jeudi 31 janvier 2019

31 janvier


                Il ne s’agit pas de jouer au plus fort et pourtant il y a erreur. Peut-être est-ce de se croire plus malin (évidemment, c’est du pareil au même, suffit de délocaliser les muscles). Quoiqu’il en soit, il y a oubli des vertus de la main tendue. Il y a scepticisme, erreur sur les personnes, irradiations glacées dans la moelle, bâillements déchirants. Il y a la peur que génère la honte. Binh-Dû trace sa signature avec nervosité, comme si la rapidité était une preuve. Il lutte si souvent contre sa lenteur... Il se réfugie sur le plat-bord dans l’espoir insensé de peser moins.
                Au moins, quand il se retrouve dans l’eau, a-t-il évalué vers quelle rive la distance est la plus courte. Le fleuve se hâte comme ne saurait le faire un océan, mais ce n’est jamais qu’un fleuve. Une parfaite métaphore de la diagonale temporelle, à bout de forces Binh-Dû se hisse, ruisselant, sous le regard peu concerné des pique-niqueurs. D’entre tous les fuyards celui qui portait le moins d’espoirs, est-il le seul survivant ? Ou bien Corpus et Alma sont-ils quelque part à l’épier, arrivés avant lui, attendant sur une nappe à carreaux que le soir tombe ?

mercredi 30 janvier 2019

30 janvier


                Il désire tant être adoré ! N’est-ce pas ainsi que les choses devraient être, bien carrées, irréprochables, indubitables ? Binh-Dû apparaissant dans sa splendeur, et  ceux qui ont des yeux pour voir se retournent sur son passage, ceux qui ont l’honneur d’avoir été par lui élus rivalisent de prévenances, se confondent en gratitude, ceux qui pourraient prétendre se hissent au plus haut d’eux-mêmes. Celles surtout, pour être franc. Et lui, magnanime, conscient qu’il n’y peut mais d’être si merveilleux, dispense ses bienfaits.
                Pour commencer la barque est percée. Alma se prend la tête entre les mains, Corpus se la cogne contre un arbre. À s’entêter ainsi il creusera une nouvelle embarcation directement dans le tronc sur pied, il n'aura plus alors qu'à faire basculer l’arbre à l’horizontale et tailler les finitions avec ses dents. Mais ce n’est vraiment pas réaliste, si ? Ensuite, le fleuve charrie toutes sortes de débris meurtriers. Enfin, il semblerait que personne ne les ait suivis. Personne ne les menace. Seul Binh-Dû les observe, un air avisé sur le visage.

mardi 29 janvier 2019

29 janvier


                Dans les villes nous piétinons la lymphe de la terre – et sans même d’allégresse. Nous ratiboisons les arbres qui filtraient nos fumées. Nous farcissons nos cerveaux de gras – comme s’ils n’étaient pas déjà assez spongieux ! Nous accomplissons mille miracles aussitôt dédaignés. Nous nous grattons la peau sans nous demander pourquoi ça gratte. Nous oublions nos anciennes bonnes habitudes, remplacées par des succédanés – personne n’y gagne au change. Nous nous lamentons de même que nous rions, par commodité. Nous fuyons de toute part.
                Corpus et Alma sont en passe d’atteindre le fleuve. Alma marche devant, la proue de la barque retournée lui fait comme un casque sur la tête, tandis que Corpus porte la poupe aussi bas que possible, au bout de ses bras immenses. Il marche de biais, un peu voûté. Ça y est, ils sont arrivés. Ils vont pouvoir mettre des méandres entre eux et les affamés, d’ici peu rejoindre l’estuaire et de là disparaître derrière l’horizon. Binh-Dû a-t-il un commentaire à faire ? Une prédiction ? Attend-il sur le ponton où tout n’est pas aussi simple qu’espéré ?

lundi 28 janvier 2019

28 janvier


                Vivre vite et beaucoup, quel programme de feu ! La terre brûle sous les pieds qui s’envolent. L’étang ne se ressemble plus depuis la dernière fois, on distingue la ville derrière les arbres. « Ne pas stationner », proclame un écriteau rouillé sur la porte de la grange, pour le lire il faudrait s’approcher et courir le risque d’être englouti par le sol boueux. Ne resterait que le pompon d’un bonnet de laine qui intriguerait les poules. Un canard se carapate vers la rive, persuadé que l’air finira par le soutenir. Un ex-poète pleure ses membres amputés.
                Binh-Dû adapte son régime. La surchauffe le guette sous la couette. Il est disposé à admettre que se remettre en position verticale favoriserait la descente du sang depuis sa tête jusqu’aux petites veines qui irriguent ses plantes, qu’un grand verre d’eau serait accueilli favorablement par son système, qu’afin d’arriver à point il est au moins nécessaire de se mettre en mouvement. Il n’est pas ignorant des mécanismes vertueux d’entraînement. Il est conscient également que les jours se retirent si l’on reste en deçà des propulsions de la lumière.
                Mais est-ce sa faute si les tabulations de ses fichiers ne tiennent pas en place ? La bruine fait descendre les humeurs tout en aplatissant les épis. Les pies jacassent sur le faîte de la grange, contestant le progrès des connexions wifi – que reste-t-il à voler si même la lumière se dématérialise ? La crue menace. Dans les campagnes où les enfants grimpaient aux arbres pour cueillir les fruits les plus juteux, on verra passer des barques patientes, maniées à la perche, et on pêchera l’alligator. Les enfants, toujours eux, y verront des dragons déchus.

dimanche 27 janvier 2019

27 janvier


                Ce chien n’en est pas un puisqu’il parle, de surcroît il n’a rien d’intéressant à dire. Binh-Dû se fait tout petit sur le gradin pour inciter l’orpheline à s’asseoir à son côté. Cette place est idéale, on a vue frontale sur la scène, et lui-même est d’une épaisseur si réduite que l’héritière pourra prendre ses aises, déborder un peu sans risquer qu’on la frôle, elle pourra même faire comme s’il n’était pas là. Il ne soufflera mot, il compressera encore un peu plus ses poumons, il se tiendra immobile, il s’évanouira presque. Il sera une absence.
                Mais la veuve a d’autres chats à fouetter. Ceux-là circulent entre les travées, d’une paume à l’autre. Ils montrent les dents. Dans le jardin voisin un miroir aux alouettes se décroche de l’arbre et se brise en trois fragments, telle une hostie reproduisant le sigle de la paix. Dans le jardin voisin il n’y a pas âme qui vive. Mais des manifestations s’y déroulent : formes changeantes des nuages, pensées fugitives ou insistantes, agitations diverses... Tout le monde éteint son portable, Binh-Dû sur la scène tapote le micro. Mais non, c’est son frère.

samedi 26 janvier 2019

26 janvier


Les portes grincent au son de la perceuse. Les doubles vitres se rapprochent l’une de l’autre. Le réfrigérateur se tait. Non loin de là, les péniches regardent par-dessus les ponts pendant que le fleuve rabote les berges de l’île. Il n’y a presque pas de vent, on a le droit de marcher sous les arbres. Mais les sentiers sont boueux, ce qui justifie un confinement sous rubalise – des fois qu’un promeneur procédurier tacherait le bas de ses pantalons. Les premières jonquilles ont épanoui leur bourgeon, de mémoire d’homme vivant l’hiver n’a jamais été aussi chaud.
            Binh-Dû fourre des vêtements dans la benne installée à cet effet, sans qu’il y entre beaucoup d’altruisme. Y disparaît une parka qu’il portait alors qu’il était moitié plus jeune, alors qu’il aurait hurlé d’angoisse à l’idée qu’elle le suivrait tout le temps de sa vie déjà vécue. Il apporte à la pharmacie un sac plastique en voie de désagrégation rempli de médicaments périmés. Il enlève les toiles d’araignée du plafond. Là, juste au coin vers où dérive son regard quand il cherche un mot. Il secoue une écharpe incrustée de poussière, l’hiver n’a jamais été aussi doux.