samedi 7 juillet 2018

7 juillet


La fenêtre est ouverte à l’espagnolette tel un signal de confiance pondérée, dans son lit un spécialiste émérite ronfle. Ses rêves sont atones et sa conscience tranquille. Bientôt cet homme qui dort aux bonnes heures se réveillera comme il faut, un bras relâché vérifiant par habitude la présence à son côté de sa femme. Ils boiront leur café ensemble à la table de la cuisine.
Ailleurs, des agités en quête bavardent jusqu’au bout de la nuit. Vers la fin, ça zozote peut-être un peu, il y a du vitreux dans les regards, mais le désir d’entente insiste. Désir de vérités profondes aussi, sur la manière d'être soi dans une société de clones, sur l’esthétisme d’une parole, d’un geste, d’un mouvement à naître. Ils vivent dans leur modernité et dans leur ardeur.
Le spécialiste émérite dort encore, bien qu’il se soit tourné vers le dos de sa femme. Il ira tantôt s’ennuyer devant la créativité d’aspirants révolutionnaires, en rédigera un compte-rendu lapidaire, c’est écrit déjà – l’habitude. C’est ce qu’on attend de lui. C’est pour cela qu’on le paie, pour sa réflexion bourgeoise, sa vieillesse précoce. Nul  souffle d’air frais ne pourrait le régénérer.
De la même façon tu fonctionnes en boucle. Tu es un séducteur, on le sait, tu as cette lueur dans les yeux (à l’instant où une pensée amusante te vient à l’esprit) qui fait craquer les filles. Mais tu voudrais aussi les convaincre que l’imbécilité humaine est un puits sans fond où déjà s’abîme le monde et qu’aimer est au mieux parier sur un sursis. A la fin tu danses seul dans la lumière blanche.

vendredi 6 juillet 2018

6 juillet


L’homme qui lui tend une bouteille d’eau sous la canicule porte sur la tête une coupe de cheveux hors de prix. De plus, il est descendu d’un scooter rutilant, non moins puant. « Vous êtes sûr, vous n’avez pas soif ? » Bien sûr qu’il a soif, surtout après avoir changé la chambre à air de son vélo, et puis il pourrait plus efficacement ôter la saleté de ses mains qu’en leur crachant dessus. Mais l’homme est clairement un ennemi de classe, d’ailleurs il se dirige à présent vers sa péniche luxueuse, un peu vexé par l’offre refusée. Il faudrait ne pas se sentir mendiant pour permettre le don. Les palissades d’un chantier de construction contournent avec soin l’horodateur devant lequel une femme gracile se voûte pour lire les instructions, violentée par le fracas des marteaux-piqueurs et le souffle mortifère du béton froid. Le tronc et les branches des arbres ont été rabotés par le passage des engins et les frôlements répétés d’une grue métallique. Dans la pénombre, le corps étendu se souvient d’un autre corps tout près de lui, d’une veille désirante à l’écoute des respirations – à chaque goulée d’air l’amorce du désir. C’était l’amour, condition nécessaire. Dans le parc, alors que la nuit tombe, des hommes solitaires hissent répétitivement leurs muscles à des agrès de force, tels des prisonniers. La jeune femme accompagnée se repère au logo lumineux d’une banque, en haut d’une tour. Un jour elle attendait assise dans l’encoignure extérieure d’une baie vitrée à l'épreuve des balles et des béliers, « sur la banque », avait-elle indiqué par texto – auprès d’elle se vivent des heures inestimables. Son sac contient une petite bouteille en plastique, à laquelle il aima boire.

jeudi 5 juillet 2018

4 juillet (suite)


À la volée un visage ravagé et un bras dans le plâtre, cette femme sans âge est bien maigre et personne n’a dessiné de cœur à l’encre rouge, cela sent la saleté et la misère. Un effluve soudain, son regard implorant. Face auxquels le geste réflexe consiste à écarter les bras comme en descente de croix, au creux des paumes les stigmates, et les petits enfants viendraient se blottir dans la lumière éternelle. Rien dans les poches, prétend-il en poursuivant sa route. Il ment, ce ne sont pas des mouchoirs qui tintent contre sa jambe. Il éternue à cause des tilleuls. Il marche trop vite, trop directement vers le bureau de poste où il fera l’appoint pour payer un timbre, où il prendra peut-être le temps de retirer quelques billets du distributeur avant de s’enfuir comme un voleur, les yeux baissés. Il a établi dans sa tête un programme minuté, désireux que rien ne le perturbe. Peut-on être désireux du rien ? Lors des rendez-vous avec son psy, il cherchait de quel traumatisme originel était issu son mal de vivre. Je ne crois pas avoir eu une enfance malheureuse, s’étonnait-il souvent. Son psy paraissait en avoir vu d’autres, il attendait la suite. Parfois après un silence : Vous dites que vous « ne croyez pas » ? Après avoir posté le règlement de son loyer et fait ses courses au supermarché, il rentre chez lui, satisfait d’être dans les temps. Il ignore que répondre « Oui, merci » à la main tendue transfigurerait le masque indécis de ses soucis – et les cieux s’ouvriraient, et une nuée de séraphins entamerait une farandole.

mercredi 4 juillet 2018

4 juillet

Quand nous serons invulnérables comme papa. Grands et forts. Plus rien ne pourra nous menacer, de même que rien ne menace quand papa est là. Nous sommes en sécurité. Nous protégerons le monde, les nôtres dans le vaste monde. Nous serons infaillibles, nos muscles seront d’airain et notre parole d’or. En attendant nous sommes confiants, gare à toi mon frère si tu t’avises de t’opposer à la loi de papa. Car papa est aussi terrifiant. Il est capable de toucher le plafond du bout de ses doigts en se tenant sur la pointe des pieds. La seule façon de s’échapper consisterait à passer sur le balcon et à descendre en s’agrippant aux aspérités de la façade. La nuit quand il dort, car autrement : rien ne lui échappe. Il sait tout. Il ne mourra jamais.
À moins que ce jour où nous aurons grandi jusqu’à le rattraper, nous voulions remettre en cause sa vérité. Son front se sera couvert de rides horizontales, telles des ratures sur des phrases désavouées. Il se sera un peu voûté. Dans son regard on percevra des lumières inédites, plus inquiétantes que ses fureurs de jadis, ce seront les feux-follets de la peur. Finalement il aura vieilli. Ses muscles seront redevenus une glaise maladroitement pétrie. Il se retiendra à la poussette de ses petits-enfants, en effectuant trois tours du petit bassin, à pas lents. Une fillette tournera dans le même sens mais plus éloignée du centre, plus vite, en s’arrêtant souvent pour tendre la main et demander l’aumône. Les gens secoueront la tête. L’air de dire : « Non merci. »

mardi 3 juillet 2018

3 juillet


Faudra-t-il se résoudre aux fantasmes ? Le corps alangui dans la douceur de l’été ne suffirait-il plus ? Ce regard singulier, ce désir, cet esprit et cette âme. Mais le regard déjà ouvre l’imagination, quel que soit le lieu, un lit approprié, une clairière tapissée de mousse tendre sous les frondaisons, un repli de dune. L’autre n’est jamais seulement lui-même (et reste à découvrir qui moi-même je suis). L’autre est un découvert autorisé, sous conditions, un interdit modulable. Un animal sauvage qui consent à se laisser approcher, mais qui pourrait changer d’avis. À moins que l’animal sauvage, ce ne soit moi. Ou que tous deux nous soyons sauvages et animaux, ou que nous soyons humains, nous serions frère et sœur. Nous serions deux amants engagés ailleurs. Une main posée sur la peau inconnue redéfinirait le corps tout entier, donnerait naissance instantanée. La chair serait indéfectiblement inconnue, comme une promesse d’éternité. Puis tout se joindrait en un éclair de connaissance. Ce ne serait pas jouissance encore, mais prémices de plaisir suprême. Il y aurait même un zeste de revanche que cela ne gâterait rien ; l’exercice du pouvoir est une résolution.

lundi 2 juillet 2018

2 juillet

À l’heure vespérale, aucun loup ne hante les quartiers résidentiels. Nul chien, non plus que leurs hommes, où sont-ils tous passés ? Dans le ciel les martinets saluent la descente du soleil, comme ils saluèrent son apparition, son apogée, tous les moments de la journée. Hors d’atteinte, dans leur dimension parallèle. Voici un jeune couple se tenant par la main, souriant un « Bonsoir » au passage. Un air d’anomalie. (Ce fut jadis un temps de promenade entre mère et fils, un avant-goût du sommeil.) La télévision est sans doute allumée derrière les vitrages renforcés, au bout des allées arborées. Il y a sans doute des habitants, malgré leur discrétion.
C’est un soir d’encombrants, jonchés sur les trottoirs, aubaine pour les chiffonniers qui tardent encore à s’extraire des bouchons du périf. Ça sent la cave et le bois pourri. Le chat qui manquait est à demi tapi sous une voiture, il observe le mouvement saccadé de la paire de lacets qui lui passe sous le nez. Et le chien remonté du loup se prélasse sur le balcon d’un troisième étage, une patte nonchalamment glissée entre les barreaux. « Tu l’as dit, ne dis pas que tu ne l’as pas dit ! » crie une femme à sa fenêtre, tandis que tombe de ses doigts la cendre d’une cigarette. La paix est aussi précaire qu’est immuable l’obscurcissement du jour.

dimanche 1 juillet 2018

1er juillet


Le feu sacré brûle dans ses yeux. Ses pupilles sont dilatées comme par excès de drogues mais c’est simplement l’intensité qu’elle met à vivre, même quand elle est fatiguée ou mélancolique ou entre deux explosions de vitalité. Le feu sacré brûle dans ses pieds. Sa pointure lui permet de s’insinuer dans un trou de spectateurs mais pas de voir par-dessus leurs épaules. Souvent elle renverse les pôles et alors ses pieds montent plus haut qu’on ne saurait lever les nôtres, indécrottables terre-à-terre que nous sommes.
Les magasins en solde révèlent que rien de désirable ne se vend moins cher que ce que l’on aurait acheté un autre jour. Mais il y a foule, et dans cette foule l’idée traverse qu’on rencontrera quelqu’un d’imprévu. En guise de qui, des regards de vigiles ou d’inconnus vaguement curieux. C’est un peu plus tard, quand on ne s’y attend plus, que survient une parfaite coïncidence, un signe du hasard qu’il serait sot de négliger. Le feu couve, elle cherche son propre flambeau, qui la guidera. Patience, les rêves s’accorderont jusqu’à l’éloquence.