lundi 7 mai 2018

7 mai

« Rien », inscrivit Louis XVI en date du 14 juillet 1989 sur son journal personnel, de même Binh-Dû souverain horloger ne désire pas se faire l’écho d’événements qui le dépassent, le désolent ou l’ennuient, qui marquent son époque sans pour autant mériter qu’on s’y soumette, il considère que le mérite est ailleurs, dans les modestes événements de son histoire unique – et je vous laisse aussi vos chasses et vos conquêtes, à vous qui n’avez pas connu comme moi le sentiment amoureux, à vous qui n’aurez pas connu les femmes que j’aime.
Des traces demeurent cependant, éparses dans des carnets qu’il retrouve parfois au hasard, dépourvus de date et de contexte telle une tentative de brouiller des pistes que nul historiographe ne risque de vouloir retracer un jour, c’est plutôt sa manière à lui de poétiser l’éternité, et la vie moderne continue de s’accumuler en un agencement massif d’impulsions électromagnétiques, des données reçues et offertes, le « rien » est empli de chaleur humaine et de tendresse, Marie-Antoinette savoure une brioche tout juste sortie du four.

dimanche 6 mai 2018

6 mai


C’est un jour par hasard, où Binh-Dû retrouve sur la toile les trois femmes de sa vie. (Non, elles ne sont pas sa mère, sa femme, sa fille, ainsi que le prétendrait un fils-mari-père exemplaire.) Reliées par le désir et l’amour qu’ils partagèrent en couples de bric et de broc. Dans une succession cahoteuse, à chacune sa décennie, la coloration dominante d’une époque, une période de peintre. Se reconnaîtraient-elles ? Se rencontreront-elles jamais ? Une, deux, trois dans le désordre, la première lui envoie par-delà les océans un adjectif ravi, la voix de la chanteuse est arrivée à bon port sur des ailes d’ange. À la deuxième il tient à rappeler qu’ils s’aimèrent d’une manière exceptionnelle – ce qui n’est sans doute pas si original. Des fois qu’elle aurait oublié, qu’il faille s’en souvenir. Si vivace son amour de la troisième qu’un peu de jalousie affleure, un zeste de sarcasme, Binh-Dû n’est pas un ange. Loin de là. Il dirait aujourd’hui qu’il fut amoureux trois fois. Ou bien une douzaine, comme en une boîte d’œufs compartimentés. Attention, fragile. Compliments. Il secoue au-dessus de la poêle un flacon de fines herbes.
[encore merci à Camille]

samedi 5 mai 2018

5 mai


Au vieux monsieur, Binh-Dû tient la lourde porte vitrée. À la mendiante affalée contre un mur pisseux qui le bénit au nom d’Allah il adresse un franc sourire. À la caissière il souhaite une bonne journée, et un bon week-end tant qu’il y est.
Son voisin, il prend soin de le remercier en sourdine puisque les cris des zombies égorgés ont été ramenés à un niveau sonore acceptable. (S’il le remerciait à haute voix, Dieu sait ce qui se passerait !)
L’œuf cassé à côté de la poêle et dont le jaune a séché dans la chaleur de l’inox, il le gratte avec précaution comme il recueillerait une poudre dorée, une épice précieuse à conserver pour le plaisir des yeux dans un ramequin transparent.
Mais il ne fait pas cela, non. Il a passé l’âge des compulsions fétichistes, ou bien il ne conçoit plus l’espace où les réaliser. Il est conscient des mécanismes compensateurs qui le font fonctionner au quotidien. Il a l’air bon comme le pain.

vendredi 4 mai 2018

4 mai

Binh-Dû a tellement hâte que les martinets reviennent dans sa ville après leur périple migrateur qu’il les entend s’égailler dans le ciel, comme apparus soudain au bout d’un couloir de l’espace-temps. Mais il a beau tendre le cou, il ne voit que des nuages, et le vol triste d’un pigeon. Ce n’est pas encore pour aujourd’hui.
D’ailleurs voici qu’une averse s’abat sur les têtes. À l’abri dans la médiathèque, il entend cette fois des cris moqueurs, la cavalcade d’une bande d’adolescents qui insultent le vigile en le traitant de « crâne d’œuf ». Certes il est chauve mais il est surtout noir.
Ce n’est pas si commun. Un petit homme jogge dans les flaques alors que le soleil revient, il est torse nu, son torse blanc impeccablement sculpté, il semble s’agripper aux sangles de son sac à dos à bandes fluorescentes.
Au feu rouge le coureur trottine en surplace, il ne semble pas trop savoir où aller, tel un jouet mécanique. Un semi-clochard le dépasse dans un son d’apocalypse, sa radio portative à la main. Binh-Dû fronce les sourcils, ensuite il regrette.
Chez lui il brise un ramequin en verre sur le carrelage de la cuisine, à genoux il ramasse les éclats. La nuit est tombée. Une mite volette au ras du plafond, comme en redéfinition des pôles. Les esquilles brillent sous la lampe. Il éteint.

jeudi 3 mai 2018

3 mai

La pluie tombe abondamment comme elle le ferait sur les pentes d’une montagne si Binh-Dû s’y trouvait, heureux d’avoir quitté la ville, sous ses pieds il contacterait à nouveau la roche, la terre meuble, les herbes et les fleurs innombrables, dans sa poitrine son cœur battrait plus fort, joyeux par l’effort et de l’espace, il renverserait la tête en arrière pour sentir le crépitement des gouttes d’eau sur sa peau, il serait trempé malgré le poncho imperméable, il rirait de l’inconfort, il se féliciterait d’être parti.
Un escargot en plein milieu de l’allée bitumée avance en dandinant sa coquille fragile, d’un beau jaune pâle, d’une unique spirale, entre deux doigts Binh-Dû le saisit et le dépose plus à l’abri dans le gazon. Un corbeau crève par en-dessous le sac en plastique d’une poubelle publique, sur le trottoir se déversent des reliefs de nourriture synthétique dont l’oiseau se contente. La déchirure du poncho s’agrandit sous l’encolure. De quoi passer la main, extraire un organe, changer de corps et de monde.

mercredi 2 mai 2018

2 mai

L’amoureuse de Binh-Dû s’efforce de ne plus l’être, tandis qu’une autre femme-d’un-autre lui manifeste un certain intérêt. On sent l’accablement, le moral dans les chaussettes, la pluie qui finalement se déverse des nuages en stationnement au-dessus de sa tête. L’ironie de raccroc on peut pressentir, la caisse du chien où revenir se nicher en boule, émettre à intervalles irréguliers de petits sons allongés et plaintifs – regarde-le, je crois qu’il rêve ! Le rêve du chien est le cauchemar récurrent de l’homme.
Mais tout de même, faut-il se réduire à préférer l’une ou l’autre femme-d’un-autre, est-ce de cette contrariété que Binh-Dû veut faire son miel ? (Car autant rêver d’être une abeille et se nicher dans une alvéole dorée.) Le fantasme incestueux est un puissant ressort érotique, bien que là encore il faille choisir. Avant de devenir un vieillard, tendant son corps aux flots de lait émanant de la lune, il se rappelle à l’amour de ses sœurs, elles le rappellent à l’amour qu’il leur voue, et lui-même vestale courbe le cou.

mardi 1 mai 2018

1er mai


Un rouge-gorge gît sur le trottoir sous le cerisier. Binh-Dû reçoit par texto des bises, et les ronronnements d’un chat. À chaque touche enfoncée sur le clavier il écrase une flopée d’acariens. À chaque bouchée de poulet il nourrit des millions de bactéries. Il s’en va rejoindre une amie qui ne saurait en équivaloir une autre. Personne ne remarque son absence dans les cortèges. De fatigue ses yeux pleurent une larme plutôt que sous l’effet des bombes lacrymogènes. Pour la deuxième fois de sa vie il commande un diabolo melon, qu’on lui apporte avec une touillette. C’était meilleur la première fois. La pluie qui devait tomber est restée dans les nuages. Comme c’est jour férié, certains en profitent pour chercher leur équilibre sur une sangle élastique tendue entre deux arbres. D’autres préfèrent travailler le haut de leur corps. Il ne s’agit pas de vouloir devenir mais d’assumer être, à la fois humbles et majestueux. Même un chocolat tiré du percolateur mérite qu’on le hume. L’amie contient en elle de quoi briser un cœur, comme une autre, ou plus humblement de s’émouvoir. Le chant persiste après le chant.