vendredi 30 novembre 2018

30 novembre


Jusqu’où avoir peur, hors de la matrice ? Hors de la matrice, c’est encore la matrice. Le soleil passe dans l’encadrement de la fenêtre, dans le chalet les lattes du parquet convergent en ligne de fuite. Quand la nuit sera tombée et toutes les portes refermées, la neige descendra recouvrir les arbres et les pelouses puis elle se transformera en pluie tombant des branches sur les bonnets. Mais pour l’heure Binh-Dû ne s’en doute pas. Il ignore également qu’il ira dans l’après-midi acheter du porc en batterie et des pommes ignifugées. Sur l’éventail des pollutions, certaines semblent accessoires. Vaut-il mieux déraper comme en rêve et s’encastrer sous une voiture ? Non, il se tient debout en chaussettes sur le parquet, derrière le trait de scotch, sous la mitraille et un second soleil artificiel. Son quant-à-soi au garde-à-vous cille à chaque crépitement, ainsi seulement aurait-il refusé le bandeau sur les yeux. Est-il si périlleux d’être convaincu de sa propre existence, preuve inscrite dans le viseur ? La salle est pleine pour la générale, les danseurs ressortent en moirures sombres sur le fond blanc. On retient son souffle à l’amorce des mouvements. Binh-Dû est sorti du chalet, il croise les doigts. Et puis il se détend, il sourit même en grand, personne ne le regarde.

jeudi 29 novembre 2018

29 novembre

La coalescence opère, en un phénomène qui échappe à la volonté. C’est ce qui se produit lorsque les conditions sont réunies. Une seconde auparavant le temps n’était pas encore venu, une seconde après c’est accompli. Binh-Dû allonge ses bras sur le dossier de son gradin, dans la salle plongée dans l’obscurité. Au centre, sur la scène, la danse avance en dégradés, tout concourt. Les matières passent aux tamis du métallique, du végétal et de l’animal, les qualités se précisent. Ne manque plus qu’un public, son souffle collectif dressera l’étamine.
Mais le public n’est jamais qu’un tournant de chemin, il y a tant d’autres choses à percevoir à chaque instant. Dans les replis organiques du cœur, tant de cavités, de couloirs, d’étonnements. On pourrait rester sa vie durant à ressentir l’oméga de la pulsation, Binh-Dû en serait bien capable, la nuit il pose l’oreille sur son bras, s’il est seul. Il rêve que son amie regrette de l’avoir quitté. Du cœur est inséparable l’esprit, ou alors il y a maldonne. La lumière tourne autour du soleil, perturbant le sens des proportions, sur la grève aucune vague même orpheline n’est inutile.

mercredi 28 novembre 2018

28 novembre

La tragédie intime de chacun, dont nul autre que soi ne prend la mesure, est d’avoir souvenir de jours plus lestes, aux traits moins marqués, et intuition d’une dégradation en cours. Binh-Dû ne voit pas le problème des inconnus qui l’entourent, hors l’instant peu reluisant. Mais eux savent qu’ils sont inscrits dans le temps, ils ont leurs propres images pour cela. Ils ont aussi, pour la plupart, celles de leurs parents, dans la rame qui précède. Ça les angoisse, ça et autre chose. Binh-Dû a la chance d’avoir atteint le dernier âge connu de son père, au-delà c’est l’aventure.
Dans son enfance, le circuit de train électrique n’avait pas besoin de faire des huit ou d’emprunter des voies de délestage pour être passionnant, un simple ovale un peu allongé suffisait. S’il restait toute une journée dans le tramway périphérique, la course du soleil en serait-elle troublée ? Autant partir tout droit vers l’océan, imaginer de suspendre l’irruption de la vieillesse, de prendre le bateau, de toucher les Amériques, de continuer éternellement... La dernière surprise sera de n’avoir plus envie, alors, sur le rivage, contempler l’horizon.

mardi 27 novembre 2018

27 novembre

Comme un devoir failli : le contrôleur de compteurs a frappé ce matin et Binh-Dû, échaudé par le souvenir confus de chiens, chats et voisins bondissant par la fenêtre dans sa garçonnière, a négligé de se lever pour ouvrir la porte. Il a préféré continuer à compter les pièces d’un jeu de mahjong dont le seul vice était l’infinité des solutions offertes.
Peut-être était-ce demain déjà, ou l’an passé, ou l’an prochain, tout dépend d’où l’on se situe sur la roue cosmique. Certains Parisiens empruntent tous les jours ouvrés à la même heure les transports en commun pour avancer dans le cercle, puis revenir en arrière, le soir venu. Ils s’immergent dans leur écran. Ils croient avoir gagné un peu de liberté.
Bien au chaud dans son landau, un bébé dort. Binh-Dû détaille le dessin de ses lèvres afin de réapprendre à sourire. La capote transparente qui isole l’enfant de l’affluence est constellée de gouttes de pluie, risque-t-il l’asphyxie ? À chaque arrêt du tram, Binh-Dû chaparde deux ou trois goulées d’oxygène. En sortant, la mère lui sourit, non sans séduction.

lundi 26 novembre 2018

26 novembre


Sa bonne amie et lui sont couchés dans des lits jumeaux plaqués l’un contre l’autre, elle dort, il pose la main comme par hasard sur son bras à elle, qui se rapproche, elle se rapproche à l’embrasser, elle l’embrasse. Elle le frappe, le repousse, « Ne refais jamais ça ! » Ou elle le frappe d’abord, « Ne refais jamais ça ! » avant de l’embrasser ? Ou c’est lui qui la frappe, juste un peu plus qu’une caresse, parce qu’elle lui a brisé une demi-douzaine de dents ? À moins qu’il ne craigne qu’elle le morde au terme de leur baiser ? L’absence est une violence.
Binh-Dû n’a pas le goût du sang. En plus ce n’était pas elle mais une autre, blonde ou brune c’est égal ? L’amoureuse qu’il aimait a disparu, à croire qu’elle ne l’aimait pas vraiment. Elle subsiste au-delà du cercle de pluie, espère-t-il, dans une liberté où il serait indésirable, et dans l’enclos de mots refermés. Il lui revient, à lui, de se taire. De ne plus exercer nulle puissance, seulement une secrète bienveillance. De ne pas même chercher à comprendre. De ne pas se défendre. De ne pas se permettre. Il lui revient de disparaître en miroir inversé.

dimanche 25 novembre 2018

25 novembre


Binh-Dû nettoie une quatrième éponge, étonné qu’il y en ait autant. Sans compter celle dont il se sert pour nettoyer les éponges.  Au moins n’a-t-il pas à leur faire de la place sur l’égouttoir, un coup de pression et hop, directement sur le plan de travail. À charge pour le propriétaire des lieux de repérer laquelle sert à quoi, la rouge déguenillée, les deux vertes dont l’une est bizarrement découpée, la bleue impeccable et celle trouvée dans l’évier parmi la vaisselle sale, mais était-ce la bonne, était-ce l’éponge à vaisselle ? Jusqu’où intervenir dans les habitudes des autres ?
Aurait-il dû laver le savon ? Il n’y a plus aucune feuille sur le cerisier. L’an passé elles étaient restées plus longtemps et le temps avait été plus froid. En avançant en âge Binh-Dû relâche ses principes hygiénistes, oiseaux en cage qui dressent le dresseur. Il ne se satisfait pas de rognures de thé en sachet mais il n’a pas besoin de thé, et surtout pas à heure fixe. Il n’a pas vraiment d’heure fixe. Il n’a pas besoin de ce qui lui manque. Et il pourrait se dispenser de faire une partie de mahjong solitaire qui lui ponctionne plus d’énergie qu’un battement d’ailes de canard sur le lac.

samedi 24 novembre 2018

24 novembre


Encore un jour anniversaire mais celui-ci passe trop vite pour exprimer de la façon la plus généreuse possible un ressentiment. Il y a suffisamment de choses à faire, ne serait-ce que glisser entre les gouttes. Pendant la nuit, Binh-Dû à rêvé très précisément de la consistance de la glace dans le compartiment dédié du réfrigérateur, comme si observer le dégivrage équivalait à surveiller la cuisson d’un plat. Il s’est réveillé dans la peau d’un Esquimau moderne, il lui restait encore une moitié de sommeil à effectuer mais il s’est rendu pieds nus dans la cuisine pour débrancher l’alimentation du frigo, eh oui, il est comme ça. Il rêve, ensuite il obtempère. Et puis il se recouche et se rendort, l’âme en paix. Heureux bonhomme. Dans le théâtre le noir est fait. Les coulisses sont un labyrinthe aux lourdes tentures, il faut croire que derrière l’une d’elle se trouve une poignée à abaisser, une porte derrière laquelle la lumière sera. C’est la magie fameuse, toujours revérifiée. De même les affres à moins d’une semaine de la première, que faut-il en révéler ? Cela ira, aussi vrai que la neige fond la bobinette cherra, et tout recommencera.

vendredi 23 novembre 2018

23 novembre

Et l’averse enserre dans l’allée. Un porche ouvert accueille deux pieds mouillés, une tête d’où perle le surplus de pluie (ce qui ne fertilisera pas sous la peau l’humus-cervelle). Binh-Dû éternue une goutte au bout de son nez. Il reste sur le seuil, derrière lui le passage s’ouvre sur une cage d’escalier et une cour fermée, l’odeur de bois humide et de salpêtre invite à l’aventure – mais il ne recherche pas l’aventure. Un ours pourrait sommeiller au fond de l’antre. À l’extérieur, un figuier aux feuilles tardivement caduques frémit d’un millier de souvenirs. Et cela n’en finit pas de tomber.
Des créatures bombées passent, on les distingue à la couleur de leur parapluie. Très peu de ceux-ci sont colorés. Les voitures n’en finissent pas de rouler dans l’avenue voisine, ni les autobus, et dans les immeubles aux alentours les perceuses de percer. On ne s’entend plus pleuvoir ! déplore Binh-Dû, les joues ruisselantes. Comment s’étonner que les oiseaux aient déserté ? Il se tient sur la demi-marche du seuil perché, il évalue l’épaisseur du rideau liquide, penche son visage pour évaluer la course des nuages. Impossible, sinon, à l’oreille de savoir sur quel pied danser.

jeudi 22 novembre 2018

22 novembre

La plupart de nos entreprises relèvent d’une pulsion de diversion. Pourquoi, sinon, faire tout ce que nous faisons ? Pourquoi ces maisons, ces voitures, ces passions, pourquoi ces avions ? Pourquoi ces grands magasins ? Pourquoi ces livres qui prennent une vie à écrire, qui se lisent à l’occasion d’une insomnie ou d’un désœuvrement ? Pourquoi les guerres – mais là, Binh-Dû est conscient de céder à la facilité – pourquoi la conquête amoureuse – il aborde à présent les rives de la mauvaise foi. Par les rues les gens s’agitent.
Dans son réduit la vendeuse se réjouit de la température extérieure, comme si crever réchauffés était un meilleur sort. « On croirait une journée de printemps ! » s’exclame-t-elle, et Binh-Dû qui vient du dehors acquiesce en souriant. Il empoche l’agenda de l’année prochaine, sans doute cela prédispose-t-il à concéder un peu d’optimisme. La plupart d’entre nous semblent prisonniers d’une destinée indolente, jeter la pierre est contre-nature. Pendant ce temps, ceux qui dansent ne se privent pas de renverser les pôles.

mercredi 21 novembre 2018

21 novembre

Tout ce qu’il ne faudrait pas. Tout ce qu’il faudrait : canaliser l’obsession. Comme cette femme qui répète inlassablement ses pas de danse et aussi bien ceux de non-danse. Toujours en proprioception, chaque geste conscient des muscles correspondants, du jeu des articulations, du souffle qui accompagne. À tout moment saisir l’occasion d’un étirement, et même sans musique sauter sur ses pieds, devenir liane ou animal. Binh-Dû est happé par une vague vulvaire, il a le temps de penser « Cette fois je vais vraiment mourir » avant de se reprendre in extremis.
Même pas le temps d’avoir eu peur, ni le besoin d’un soulagement. Il est toujours vivant, soit, l’histoire continue. Comme ce couple qui descend la rue, jamais vus encore dans le quartier, l’homme porte la barbe courte et la femme une lampe de chevet à abat-jour. N’est-ce pas poignant ? Précisons que la nuit est tombée, il fera bon rentrer chez soi. Binh-Dû dans cette même rue espérait que ses épais rideaux conféreraient un peu de chaleur à la chambre où il emmenait son amie. Cela se passe quand le vent souffle. Ce soir il ne peut compter que sur sa propre chaleur.

mardi 20 novembre 2018

20 novembre


Dans un souci de promptitude et d’efficacité gestuelle, Binh-Dû s’est élancé vers la porte de la salle de bains, lustrant d’une glissade fendue le parquet. Il s’est rattrapé à la poignée, a ouvert vers l’extérieur, s’apprêtait à atteindre le carrelage quand sa chaussette s’est accrochée à un clou dépassant subrepticement de la porte, rabattant violemment celle-ci sur le torse en plein élan.
C’est dommage, alors qu’il avait justement l’intention, non seulement d’être vif et précis, mais aussi de revenir à des considérations d’ample respiration, plus factuelles, une matérialité de danseurs modèles relevant ici un bras, là une jambe, affinant le tableau, orientant les regards, de plain-pied avec la réalité de l’extra-quotidien – mais sans heurt, en douceur !
Au lieu de quoi, Binh-Dû se blottit contre le radiateur, n’osant plus trop bouger. Il ébauche une paresseuse théorie de l’effleurement, susceptible de revisiter tout le parcours d’une existence. Il a vaguement faim, l’image lui vient d’un pot de yoghourt aromatisé à la framboise, à moitié entamé, dans lequel une chenille aveugle attend que lui poussent des ailes.

lundi 19 novembre 2018

19 novembre


Au sein de l’alcôve ça ne capte pas. Rien ne passe, hors le temps. Le téléphone n’est plus qu’une radio cherchant en vain des stations FM. Mais Binh-Dû se doute que les messages s’accumulent, l’inquiétude causée sera impardonnée. Faudrait-il fuir sur un autre continent, en compagnie de cette femme qu’il n’aime ni ne désire ? Elle sourit sans joie. À l’intérieur de chacun de ses bras, sur la peau tendre est tatouée une estampille, telle une marque au fer attestant du propriétaire. Le notaire parle en anciens francs, sans doute pour se donner du cachet ou gonfler la note, il y en a pour des millions. Ce qui ne signifie pas grand-chose. De toute façon, la question ne se pose plus de vendre ou non, mais de tolérer la perte, nous vivons sur des mythes depuis que nous avons perdu la foi. La femme aux bras tatoués sort de son sac une lettre qu’elle a reçue, stipulant que son logement de fonction a été réattribué, elle ne sait pas ce qu’elle va faire. Elle l’envie, lui, Binh-Dû ?! Mais cela ne pourra pas durer éternellement, les cœurs s’usent à courir sans nulle chance de gagner ; en fin de compte le téléphone grésille une présence stellaire.

dimanche 18 novembre 2018

18 novembre

Les feuilles mortes jonchent le sol comme un tapis d’apparat, comme si la lumière du soleil, tamisée par les frondaisons, s’était déposée sur la terre, variation parmi celles incluant la neige, la tristesse ou la joie. Bref, c’est l’automne. La saison des disséminations inversées.
Comment vivrions-nous la disparition de nos sujets d’admiration, tous ces êtres qui, par la grâce de leur célébrité, peuplent notre imaginaire, ces références qui s’appartiennent si peu désormais qu’on ne peut s’empêcher de trouver ressemblance dans les corps, les intonations de tel ou tel de nos proches ?
Comment vivrions-nous la décimation ? Tomberions-nous au sol, chacun à sa manière, les genoux qui fléchissent, le bras qui retient, la tête qui cogne ? Nous endormirions-nous, seule parade possible pour amortir le choc ? Aurions-nous à ce point horreur du vide que nous désignerions aussitôt d’autres idoles ?
Dans la forêt, la pente trace un raccourci sur lequel Binh-Dû se laisse glisser, il arrivera aussi vite en bas que les familles à roues et à roulettes au terme de leurs circonvolutions. Il aura évité moult passages obligés. Il finira fier, comptant ses bleus. Il ouvrira ses rideaux à la lune.

samedi 17 novembre 2018

17 novembre

Il arrive qu’il faille lever le doigt pour répondre. Ou plutôt qu’il faille répondre en levant le doigt ? Ou est-ce histoire ancienne ? Le secret pour garder une haie bien taillée est de la tailler souvent. Binh-Dû devrait faire pareil avec ses cheveux. Avant qu’ils ne lui tombent sur les yeux. Le sommeil est une protection, la première vision à la levée des paupières est le disque aveuglant du soleil.
         Branle-bas, le regard se carapate au fond du terrier, où la lumière n’entre pas et l’air est confiné. Binh-Dû se verrait voyant d’alerte, à un autre niveau que l’ordinaire de l’humanité, résiduellement humain, maladroitement animal, peureusement végétal, quasiment pierre et sur cette pierre suinterait la rosée du tombeau. Il se sent adverbial. Marmoréen il se tient droit sur sa chaise.
          Il faudra plus qu’un discret signe de l’auriculaire à l’attention d’un cercle d’yeux baissés pour qu’il ose exprimer sa démangeaison. Davantage qu’une lévitation pour qu’il se décide à croire. Il doit agrandir la photo pour y reconnaître qui de droit, la justice immanente se fait attendre même au sein d’un aréopage sorcier. « Ai-je ma place parmi vous ? », telle est la question tenaillant le cœur du silence.

vendredi 16 novembre 2018

16 novembre


Quand il était à l’âge des examens de passage, Binh-Dû rêvait de remplacer la complexité des apprentissages par une performance aussi simple que de courir plus vite. Il y aurait une ligne d’arrivée à portée de vue, un signal de départ, un chronomètre, et en une poignée de secondes ce serait réglé. Adversaires en option, "plus vite" suffirait. Il était rapide. Dans ses rêves il ne touchait pas le sol. L’une des danseuses est si légère qu’on voit toujours l’air sous ses pieds, elle n’est même plus une danseuse mais la danse en soi. Binh-Dû ne comprenait pas qui il était. Il constatait l’intelligence dans sa contemplation, sa retenue, sa mélancolie, son désespoir. Tout autant que la bêtise abyssale qui se révélait dès qu’il ouvrait la bouche. Alors il se taisait, conscient que c’était la meilleure manière de tromper son monde. L’un des danseurs vient l’inclure dans le groupe, comme s’ils faisaient œuvre commune – les joyeux et le regardeur. Les nuits, Binh-Dû retourne souvent à l’époque des examens, il est en retard, il a oublié. D’autres fois il mène des discussions pétillantes avec de parfaits interlocuteurs. La complexité n’est plus un ennui mais une jouissance élevée. Il s’éveille. Il a encore de l’espoir.

jeudi 15 novembre 2018

15 novembre


Il y a de bonnes raisons pour qu’il ne soit pas devenu célèbre hier (Binh-Dû se console). Ceux qui se retrouvent à la place qu’il convoitait l’ont voulu davantage. Ils ont davantage fait ce qu’il fallait. Et ils l’ont mieux fait. La consolation pour Binh-Dû se résume souvent à évaluer la justice d’un événement afin de concéder sa propre défaite.

(Un jour peut-être la femme qui l’embrassait l’automne dernier au milieu des chants et des échos reviendra vers lui, inquiète qu’il veuille toujours la prendre dans ses bras, regrettant de s’être éloignée, il lui dira que c’était le mouvement de l’histoire, et tout sera parfait, et ils sortiront ensemble du brouillard... Mais non, ce n’est pas elle qui lui adresse un texto à minuit.)

Évaluer la justesse d’un mouvement afin que la beauté l’emporte. Dans la salle de danse, le soleil trace sa course sur les murs. Une règle graduée en plastique porte les marques de coups métronomiques portés contre les montants de la chaise, cinq, six-et-sept, et huit ; les prochaines lignes de partition seront sismographiques.

mercredi 14 novembre 2018

14 novembre

Binh-Dû espérait bien devenir célèbre aujourd’hui mais ceux qui, de cette aspiration, auraient pu lui faire l’aumône en ont décidé autrement. Il est renvoyé à ses pénates, les portes d’un monde idyllique se sont refermées, qui ne se rouvriront pas de sitôt. Restent les fenêtres bien sûr, ou un trou dans le grillage, derrière la haie. Ou l’idylle suivante sur la route ?
Cela lui rappelle une histoire de chiens. À une époque, Binh-Dû pensait en chien au moindre prétexte. C'étaient des êtres sympathiques, pas contrariants, affectueux, misérables, sincères, demi-sauvages, des substituts de premier choix. Il s’identifiait à ce qu’ils subissaient. Mais il n’avait aucune tendresse pour eux, curieusement.
Que la sexualité puisse être une fin en soi ne lui a jamais non plus traversé l’esprit. Binh-Dû est trop sentimental. Ou alors il aurait fait carrière, des fans indésirables lui auraient demandé des autographes érotiques. Au lieu de quoi il se languit. Il n’envisage pas d’embrasser toute une chacune, sans parler d’un chacun. S’il était célèbre, il se prendrait moins au sérieux.

mardi 13 novembre 2018

13 novembre

Comme un remuement de poussière interrompu. Elle retombe jusqu’à l’impulsion suivante, pendant ce temps le vent arrache de leurs branches la moitié des feuilles jaunes et rouges qui se laissaient vivre avec indolence, au jour le jour, encore un peu de sève pour ne rien attendre mais profiter du ciel, des oiseaux, même des humains qui passent en-dessous, encore un peu de longueur aux souvenirs d’été. Et l’on s’imaginerait ne pas devoir perdre une seule minute qui vaille, malgré l’ouverture de l’ellipse, et l’on apprendrait enfin la confiance.
Les deux hommes assis à trois rangées de distance dans la salle de cinéma ont adopté sans se concerter la même posture en S, observe Binh-Dû. Les sièges prédisposent, et sans doute une tendance masculine à l’avachissement. Leurs compagnes ont la tête qui dépasse. Ce qui n’est plus le cas dans le bar où, sans se connaître, tous les couples se retrouvent. Les avis sont partagés, mais là où flottait naguère la fumée des cigarettes quelque chose d’induit se dégage, qu’on aurait tort de prendre pour de la solidarité. Juste un air du temps, prudent.

lundi 12 novembre 2018

12 novembre


Sur la chaise placée de biais au centre de la pièce a été posée à plat une photographie formant losange. On y voit la chaise au centre de la pièce sur laquelle est posé un appareil polaroid. Les impossibilités relèvent de la perspective que le regard apporte. Déjà Binh-Dû est passé à autre chose, un autre temps sans corrélation logique. Il danse la java avec une femme petite, tous deux rivalisent d’énergie. À considérer les danseurs alentours, c’est lui qui est anormalement grand, son sexe tend le tissu de ses pantalons à cent-trente-cinq degrés.
La faim nous tire par les tripes. Puis elle s’enroule autour de notre ventre, bientôt l’on bâille puis les jambes lâchent. Que le pouvoir des rotations nous préserve de l’effondrement, songe Binh-Dû dans un dernier effort. La lucidité pourtant ne le déserte pas, au contraire elle s’avive, aussi claire que l’eau du lac serti dans la grotte où pénètrent au milieu du jour de miroitants rayons de soleil. Réverbérée d’on ne sait où une voix chuchote "Ne deviens pas le complice de tes douleurs". Un mouvement renaît du prochain souffle.

dimanche 11 novembre 2018

11 novembre

Sauf que la force des habitudes rejoint celle des inerties. On commémore des aplatissements en fond de tranchée, des baïonnettes déchireuses d’utérus, des proclamations ronflantes qu’aucune divinité du tonnerre ne s’abaissera à anéantir, jamais, jusqu’à ce que la Terre elle-même se révolte ? Alors elle nous régurgitera et nous pataugerons dans nos regrets amers, éternellement ravalés. Comment pourrait-elle supporter indéfiniment les blessures infligées, arbres arrachés, implants métalliques, acides infusés ? L’eau gâtée, l’air asphyxié ? La Terre se souviendra.
Et Binh-Dû ferait bien de croire à la mémoire du corps. Le sien, porteur d’autres mémoires, voire de mémoires rêvées. Ses membres répondent instantanément à ses désirs enfouis, le propulsent au-dessus de la mêlée. Un chatouillement aux extrémités dessine la carte sensationnelle de sa puissance. Ne reste plus qu’à redescendre. En bas attendent d’autres assoiffés, encore emberlificotés dans leur duvet. Le corps sait comment s’extraire, la tête, un bras puis l’autre, et le reste suivra. À la fin la bouche s’entrouvre, la langue cherche le sein.

samedi 10 novembre 2018

10 novembre

Tandis que la perspective d’une survie sauvagement naturelle bouclerait plus élégamment l’histoire. Il y eut un commencement et il y eut une fin, mais les héros, fatigués certes, n’auront pas démérité. Jusqu'au bout ils auront lutté contre l’adversité (ce qui est tout de même la moindre des choses, non ?) Toujours mieux que de dégénérer en crétinerie. Ce qui manque désespérément, c’est le plan général. Que se passe-t-il après ? Lorsque tous les temps se sont confondus, à ne plus se comprendre sur un continuum, où émergeons-nous ?
                Les couloirs du grand hôtel ne sont plus seulement un labyrinthe dont la solution attend au fond d’un coffret caché dans l’une des chambres du haut. La bonne odeur du pain ne mène pas nécessairement au fournil. Et s’il faut se faufiler entre des murs resserrés, le risque de se retrouver piégé dans une métaphore ne supplante pas celui d’étouffer à l’indicatif. Le boulanger a aussi la main verte pour les plantes en pot, les voitures lancées à pleine vitesse contournent prudemment l’enfant. Binh-Dû peut s’habiller comme les jours précédents.

vendredi 9 novembre 2018

9 novembre

Il se hâte sans se préoccuper de la direction. Dans les rues de Paris, la nuit, il faut donner l’impression qu’on sait où l’on va. Arrivé à l’une des portes de la ville, Binh-Dû s’aperçoit qu’il est parti à l’opposé de là où il voulait se rendre. Bientôt il n’y aura plus de métro, il s’engouffre dans la bouche. Il grimpe au hasard dans le dernier qui part.
Mais où Binh-Dû voulait-il aller ? À cette heure il ferait mieux de rentrer chez lui. En cette saison où l’on ne dort pas sur les plages. Il se souvient, il désirait se promener parmi les crabes à Mahabalipuram. Il ne se souvient plus du tout s’il s’agit d’un souvenir ou d’un rêve ou d’encore autre chose qui n’est tout de même pas à portée immédiate.
Choisirait-il l’éternité auprès de la femme aimée plus qu’aucune autre au monde, ou préférerait-il poursuivre l'inconstante aventure du vieillissement ? La réponse ne va pas de soi, de même le lapin aux pommes de terre n’a pas le même goût selon qu’on le cuisine en cocote ou à la poêle. L’éternité ne laisse d’autre issue que le suicide, est-ce désirable ?

jeudi 8 novembre 2018

8 novembre

La vieillesse commence quand on ne se demande plus à quoi employer son temps. Certains s’y prennent très en avance. Binh-Dû trouvait judicieux de se rendormir dès qu’il avait une heure ou deux à sa disposition – il avait entendu dire que les os poussaient mieux en position allongée. Il n’est pas très grand et se tient sensiblement de travers.
Ceci dit, rien ne lui interdit de prétendre. Les corbeaux cherchent des graines sur la pelouse tondue pour l’hiver, lui avance à grandes enjambées comme s’il avait vingt ans et des soucis graves plein la tête, un avenir à construire, un passé déjà qui s’effiloche, sa bonne amie qui ne sait plus ce qu’elle veut, ses parents qui le briment.
Mais il aurait trente ans aussi bien, quelle réussite ! Tous ses rêves accomplis et encore de l’espérance à revendre. Ou d’autres vingt ans bien mieux épanouis, il suffit de le voir pour y croire, regardez-le ; croyez-le. Ses chemins de traverse rencontrent vos désirs, votre histoire sera la sienne, par la force du mensonge il conquerra la confiance.

mercredi 7 novembre 2018

7 novembre

Le tigre qui feulait dans l’enclos déploie soudain son corps et de ses griffes déchire la poitrine de Binh-Dû. Cela ne fait pas aussi mal qu’on pourrait le croire, c’est même libératoire en un sens, mais cela n’en reste pas moins effrayant. L’irruption du drame, issu du ludique. Depuis qu’il a perçu la sauvagerie folle dans l’œil d’un chat, Binh-Dû se méfie.
S’il avait attendu de côtoyer des chats pour se méfier... Dans sa jeunesse, il montait en courant au sixième étage pour échapper à des poursuivants imaginaires. Il collectionnait les clefs. Il s’entraînait à ne pas respirer. Il souriait plus que de raison. Ses animaux en peluche étaient marqués d’un disque de feutre rouge fluorescent apposé sur le front.
Vous n’êtes pas si énervé, lui affirme sa "référente" en lui serrant la main. La remarque est aimable, conclusion d’un entretien qui s’est déroulé selon des standards acceptables. Certes, il pourrait davantage manifester ses désaccords. Enfant déjà, il ne savait pas trépigner, hurler ni casser des objets. Il filait droit. Il allait se coucher, rattraper du sommeil en retard.

mardi 6 novembre 2018

6 novembre

Dans sa jeunesse Binh-Dû était camé. Il se souvient, il s’était rendu maître de ses shoots, ce qui revenait à en être tout à fait esclave. Il aurait prétendu gérer, comme ses pairs. Il lui fallait sa dose, entrer dans l’état, ensuite il se sentait fort, capable de doubler, de troubler, d’épuiser le produit, et même mourir il n’en avait plus peur.
Ainsi jugulait-il la colère, ainsi noyait-il le désespoir. (Il était dramatique, il l’est toujours quand il évoque cette période. On est pour toujours un drogué une fois qu’on l’a été.) La colère frappe encore aux parois de son cœur. Il rechute, par sollicitude envers lui-même – ne sois pas si dur avec toi, laisse-toi aller, fais-toi plaisir...
(On ne vieillit pas dès lors qu’on est mort une première fois.) Les nouvelles douleurs de Binh-Dû lui apprennent qu’il n’est pas éternel. À celles-là il oppose sa farouche volonté de jeunesse. Mais le revers du revers est un miroir qui lui est tendu, seras-tu enfin de ton âge ? Jamais ! fanfaronne-t-il. Alors le drame manque de virer au tragique.

lundi 5 novembre 2018

5 novembre


Les averses tombent et remontent, lavant le ciel. Ces rues étaient le territoire d’un ami que Binh-Dû a connu et qui est mort. C’est insensé de se souvenir à quel point il était vivant en un temps toujours à portée de main (suffit qu’on se retourne). La continuité du temps de Binh-Dû ne saisit pas ce phénomène. Un peu plus loin, un séquoia multicentenaire déborde sur le trottoir. Comme un gros homme alerte qui prendrait de plus en plus en plus de place, impossible à ignorer, compliqué à contourner. Les premiers avions de France, paraît-il, se repéraient à sa hauteur déjà imposante – les aviateurs ne sont plus là pour démentir la légende. Binh-Dû se faufile dans les passages étroits en jouant des épaules. Il laisse passer un motocycliste vêtu de vache tannée, dont la bonne amie enserre la taille. Quelques mèches s’échappent du casque. Depuis qu’il s’est coupé les cheveux, Binh-Dû n’attire plus le sourire des femmes. Mais il se sent moins ridicule, a-t-il gagné au change ? Il lui semble avoir rajeuni du scalp, ce qui confère un air étrange ; à son approche, les oiseaux qui piaulaient dans l’épaisseur d’un feuillage persistant subitement se taisent.

dimanche 4 novembre 2018

4 novembre

C’est un oiseau doré qui frappe au carreau. De son bec recourbé, nulle vanité excessive, juste la proposition d’une présence. L’idée d’une récompense. Et l’histoire pourrait s’arrêter là, aussi brève qu’elle fut. Des oreillers de cheveux coupés sur une seule tête durant toutes ces années et l’on ne s’en trouverait pas plus avancé. Ni mieux reposé.
La caisse express ne délivre plus que des rubans de papier vierge. Face à son capot ouvert l’humanoïde semble avoir perdu un œuf. Clignote un clignotant, puisque telle est sa fonction, l’humanoïde porte des lunettes et une coupe rase de militaire en pré-retraite. Trois bananes pour zéro euro et quatre-vingt-douze centimes, il faut le savoir.
Le moins possible suffit. La destination, par exemple, est une information superflue. Les liens d’amour, d’amitié ou de défiance ne sont pas aussi déterminants qu’on pourrait le croire. En revanche, la question est cruciale de comprendre pourquoi la vitre ménage un jour par où entrent les abeilles. Et pourquoi ouvrir grand la portière plutôt que de fermer les yeux.

samedi 3 novembre 2018

3 novembre

Binh-Dû ne se sent plus de... De quoi ? De joie ? Va-t-il se mettre à croasser, à battre ses flancs de ses bras ? Pour sûr, il pourrait en faire un fromage, de ce courrier portant en toutes lettres les mots « excellente nouvelle ». Alors la joie, oui, en un sens convenu, nullement patareligieux – plus prosaïquement une euphorie. Un yoda lui adresse depuis la montagne son approbation, depuis la montagne on aperçoit les arbres de la plaine et celui de Binh-Dû s’y distingue, et Binh-Dû est encouragé à étirer encore ses branches.
Gare à la vanité, au début on vous complimente et très vite vous lissez vos plumes à votre propre salive. Pour autant, de nouvelles perspectives s’ouvrent ; où porter à présent une espérance propitiatoire ? (Binh-Dû est conscient de son prisme mystique, de même cède-t-il volontiers au charme puissant de la désuétude.) La question est rhétorique, sur un pense-bête la liste est faite. Pour l’heure, en ce début novembre adouci où le cerisier porte toutes ses feuilles, la fenêtre ouverte incite aux virevoltes ascendantes.

vendredi 2 novembre 2018

2 novembre

Ils se tiennent au milieu du carrefour, elle le regarde s’en aller et Binh-Dû sait bien ce qu’elle pense. Elle désapprouve. Elle déplore. Elle regrette. Elle s’attriste pour lui, qu’il continue à croire à ces fariboles patareligieuses, et qu’il reparte s’enfermer pour une nouvelle « retraite », qu’il s’imagine toujours avoir une vérité à découvrir. Her face is of a splendid depth.
Mais elle ne veut plus qu’il contemple son visage, du moins pas tant que le risque demeure de se perdre dans son regard à lui. Loin d’ici, sur un continent insulaire, une autre femme sort de l’eau, c’est le printemps, au soleil le sel sèche vite sur la peau. Elle rit, et sa petite fille accourt se blottir dans ses bras. C’est une femme aimée, née pour le rire, qui revient à la vie.
Y a-t-il rien de plus simple que d’aller à la rencontre des êtres qu’on aimerait ? Une chanteuse parmi d’autres, par exemple celle-là garde le sourire même quand elle parle, nul doute qu’elle en gratifierait Binh-Dû. Puisqu’elle n’a pas connaissance de son existence c’est lui qui devra faire le premier pas, enclencher l’évidence. Il hésite encore, la foule du carrefour l’enserre.

[merci à Léopoldine]

jeudi 1 novembre 2018

1er novembre

            Binh-Dû réfléchit à ce qu’il demandera, quel vœu précis lui vaudra d’être exaucé. Car il ne suffit pas de balbutier l’amour, la santé, le bonheur, tel le premier ingénu venu.  Il a fermé les yeux, rien ne presse, il occupe une bonne position dans la file d’attente immobile. Mais n’est-ce pas son train qui arrive soudain et fait vibrer le plafond du sous-sol ? Vite, Binh-Dû se dégage, gravit quatre à quatre les marches menant au quai, la sonnerie retentit, les portes se referment, il pourrait encore s’agripper au dernier wagon... Mais non, la destination affichée n’est pas la sienne.
            Autant se demander pourquoi les femmes le quittent. Lui, si amoureux, si attentionné, si prodigue de son temps et de son écoute. Si drôle aussi, toujours le mot pour rire ! Tu donnes le sentiment de vivre à côté de ta vie, au début c’est séduisant puis cela devient angoissant. Ne lui a-t-on jamais dit. Tu entretiens une forme d’indépendance à toute épreuve, comme si on ne pouvait pas vraiment t’atteindre, et en même temps tu n’exiges rien, c’est déroutant. Ne lui fut-il pas vraiment reproché. Puis-je te faire confiance ? À quoi il ne répondit pas de façon convaincante.