que fallait-il donc quitter ? Sommes-nous encore sur terre ou déjà en voyage, seuls au monde ? Et d’abord, combien sommes-nous, Binh-Dû n’est-il pas tout seul face à l’âtre ? Il se permet de faire durer le plaisir, ou la douleur qui est une facette voisine du plaisir. Dans la pièce d’à côté – s’il y en a une – son jumeau abruti  se morfond, il ne sait pas quoi faire de ses mains. Il a froid, tandis que Binh-Dû présente tantôt son profil gauche tantôt son profil droit à la chaleur qui émane des braises. Les flammes sont une lisière confiante. La paresse n’est pas loin, voire l’endormissement. Au bout de la pique remuent des souvenirs charnels, des galaxies infinies, cela pourrait se prolonger infiniment. Binh-Dû face à l’être est un homme qui préfère recourir aux visions aveuglantes.

lundi 24 septembre 2018

24 septembre


Retour à l’argile, une fois l’an. Au premier son poussé hors des poumons. Attention ! Comme s’il s’agissait aussi bien d’une prémonition – ce jour-ci sera inscrit sur ta pierre tombale. Rien ne presse. Le baiser de l’an passé éternue dans le courant d’air d’une porte claquée. Binh-Dû tremblerait à l’écoute de la voix aimée.
Si la porte claque c’est qu’il y a des fenêtres, et des murs pour tenir l’huisserie, un toit pour protéger des chutes, un sol nivelé pour se couper du feu des germinations. Il y a une prison qui s’ignore, sans verrous apparents. Faut-il être jeté dans le monde pour percevoir le confinement où l’on se croyait libre ?
Faut-il se jeter ? L’expérience consiste-t-elle à ouvrir péniblement des poupées gigognes ? Pire encore, se réduirait-elle à les garder encloses ? Alors, si le cycle ainsi perdure, on modèlera un cheval à la course durcie, on le posera sur le rebord de la cheminée, et on se laissera engloutir par les coussins d’un fauteuil à bascule.

dimanche 23 septembre 2018

23 septembre

De l’obéissance à la servitude il n’y a qu’un pas de nain. Celui qui sépare le raisonnement de la déroute.
Binh-Dû a lu tous les manuels, il connaît la marche à suivre. C’est pour cette raison qu’il rechigne.
Après le mot « amour », le mot « merde » est le plus convaincant. Bien sûr les contextes divergent.
Binh-Dû connaît par échantillons ce qu’il ne veut pas connaître davantage. En un sens, il creuse son trou.
Ainsi fait la marmotte, ses pattes sont si tendres qu’on croirait qu’elles saignent. Non, et elle a toutes ses dents.
Binh-Dû ne souhaite aider personne à désobéir, mais en tout homme il décèle un géant. Lequel hésite aux ronds-points.

samedi 22 septembre 2018

22 septembre

Il y a vraiment des gens sur ce piteux cercle de l’enfer qui font chauffer de l’huile et brûler de l’essence pendant des heures chaque jour pour avancer à peine plus vite que s’ils traversaient Paris à pied ? Chaque jour, et ils appellent cela « se rendre à son travail » ? (Ou en revenir, ce qui n’est pas moins une reddition tant le cycle de répétition semble devoir durer jusqu’à ce que mort s’ensuive.) Poumons cramés, neurones bousillés à force de tourner sur eux-mêmes. Il y en a même pour qui ce piétinement sur pneumatiques est un aspect du travail en soi ?
Binh-Dû a beau jeu de faire le malin, de prétendre à la candeur. Il ne rentre dans le cercle que les trente-six du mois. Ou il s’engouffre dans les sous-sols (porte des enfers plus évidente), et là aussi il peste – contre l’abrutissement et les émanations toxiques. Il ne vit jamais que dans un pays riche. Il se permet de sourire aux migrants harassés qui errent là où on les a relégués. Jusque sur les talus du périphérique. Lui, il quitte l’autoroute avant d’atteindre les avions, il longe la prison et ses barbelés couverts de détritus, il va admirer des danseurs en spirale.

vendredi 21 septembre 2018

21 septembre


[L’automne venu, qu’est Binh-Dû devenu ? Toujours sur l’ellipse, pas rangé des voitures. On voudrait s’en passer qu’on ne pourrait pas, il pousse le battant de la fenêtre laissée entrebâillée au grenier. Ou à la cave – il serait capable de trouver une fenêtre à la cave. Ni soupirail ni lamentations, ni mariage ni funérailles. Risques modérés. Cachons-nous derrière la plus indéfinie des troisièmes personnes du singulier, confondons-nous dans le flot de la première personne du pluriel. Tant que le je reste de pure forme. Binh-Dû, fais comme chez toi !]

La rumeur du périphérique ne traverse pas le double vitrage. Peu importe que tombent les feuilles des arbres, désépaississant la barrière du son. Et les cheveux à leur suite, bien dégagé sur les oreilles, peu importe. L’idiotie tourne à plein régime depuis la nuit des temps, aucun mur ne lui résiste. Allez, laisse donc les fenêtres ouvertes ! Tant qu’il y aura des héros dont les faits d’armes feront briller les yeux des enfants – oh ces parents si fiers de voir les yeux de leurs enfants briller... – Binh-Dû fera bande à part. Le lave-linge de son voisin a bloqué son cycle sur essorage.

jeudi 20 septembre 2018

20 septembre


Un break doté de sa vignette se gare soigneusement dans la place délimitée par le marquage au sol. En sort un homme jeune encore, qui se dirige d’un pas mesuré vers l’horodateur afin de s’acquitter de sa taxe. Tout est normal, la portière s’ouvre à présent côté passager et une femme pose le pied sur la chaussée, s’extrait à son tour du véhicule, attend. Elle a claqué de bon aloi sa portière. Il semble évident que ces deux-là sont mariés. Ils comptent bien avoir des enfants. L’homme est revenu à sa voiture, il ouvre le coffre, y récupère deux sacs en plastique renforcé, marqués du logo d’une firme d’articles de sport. La femme attend à son côté, elle jette un regard furtif alentour. L’homme referme le coffre, fait biper le verrouillage centralisé, s’engage sur le trottoir. La femme le suit.
Se peut-il que quiconque aspire à telle obéissance ? Non seulement celle de la femme en retrait de son homme, mais celle du couple inséré dans son conformisme social. Même le silence est dévoyé. Loin d’ici, une autre femme jeune est tiraillée entre son instinct de rébellion et son désir de construction. Avec elle, le silence est toujours bruissant d’intelligence. Ses questionnements et ses doutes lui mènent la vie dure, elle est tentée de se déterminer en fonction de ce qu’elle serait censée faire. Mais qui pour savoir ? Et au prix de quelle domestication ?
Il arrive que la plus adéquate des réponses provisoires consiste à se ranger bien parallèle au trottoir, et à rentrer chez soi, en silence.

mercredi 19 septembre 2018

19 septembre


Le cœur en travers comme une chambre à air. Un nid de poule et Binh-Dû se retrouve devant les portes du lycée, comme quand il y avait plus de temps à tirer qu’on ne croyait pouvoir le supporter, alors on faisait preuve d’humour pour n’être pas la dernière des dupes. Dans le bunker de son corps, un colosse agite du menton sa mèche, les petits yeux enfoncés s’apparentent à ceux d’un être si frustre qu’on n’éprouverait guère de scrupule à effacer de son front ce qui lui tient lieu de vérité. Binh-Dû a ces jours-ci des envies de meurtre, il tangue d’un pied sur l’autre entre le mot envie et le mot besoin, il tremble davantage que le rafraîchissement de l’air ne le justifierait. Ses doigts de pieds se crispent à tel point qu’il se demande s’il est possible d’ainsi se briser un os. Homme de paix, ignorant des bases émotionnelles de la guerre... Au café, un homme rit en parlant de Syriens qui n’auraient pas été gazés, manière de choisir sa réalité comme on choisit une consommation. Il lève la main pour toper dans celle de la femme assise en face de lui, manière d’imposer un contact à un objet qui ne le désire pas. Binh-Dû plonge dans les yeux de l’amie, lesquels l’espace d’un instant ne sont plus seulement les siens. « Entends, disent-ils, ce qui ne meurt jamais. »

mardi 18 septembre 2018

18 septembre


À Binh-Dû l’on explique comment fumer. Pour qui le prend-on ? De fait, il s’étonne de n’avoir pas su qu’il fallait éviter d’avaler la première taffe, attendre la seconde. C’est logique, d’une certaine façon, et cela ne l’est pas du tout. La fumée dessine les cavités de son corps, il sent très vite qu’il pourrait se laisser porter. On lui réclame de faire tourner. Soit, il se rallonge, ferme les yeux. L’une des filles est tout contre lui à présent, comme un enveloppement ferme et doux. Les membres s’entremêlent lentement, il y en a plus qu’il n’y en aurait pour deux, au moins trois jambes et cinq bras, Binh-Dû n’est plus seul, ils ne sont pas deux, sont-ils deux et demi ? Leurs six yeux se rouvrent en même temps, l’une des filles rit et s’éloigne car avec Binh-Dû, non, jamais de la vie ! L’autre ne rit pas, se rapproche un peu plus entre ses bras.
Ce qui est réel n’est pas toujours l’histoire qu’on se raconte. Qui pour entendre cela ? Qui pour ne pas préférer croire que ce qui est réel n’est jamais l’histoire qu’on se raconte ? Qui pour comprendre que l’histoire qu’on ne se raconte plus est la jumelle cachée de l’histoire qu’on se raconte ? Comment traiter avec impartialité ses enfants miroirs l’un de l’autre et miroirs de soi ? Quand donc cessera-t-on de se défier de soi ? Binh-Dû est un personnage secondaire, son oreille est comme aspirée par une connexion qui ne transmet nullement des sons la saveur. La synesthésie est à l’agonie, l’organique est une relique. Ne plus s’entendre, ne plus se voir, ne plus humer le parfum des cheveux, ne plus toucher la peau, ne plus goûter les lèvres, cela donc serait réalité ? Sous le pied de Binh-Dû pousse un cerisier.

lundi 17 septembre 2018

17 septembre


Chaque jour la pluie se déverse à tonneaux passé midi, manque la moiteur des Tropiques. Manque l’excès, dans le cube rien ne s’infiltre, hormis un crépitement sur les tuiles du toit. L’horoscope prévoyait du bonheur. Une fois que cela commence on ne sait pas précisément quand cela cessera, mais au matin le sol à nouveau sera sec.
Binh-Dû certaines nuits est allergique à sa respiration. Il entend la pluie à l’extérieur, sans la confondre avec son cœur, et des images lui viennent d’un chien noyé dans son propre sang. Il rêve qu’il se meurt de soif et de douleur sous le pont d’un fleuve, et qu’une amante maternelle va lui chercher du thé dans un hôtel de luxe.
Cela ne dure que le temps de la crise, son dos ne le lance plus quand il parvient à se lever. Les moutons de poussière n’ont pas bougé, ils sont paisiblement alignés là où il ne met jamais le pied. Le bonheur du monde est encore à venir. Les incertitudes attendent la cadence qui les mettra en branle, le thé comble des alvéoles.

dimanche 16 septembre 2018

16 septembre


Muni de son badge, Binh-Dû traverse d’un pas princier les salles du palais, il dévale les escaliers de marbre, franchit les portes coupe-feu, pour un peu il se sentirait chez lui dans les toilettes. L’eau jaillit en réponse à l’arabesque de sa main – car ce n’est pas seulement le badge qui fait sa noblesse, mais également l’élégance de ses gestes. C’est bien simple, on le prendrait pour un danseur.
Du moins il s’y croirait. Passées les lourdes portes, la foule des gens ordinaires attendent de pouvoir entrer, leurs sacs prêts pour l’inspection. Une formalité dont il fut dispensé à son arrivée, après qu’il a coupé la file. À la sortie, direction la crêperie il pleut, les danseurs ont enfilé leur doudoune et leur bonnet tandis que lui parade encore dans sa chemise de soie. Aucun geste ne suspend la pluie.
Et l’emmental enflamme son palais. Binh-Dû serait aussi bien celui qui porte la cloche dans des mains gantées de blanc, ses pieds glisseraient sans bruit sur la pierre, son buste et son cou s’inclineraient avec déférence. La chorégraphie alors cesserait d’être inventive annonciation du prochain risque pour se figer dans la conservation. On mangerait ses crêpes comme dans un musée, perclus par l’effort. Brrr !

samedi 15 septembre 2018

15 septembre

Le stylite n’agit pas sur le voyage des nuages. Moins qu’un arbre, lequel de toutes ses feuilles appelle la pluie. Il ne fête jamais son anniversaire et pourtant les chiffres tournent, du zéro au zéro, l’infini inatteignable ne le fera pas fléchir sur ses jambes. Certes il verra l’aurore et le crépuscule, leurs différences subtiles de teintes, de température et d’expectative. Il connaîtra si bien ses points cardinaux qu’on se servira de lui pour orienter les prières – mais personne ne le priera. Pour tous il sera moins qu’humain. Un idiot. Un projet avorté.
Binh-Dû ne sera pas le premier à lui jeter la pierre. Il serait plutôt du genre à faciliter les velléités de son prochain, non à accroître ses misères. L’automne est à nos portes, braves gens, on rigole déjà un peu moins sous la pluie. On envie l’autre hémisphère. « Perché ! » crie-t-on comme un sauve-qui-peut dans la tourmente, et il s’agirait que les mauvais joueurs ne soient plus en mesure de nous dicter leur calendrier. Sinon, regarde : c’est l’hiver en un pli de feuille morte, il fait froid jusqu’aux os qui, chus de la colonne, se mêlent à la boue.

vendredi 14 septembre 2018

14 septembre


Le mouvement attire l’œil, sans mouvement tu pourrais aussi bien être une pierre. Un chat perché au sommet d’une colonne, qui contemple le passage du temps, indifférent tant à la pluie qu’au soleil, ses yeux ne cillent pas, ses pupilles n’accommodent pas, il n’est là que pour faire illusion, trop évident pour être vivant, parfaitement dissimulé à l’intérieur de lui-même.
Personne ne viendra te toucher. Tandis que si tu joues le jeu, selon que tu sois homme ou femme, tu risques d’obtenir ce que tu es censé(e) rechercher : le contact d’un autre corps qui satisfera cet étonnant besoin de confirmation. Binh-Dû en retrait sur son banc observe sur la pelouse les ellipses du désir. Parade des bisets, contre-parade des colombes.
S’il était un chat, il voudrait leur voler dans les plumes. Mais il préfère laisser un sourire imprécis se diluer dans l’atmosphère. Il ne sait pas ce qu’est la soumission à un désir prédateur. Il ne comprend pas comment ne désirer que l’objet. L’excitation de la proie lui est étrangère, de même que l’instinct du chasseur. Sa sauvagerie semble paisible.

jeudi 13 septembre 2018

13 septembre

Dans un théâtre, en bas des gradins aux sièges rabattus, en pleine lumière se trame une histoire. Seuls les protagonistes sont présents. Et ils ignorent encore ce que racontera leur présence quand, deux ou trois mois plus tard, la salle sera éclairée elle aussi a giorno et qu’un brouhaha enjoué se mêlera au claquement des sièges.
L’étoile déploie ses membres. Ses esprits fusionnent. Elle se désolidarise pour mieux s’étirer, un corps autonome se contorsionne, puis un autre, la danse ne cessera pas après la danse. Les pieds seront reconnaissants de se marcher dessus. Les mains supineront au sol, au ciel, puiseront bas la dissémination des poussières.
Le miracle réside dans l’attention. Que se passe-t-il à l’intérieur qui trouve forme à l’extérieur, quel mystère est-il à l’œuvre pour que ce geste-ci, cette expression-là, ce déplacement de son et d’air soient si parfaits ? Comment n’en pas rester abasourdi ? La réponse est simple, tranche Binh-Dû, il suffit de se glisser au sein du passage.

mercredi 12 septembre 2018

12 septembre


Tout est prémonitoire. Et nous avançons à chaque instant au bord d’un renversement. L’enjeu serait-il donc de savoir oublier ? Avant les traumatismes il y a toujours l’innocence. Binh-Dû en son royaume ouvre de grands yeux candides. Il joue, cela il sait faire. Pas nécessairement seul. Il ne ressent aucun besoin d’oublier, étonné déjà que de ses premières années ne lui restent que des bribes oniriques, le visage souriant de sa mère se penchant au-dessus du landau, un chat sur un mur, le pyjama dont il ne trouvait plus les jambes.
À présent, c’est plus compliqué. Il doit mobiliser des techniques mentales sophistiquées afin de ne pas constituer les problèmes en soucis, plus en amont encore ne pas préméditer les problèmes. Il doit se cogner contre des choix ineptes (colère ou désespoir ?) pour ouvrir du crâne une autre alternative. Et puis il lui faut aussi se souvenir (être lui-même, en somme) des champs d’amour éternel. Substituer sa propre ruse à celles qu’on voudrait lui opposer, d’un côté savoir, de l’autre ignorer. Et ainsi écrire l’avenir.

mardi 11 septembre 2018

11 septembre


Mais où est la logique qui consiste à rattraper son retard ? Pourquoi payer ses dettes ? Combien de fois serait-il admissible d’être simultanément amoureux ? Binh-Dû n’a que faire de ces questions.
Où est passée la lumière du jour ? Pourquoi n’y a-t-il jamais assez de confiture pour farcir le petit pain au lait ? La pluie est-elle encore de la pluie quand elle a touché le sol ? Ah, voilà que ça devient intéressant.
Une jeune femme, doutant tragiquement de sa beauté parfaite, se fait percer les tétons pour y insérer deux petits cylindres de métal inoxydable. Les marchands d’armes n’ont pas de souci à se faire.
D’autant que l’air fraîchit. On ne sait plus comment transpirer, ni que faire de notre cou si vulnérable. Nos propres mains pourraient décider de le serrer à l’étouffade, et il n’y aurait plus jamais besoin de passer l’aspirateur.

lundi 10 septembre 2018

10 septembre


Il faudrait être un père Noël. Mieux qu’un magicien, quelqu’un qui apparaîtrait dans votre vie pour exaucer des désirs inimaginables. À en pleurer, c’est-à-dire que vous pleureriez et que Binh-Dû pleurerait avec vous. Là il serait content. Pour l’heure, il contemple une escalope de dinde mise à décongeler, le film plastique qui la protégeait a laissé sur la chair des rides prononcées, on dirait une plante de pied, d’un nourrisson ou d’un vieillard. Un magicien la transformerait en ce qu’elle était vraiment, et elle s’envolerait par la fenêtre.
Mais tout le monde ne désire pas voir des oiseaux bien découpés reprendre forme et vie, tout le monde n’a pas la nostalgie du père Noël, certains ont même horreur des magiciens, des clowns et du théâtre de guignol. Ou c’est plus subtil : le désir est non pas tant de soigner l’autre que d’éveiller son propre pouvoir de guérison. L’idée serait d’être suffisamment guéri soi-même pour pouvoir aider l’autre à se guérir. Son pas suspendu mène Binh-Dû le long du canal, où il discute de tout ceci avec une amie déterminée.

dimanche 9 septembre 2018

9 septembre


Ce serait un entêtement progressif, disons la comptine des dix petits scouts. Le premier a noué son foulard de travers. Le deuxième porte de grosses lunettes. La troisième a l’air de s’excuser – Binh-Dû lui pardonne. La quatrième ressemble sûrement à sa mère, dans sa jupe plissée. Le cinquième... Mais qu’est-ce que c’est que cette invasion ? S’il n’y en avait que dix, passerait encore, mais il y en a partout de par la ville, en groupes de deux ou trois. En plein apprentissage de la mendicité, et les braves gens s’arrêtent, leur donnent la pièce, repartent avec un calendrier obscène – des scènes paramilitaires et souriantes. Sans doute les chefs pubères des scouts appellent-ils cette opération une collecte de fonds pour leur paroisse, peut-être tiendra-t-elle lieu d’initiation à la vente – et les parents seront rassurés d’entrevoir ainsi le potentiel marchand de leur progéniture. L’affliction gagne Binh-Dû face aux enfants-soldats en uniforme. Les treizième et quatorzième, galons de chefs sur les épaules, ont presque l’âge des combats réactionnaires, un petit garçon s’immobilise, épanoui d’admiration pour les insignes et les chemises marron bien repassées. Binh-Dû sent l’indulgence qui l’abandonne, c’est alors que le bambin l’aperçoit, lui le métèque, débraillé, échevelé, à l’air mauvais ; son petit visage se décompose d’un coup, tout juste s’il ne se met pas à pleurer.

samedi 8 septembre 2018

8 septembre

La pluie attend que Binh-Dû pose le pied dehors pour se mettre à tomber. Tel un chien qui tourne en rond dans l’entrée, la queue battant les murs, tandis que son maître, lentement, interminablement, décroche son manteau de la patère, se saisit de la laisse et des clefs, vérifie qu’il n’a rien oublié, s’agenouille pour lacer ses chaussures – maudit clebs, on y va, j’ai compris, inutile de me bousculer ! Il y a toujours la crainte que le chien pisse dans l’escalier, un jour peut-être et ce sera mauvais signe, ultime rappel de ses années de chiot.
La pluie tombe de plus en plus dru mais c’est toujours l’été, il y a un point d’honneur à la recevoir tête haute, voire à renverser le visage et forcer un sourire. Son goût se mêle à celui de la peau. Un jour prochain, le geste révolutionnaire consistera à ouvrir la main vers le fruit mûr pendant de l’arbre plutôt qu’à serrer le poing – les arbres des villes portent-ils seulement des fruits ? Le chien s’enivre à présent des odeurs d’humus qui s’élèvent du sol. Toi, oui toi, l’homme ! Lâche la tête. Sois comme le chien. Alors affluera le sang de tes désirs.

vendredi 7 septembre 2018

7 septembre


Un scutigère véloce tente d’échapper au ramequin qui le surplombe, attention, si tu cours trop vite tu risques de te faire trancher en deux. La bêtise est l’observance inconsciente du simulacre. Une fois avalés par la bouche du métro, faut-il souhaiter ne pas se faire pincer très fort, vraiment ? Cela pourrait peut-être nous réveiller. Au lieu de cela, nous sommes véhiculés à notre âme défendant, notre corps souffrant, et notre esprit aussi qui ne comprend pas grand-chose à ce qui lui entre par une oreille et en ressort par l’autre. Simulacres la publicité, l’impulsion de consommation, l’emploi du temps, mieux vaudrait encore sucer des lépismes et piquer des araignées. Ou qu’on nous jette du haut d’un étage dans un bac à fleurs. Simulacres le sens de la vie, les arrangements de couple. Car après le métro, ce qui reste ne peut plus être qu’une compensation hallucinée de ce que nous avons souffert sans trop le savoir. Nous sommes des régiments de cadres qui ne peuvent plus voir au-delà de leurs limites. Nous sommes une procession de menteurs plus innocents que ne le sont leurs actes. Nos jambes nous attendent ailleurs.

jeudi 6 septembre 2018

6 septembre


Une mésange se pose sur les brins d’encens disposés comme des fleurs dans le pot de terre. Elle picore sans conviction, se rabat sur le fil du linge. Binh-Dû tolérerait qu’elle lâche une petite fiente, tant sa présence lui réjouit l’âme. Dans les rues avoisinantes les arbres sont alignés au cordeau, fraîchement élagués. Rien qui dépasse, de même on brûle les cornes des chèvres. L’arbre dans la ville est une tolérance, sous condition de bien se tenir, de n’être que ce qu’on voudrait qu’il soit. Et les enfants aussi on les mutile, « Va donner le pain aux pigeons ! » ordonne un père à sa fille. On les ordonne de la maison à l’école, en passant par le parc paysager où patrouillent les gardes sur leurs scooters électriques, attentifs à ce que personne ne déborde du gazon. Du théâtre de marionnettes s’échappent des cris de dénonciation. Ce qui importe, c’est d’être du bon côté du bâton, martèlent les collabos. De retour chez lui, Binh-Dû observe un moment le ciel menaçant, son linge est quasiment sec.

mercredi 5 septembre 2018

5 septembre


Dans le magasin coloré d’une rue blasée, deux jeunes femmes se prennent dans les bras l’une de l’autre. De l’autre on ne perçoit que la chevelure brune, l’une est plus identifiable : son visage se superpose au reflet du passant dans la vitrine. Quelques minutes plus tôt, le même homme récupérait, par-dessus un pupitre de marbre, le manuscrit d’un roman refusé. La jeune femme dont la chevelure n’est pas brune ressemble à l’homme dont le reflet se superpose à son visage, dans la mesure où elle éprouve elle aussi de grandes difficultés à composer avec son contexte. Souvent elle lui montre la voie d’une échappée qui tarde à s’imposer. Un peu plus loin, une femme enceinte traverse en biais, une expression satisfaite éclaire son visage. Comme si elle s’était trouvé un mari qui la dispense désormais de rencontrer d’autres hommes. Elle continue à voir ses amies, dont la plupart vivent également en couple. Dans le magasin, l’instant d’une étreinte a suspendu tout impératif de vente. La jeune femme de face vient de terminer un roman, refusé du vivant de son auteur, qui traite de la joie comme d’un art, l’homme qui passe le lui avait recommandé avant l’été. La joie est une force nucléique, à s’en brûler les vaisseaux. Binh-Dû ne craint pas les zébrures colorées.


[merci à Goliarda Sapienza]

mardi 4 septembre 2018

4 septembre


L’expérience abêtit. N’en déplaise à Binh-Dû, ou alors c’est que nous ne parlons pas de la même chose. Certes non, de quelle expérience parles-tu ? demande-t-il. Ce qui est une drôle de façon d’orienter la conversation, car enfin, si « certes non », comment désirer répondre à l’interrogation suivante, comment ne pas déceler une non moins certaine condescendance ? Mon goût de l’expérience n’exclut pas la condescendance, admet Binh-Dû, magnanime. C’est entendu, bien que sa prédilection aille plutôt à ce qui infuse dans le corps.
Mais tout de même, l’expérience abêtit, elle fait du futur table rase. C’est parce que tu crois encore au futur, rétorque Binh-Dû. La plupart des vieilles personnes n’ont plus guère d’intérêt à découvrir quoi que ce soit qui les concerne pourtant ou qui concerne le monde. Tu crois à la vieillesse et tu crois à la mort, déduit Binh-Dû, tes expériences en sont inévitablement faussées. Les histoires de voisins en effet ne mènent pas bien loin. L’espérance d’une vie humaine correspond peu ou prou à la durée de vie d’un cerisier. Force reste au noyau.

lundi 3 septembre 2018

3 septembre


L’empathie se précipite. Hâte de réactiver la hantise d’être quitté. Mais rien ne presse ! Chaque chose en son temps, comme disait le père de Binh-Dû en une sorte de soupçon prémonitoire du jour où il disparaîtrait aux yeux de ceux qui l’avaient connu, tel un magicien flamboyant joignant la parole à l’éther. Disait-il dans une tout autre perspective, alors que l’avenir semblait aller de soi. L’empathie déjà minait le bon sens. Ce n’est pas de toi qu’il s’agit ! faudrait-il se rappeler à intervalles réguliers, ainsi que chante un oiseau au printemps.
On ne songe pas à te quitter. Peut-être est-ce alors un sentiment voisin, il serait trop tôt ? Trop tard, ce n’est pas vraiment un problème pour Binh-Dû, juste une sédimentation. Le regret est atone, dépourvu d’anxiété, tandis que l’impréparation crisse dans les virages. Vite, vite, mais le pli est pris, l’anneau de Moebius s’étrangle en son centre et il apparaît alors que tenter de se ménager revient surtout à exprimer un épouvantable scepticisme envers la puissance du présent. Comme si Binh-Dû avait vécu une fois pour toutes et à jamais.

dimanche 2 septembre 2018

2 septembre


Jusqu’en quels lieux retirés se réfugier ? Quand tout ce sur quoi l’attention est attirée équivaut à une insulte, quand les coups sont portés sans relâche, pareils au martèlement d’une musique machinale ou d’une machinerie musicale, quand les organes crient silencieusement « Emmène-moi ailleurs ! Prends soin de moi sinon je meurs ! » Quand l’âme au diapason soupire « J’aurais tout donné pour toi. J’étais ton enfant chérie, ta mère et ton père. » Dans le cube opacifié les impulsions sensorielles entament le squelette, la poussière s’ajoute à la poussière.
Mais il faut bien vivre, rétorquera-t-on à Binh-Dû. Vivre, c’est-à-dire écouter les sons et les vibrations de cette musique nous pénétrer le corps, crier qu’on est content de lever en cadence les bras en l’air et de sautiller d’une jambe sur l’autre, ingurgiter des breuvages corrosifs qui sapent de notre existence la continuité, manger du sang coagulé, de la chair pharmaceutique et du pétrole aromatisé, baiser à pierre fendre, dormir comme on meurt et vomir au réveil, renfiler le costume pour cinq jours. Binh-Dû se souvient comme il enviait ceci, du temps de son immortalité.

samedi 1 septembre 2018

1er septembre


Ces histoires de supermarché... Déjà le préfixe qui pue l’arnaque... L’illusion, la misérable excitation, le dévoiement des enchantements... La réduction de l’homo economicus... Les appétits voués à l’écœurement...
Binh-Dû est à deux doigts (dans la gorge) de formuler un nouveau serment du pâté [cf 14 août]. Une résolution qui l’éloignerait de ces lieux de perdition, en substance cela dirait : « Des fruits et légumes sains dans un environnement sain ».
Car il sent qu’il s’abîme à force de déchirer dans les bacs les emballages de citrons, de tomates et de pommes biologiques, et de s’esquiver en catimini, et d’être repéré par un employé qui lui dit « Ce n’est pas bien, ce que vous faites ».
Car il ne veut pas devenir ce monsieur perturbé réclamant au caissier les quinze centimes de différence entre le prix en rayon et celui qui s’affiche. Prétendant être sagace et rire de ses propres grimaces. Oh non, ce ne serait pas super.