samedi 28 avril 2018

28 avril

De grosses mouches prennent le soleil sur une pancarte expliquant le cycle de l’humus, dans le parc où Binh-Dû chemine parmi les pétales et les samares, attentif à éviter les joggers qui portent avec fierté sur leur poitrine le nom d’une société d’assurance.
C’est curieux, tout de même, qu’elles ne s’envolent pas à son approche. Sauf qu’en fait de mouches ce sont des agrafes métalliques qu’un jardinier pris de folie – un élagueur peut-être – aura plantées rageusement, faute d’un pistolet à plus longue portée pour se défouler.
Qu’est-ce qui a bien pu l’énerver à ce point en cette journée printanière ? Les joggers ? La fin irrémédiable et imminente d’un cycle qui le concerne de près ? Sa solitude ? La nature qu’il vénère et dont il trouve intolérable qu’on la trahisse par de la signalétique ?
Ou bien il ne s’agit que d’une pulsion ludique, chtak, chtak, chtak dans le contreplaqué. (Plutôt quinze fois « chtak », mais écrire n’est pas retranscrire.) Certains arbres semblent pleurer de feuillir à nouveau, comme si c’était parodie désormais.

vendredi 27 avril 2018

27 avril

Le comble de la suspension c’est l’immobilité, théorise Binh-Dû, aux prises avec sa nasse. Il s’envolait au-dessus des falaises, cela faisait longtemps, il aurait aussi bien pu se retrouver à faire des bulles de poisson. Souvent ces derniers temps il rêve d’une randonnée circulaire, le tour de quelque chose, dans un paysage grandiose qu’il reconnaît et qui l’attend. Au réveil il cherche à quoi correspondent les images qu’il en a retenu mais c’est contradictoire, la mer, les montagnes. Peut-être un jour dans sa vie éveillée se retrouvera-t-il sur une île escarpée et il saura que c’était en ce lieu-là de toute éternité. Peut-être un jour finira-t-il par déménager, à force de signaux sibyllins ou d’incitations vigoureuses. Ses amis le lui conseillent. Dix semaines se sont écoulées depuis qu’il a vu celle qu'il aime pour la dernière fois, à fin d’apaisement émotionnel leur communication est interrompue. Binh-Dû se souvient du pacte d’inventivité qu’ils avaient passé ensemble, et même dans l’absence ils acceptaient de s’en remettre à l’imagination des astres ou du hasard. Il lui apparaît désormais que le pacte est gelé.

jeudi 26 avril 2018

26 avril


Il s’est réveillé sous la pluie, le Binh-Dû. Enfin, pas exactement, la pluie tombait sur le toit et derrière les volets, pas dedans son lit. Il avait faim, il s’est souvenu qu’il ne lui restait plus qu’un quignon de pain datant d’une semaine à placer sous une cuillérée de confiture puis à se mettre sous la dent. La boulangerie n’est pas loin. Dans son rêve il ne pleuvait pas. Binh-Dû a mangé des céréales.
Au supermarché, les avocats étaient tous pourris. Même pas besoin d’y appuyer le doigt pour que celui-ci s’enfonce. Au rayon bio, ils avaient meilleure allure, d’un beau vert granuleux. Durs comme des pierres. Le quignon de pain était bio lui aussi, se dit Binh-Dû, en proie à une mélancolie soudaine. Choisir, toujours choisir... Il prit un concombre.
Le téléphone sonnera trois fois. Ce sera d’abord un déménageur empressé de lui communiquer son devis, mais Binh-Dû n’a pas l’intention de déménager. Il sentira un peu de vexation chez son interlocuteur, pour s’être trompé dans la numérotation. Puis une amie, qui tombera sur son répondeur (il payait son concombre). Puis un appel inconnu. Il ira se coucher.

mercredi 25 avril 2018

25 avril


Binh-Dû se perçoit parfois comme le stratège de ses propres déplacements. C’est-à-dire qu’il se fait agir. À son demi-insu. Il  y aurait une machinerie subordonnée à ce qu’on pourrait nommer le Binh-Dû supérieur, lequel donnerait des directions, des commandements même ; et le Binh-Dû inférieur obéirait avec plus ou moins d’efficience, mû par une sorte de directive interne sagace que d’aucuns se précipiteraient d’appeler l’inconscient. Ce qui serait une erreur.
Notons au passage la tendance à la dépréciation qui transparaît dans la notion d’infériorité – tant il va de soi que le Binh-Dû inférieur est également le Binh-Dû apparent. Le voilà donc tel un jouet mécanique avançant avec non moins de vaillance que d’imbécilité dans une direction donnée, faisant tourner à rebours l’unique clef dont il dispose, fichée dans son dos. Et en plus, il tire à droite ou à gauche, hoquette, va se cogner dans un meuble.
Dans le meilleur des cas, ce qui est projeté tend à s’accomplir. Le Binh-Dû supérieur a par exemple conçu une stratégie de l’itinéraire bis, visant à leur faire regagner (son Binh-Dû inférieur et lui-même) la voie royale dont ils furent éjectés aux temps jadis. Hourra ? Attendons un peu avant de crier victoire. Le schéma en obliques se révèle préfiguration d’une nasse où les deux Binh-Dû se débattent de concert, réclamant que leur soient restitués leurs improbables espoirs.

mardi 24 avril 2018

24 avril

Que signifie « rencontrer quelqu’un », se demande Binh-Dû. Il y a une expression consacrée, riches en sous-entendus, « j’ai rencontré quelqu’un », ah bravo, félicitations, comme s’il n’y avait pas des milliards de quelqu’uns à rencontrer de par le vaste monde ; ou au contraire comme s’il suffisait d’échanger trois mots et une ébauche de désir avec un(e) inconnu(e) pour prétendre l’avoir rencontré(e). « Tu as rencontré quelqu’un ? » Formidable, cela me fait bien plaisir, mais est-ce à cela que se mesure l’ingéniosité humaine, rencontrer quelqu’un, la belle affaire ! Toujours cette satanée méfiance envers l’autre, qu’entaille à peine la litote du quelqu’un. « Tu devrais voir quelqu’un », entend-on aussi, mais qui, un(e) amant(e), un(e) psy, ne pouvons-nous pas nommer un peu plus précisément l’objet de nos aspirations ? À moins qu’il n’y ait équivalence ? Ou défaut – si nous ne manquions pas tant d’amour, irions-nous voir un psy ? (Et s’agit-il vraiment de voir ? Voire même de parler ? De baiser ?)
Binh-Dû a rencontré une femme séduisante, ils sont convenus de se revoir. Ils parleront, ils boiront un verre chacun à une table de café, des « consommations », dit-on. Binh-Dû pense qu’il n’y a pas de limites à son désir de rencontrer de belles personnes sur la planète, il voudrait vivre éternellement, et continuer de ne pouvoir lire tous les livres et de collecter autant de joie qu’il s’en présente. Mais aussitôt se rappelle-t-il à la plus déterminée des lignes de sa main, la tristesse l’assaille, car l’avenir possible ravive le passé impossible. Rencontrer quelqu’un lui apparaît comme une cruelle invitation à ne plus désirer que revienne dans ses bras celle qu’il aimait. La réalité du futur bouscule celle d’hier. Et entre les deux oscille le présent. Un présent qui « ne se refuse pas », ainsi que le serine cette fichue pusillanimité langagière... Mais vous n’êtes pas un peu fatigués de contourner sans arrêt la simplicité – au point de refuser le refus ? Acceptez enfin, soyez affirmatifs ! Conclut-il provisoirement.

lundi 23 avril 2018

23 avril


Le voisin de Binh-Dû a invité une copine chez lui, leur degré d’intimité semble déjà assez élevé puisqu’il la laisse manier son joystick tandis qu’il étend du linge sur le balcon. Il lui prodigue des conseils, et c’est force exclamations, rires, moqueries affectueuses, épanchements transitionnels... Conclusion abrupte. Aux jeux de combats mortels, peu importe qu’on ait tranché le cou à d’innombrables guerriers, on meurt aussi à la fin.
Sur la pelouse, des enfants maltraités pleurent d’énervement et de résignation. Ils progressent à grand pas vers la vieillesse, tels enfants, tels parents, d’ailleurs ceux-ci sont déjà tombés dans le puits de leurs principes éducatifs. Il faut les voir, traîner une trottinette par sa poignée sur les graviers, renvoyer le ballon comme des chiens rhumatismaux, faire semblant d’être fâchés, oui on parle toujours des parents. Vouloir être ailleurs. Ne savoir espérer une vie meilleure.
Les vieux ne pleurent pas, ils ont froid malgré le soleil. Au soir tombant ils rentrent chez eux, allument la télévision. Ils se préparent quelque chose pour le dîner, une soupe. Au-dessus de leur tête tournoie un hélicoptère en vol plus ou moins stationnaire, est-ce encore à cause des terroristes ? À qui téléphoner pour se plaindre ? Binh-Dû se demande si au fond des caves on entendrait exploser les bombes.

dimanche 22 avril 2018

22 avril


Il est des visages et des corps qui inspirent à Binh-Dû un sentiment de déjà-connu. Non que les personnalités qui les habitent soient prévisibles, ni même que des souvenirs associés parasitent une relation nouvelle, cela puise plus loin, dans le creuset des compréhensions relatives où l'on conforte ses idées reçues.
Il est d’autres êtres qui ne ressemblent à personne à qui les comparer. Ils sont à part, peut-être plus composites que le commun de nous-mêmes. Binh-Dû les scrute avec une attention particulière, où réside la beauté ? se demande-t-il, paraphrasant un Allemand célèbre dont il a oublié le nom. Où réside le désir ? Il finit par trouver.
Parfois il y a évidence, le visage rayonne, le corps est une exultation pour le regard. C'est presque trop facile. Binh-Dû est troublé par l'attirance qu'il éprouve à l'égard de ceux que leurs gênes déjà favorisent. Ce qui n’est pas facile, c’est constater qu’on n’est pas pour l’autre une évidence réciproque. Ou même un bon a priori ?
Ce qui ne serait pas facile, ce serait d’être entouré de multiples évidences simultanées, heureusement pour Binh-Dû cela ne lui est jamais arrivé. Peut-être y est-il pour quelque chose, finalement, élaborant ses évidences a posteriori, disciplinant ses dilections, choisissant en somme. L’une parmi toutes. Le temps de l’une.
Mais quitte à établir trois catégories différentes de visages et de corps, une quatrième catégorie pourrait bien se frayer son chemin, puis une cinquième, une sixième, une septième, une huitième, une neuvième – oui, Binh-Dû tire à la ligne... Pour en définitive ne plus savoir, comme une souhaitable qualité de regard.