dimanche 2 juin 2019

Attentives #2

     Durant quelques minutes, en proie à la stupeur causée par le panorama sublime, il me fut impossible de discerner mes propres sensations. Le fleuve impétueux passait en rugissant et, presque à mes pieds, il s’abîmait d’une hauteur prodigieuse : les eaux, dispersées en une vapeur légère, sous l’extrême violence du choc remontaient comme pulvérisées, formant des colonnes qui s’étendaient sur toute la hauteur du précipice et cachaient en partie la scène singulière. Le tonnerre des eaux m’assourdissait et je restai pétrifié, observant l’arc-en-ciel dessiné par le soleil, comme un coup de pinceau magnifique, sur l’éternelle rosée. (…) Là tout était force déchaînée, passion sans limites, mort certaine, et en même temps explosion d’une beauté sublime, douée du pouvoir d’exhumer mes pensées de leur tombe et de les concentrer sur ce que mes yeux leur transmettaient.
     Je ne sais combien de temps je passai devant les chutes sans que ma vue parvînt à se rassasier. Par moments, j’avais l’impression que mon corps se vidait et que mon esprit flottait hors de ses limites physiques, libre et allègre, étranger à ma chair transie et abandonnée sur une pierre humide comme les restes d’un pantin inutile. Et à cet instant je pleurai, non de douleur, mais ému par tant de beauté. Je crois que ces larmes libératrices et la sensation qu’il me restait encore des choses à créer eurent le pouvoir de me détourner de l’acte qui, depuis mon arrivée, m’attirait vers le précipice. ( …)
     Jamais comme en cet instant je ne sentis le poids terrible de ma solitude, le lamentable désamour dans lequel je vivais, l’absurde infini qui marquait les chemins de ma vie (…). Les yeux humides de larmes et d’eau je me demandai alors pourquoi je n’en finissais pas de m’éveiller de ce songe. Mon Dieu, quand s’achèverait le roman de ma vie et commencerait sa réalité ?

Leonardo Padura (in "Le Palmier et l’Étoile")