mercredi 11 juillet 2018

11 juillet

Binh-Dû est dans la ville, il respire une fois sur trois, entre deux émanations toxiques. Il n’y parvient pas très bien, il doit s’empoisonner à petit feu. Martyre de ceux qui ont les moyens de s’acheter de l’oxygène. Ces gens-là s’efforcent de croire qu’il y aura de l’avenir pour leurs enfants, une espérance de vie qui permettra de mourir avant eux. Ceux qui n’ont pas les moyens ne se verront jamais attribuée une place dans les navettes, ils sont résignés à ne jamais surplomber les nuages. Ils se disent que les enfants, déjà, c’est bien quand c’est petit.
Binh-Dû est un enfant des circonstances, comme n’importe lequel d’entre nous. Il est sa propre adaptation aux circonstances. Son métabolisme fractal est en revanche assez particulier, qui lui permet de ressentir sans barrière cellulaire le vent dans les branchages. Malheureusement il y a de moins en moins d’arbres. D’autres événements s’y substituent, qui n’auraient pas pris tant d’importance sinon. Il se serait perché par choix en haut du magnolia au lieu de le rêver refuge. Mais en tout état de cause, la vie se survivant, de joie parcellaire il s'emplit et se contente.

mardi 10 juillet 2018

10 juillet


Encore une semaine à tirer, le fil sur l’écheveau donne un mauvais coton. Toujours mieux que du polyester, certes, et il n’est guère élégant de pisser sur le mérinos. Mais tout de même, on voit les bouloches. Tu auras beau jouer du violon à mon oreille – à la tienne plutôt, qui penche vers la table comme ivre de son propre son –, je vois bien que je tangue et pire je vasouille. D’ailleurs qui suis-je ici, quelle est cette première personne du singulier qui s’immisce alors qu’on ne lui a rien demandé ? Et qui es-tu ? Où est Binh-Dû ?
C’est lui qui fait défaut, le joueur de flûte. Celui qui suit la musique qui le traverse, celui qui devance la loi des récompenses et des calamités. Même quand il s’absente il se tient tout près, il ne cesse en réalité d’être au cœur de l’action, transparent, aléatoire, satisfait. Il a définitivement obtenu ce qu’il voulait. Cela ne suffit pas à nous arranger, le problème étant que la biodiversité de nos sentiments se réduit. Presque plus d’arbres, des îles en plâtre s’effritant dans le néant, des animaux sans queue ni tête. Qu’on nous retienne avant qu’on mute !

lundi 9 juillet 2018

9 juillet


Douché le mauvais coucheur. Du genre à consulter la météo avant d’enfiler son pantalon, mais voilà : sitôt le nez dehors, quelques gouttes chaudes lui tombent sur le bout du nez. Il râle, il proteste, il ne veut pas croire. Ça va bien cesser à la fin, à peine que ça commence ? Ça ne devrait pas exister, ça n’était pas prévu. Suffit de se faire emmerder ! Déjà qu’il est en retard, déjà que rien ne se passe comme désiré, l’argent qui ne tombe pas du ciel, l’amour qui persiste à fuir, et lui qui court derrière avec sa contrariété. Au carrefour un chien le regarde de travers, sale bête ! Sous l’auvent de la boulangerie une femme tenant son bébé au creux du bras gauche rajuste de la main droite sa robe, comme s’il la matait vicieusement. Les publicités de douze mètres carrés exhibent des sourires mensongers. C’est comme ça, dès qu’on s’approche, ça dépixelle. Il pleut de plus en plus fort, le ciel est jaune orageux. Qu’elle crève, l’humanité, du reste cela ne saurait tarder ! La chemisette lui plaque au torse, manquerait plus qu’il attrape froid. La vie, c’est une chierie. On a relevé les balais de ses essuie-glaces, pure malveillance, pourquoi, mais pourquoi ? Un premier éclair se fracasse, entraînant des trombes d’eau. Il est totalement vain d’essayer d’éviter les flaques. De chercher à s’abriter. De regretter. D’attendre. Il renonce, retourne chez lui, se redouche et se recouche.

dimanche 8 juillet 2018

8 juillet

Autant considérer toute société comme une société d’abrutis. Ne valoriser que la déviance, la marge et le dépit. Renvoyer dos à dos la bêtise crasse et la bêtise cultivée. Soi-même, se tourner le dos à peine on se surprend dans son miroir. Consacrer son esprit à l’ironie et à l’obtention de plaisirs. Ne jamais se croire dupe de ses gratifications – et pourtant...
Sur la plage court un gros homme, enveloppé des manquements de la vie à son égard. Mal aimé, négligemment reconnu. Il trébuche et tombe. Son corps forme cratère, il est une bombe non explosée. Deux hommes minces le relèveront. Trois femmes le plaindront. Quatre enfants tenteront de débarrasser des grains de sable son costume incongru.
À l’arrière de la berline une femme parle à son oreillette. Elle s’accompagne de gestes de la main valorisés à 300 euros la minute. Le transfert en hélicoptère est déjà amorti, d’ailleurs ce n’est pas elle qui paie. Mille ouvriers mourront. Cent mille familles prieront en vain. Dix millions d’enfants tousseront du sang. Un milliard d’organismes évolués disparaîtront.
Autant planter son regard dans le ciel ou ce qu'il en reste, et sourire aux anges. Sentir l'amour divin diffuser dans tous les organes, s'émerveiller de ce qu'ils fonctionnent en cette seconde précise, puis la suivante, puis la suivante. Saisir la main tendue, serrer l'humain contre son cœur. Croire en la bonté fondamentale – être la dupe et le ravi ?

samedi 7 juillet 2018

7 juillet


La fenêtre est ouverte à l’espagnolette tel un signal de confiance pondérée, dans son lit un spécialiste émérite ronfle. Ses rêves sont atones et sa conscience tranquille. Bientôt cet homme qui dort aux bonnes heures se réveillera comme il faut, un bras relâché vérifiant par habitude la présence à son côté de sa femme. Ils boiront leur café ensemble à la table de la cuisine.
Ailleurs, des agités en quête bavardent jusqu’au bout de la nuit. Vers la fin, ça zozote peut-être un peu, il y a du vitreux dans les regards, mais le désir d’entente insiste. Désir de vérités profondes aussi, sur la manière d'être soi dans une société de clones, sur l’esthétisme d’une parole, d’un geste, d’un mouvement à naître. Ils vivent dans leur modernité et dans leur ardeur.
Le spécialiste émérite dort encore, bien qu’il se soit tourné vers le dos de sa femme. Il ira tantôt s’ennuyer devant la créativité d’aspirants révolutionnaires, en rédigera un compte-rendu lapidaire, c’est écrit déjà – l’habitude. C’est ce qu’on attend de lui. C’est pour cela qu’on le paie, pour sa réflexion bourgeoise, sa vieillesse précoce. Nul  souffle d’air frais ne pourrait le régénérer.
De la même façon tu fonctionnes en boucle. Tu es un séducteur, on le sait, tu as cette lueur dans les yeux (à l’instant où une pensée amusante te vient à l’esprit) qui fait craquer les filles. Mais tu voudrais aussi les convaincre que l’imbécilité humaine est un puits sans fond où déjà s’abîme le monde et qu’aimer est au mieux parier sur un sursis. A la fin tu danses seul dans la lumière blanche.

vendredi 6 juillet 2018

6 juillet


L’homme qui lui tend une bouteille d’eau sous la canicule porte sur la tête une coupe de cheveux hors de prix. De plus, il est descendu d’un scooter rutilant, non moins puant. « Vous êtes sûr, vous n’avez pas soif ? » Bien sûr qu’il a soif, surtout après avoir changé la chambre à air de son vélo, et puis il pourrait plus efficacement ôter la saleté de ses mains qu’en leur crachant dessus. Mais l’homme est clairement un ennemi de classe, d’ailleurs il se dirige à présent vers sa péniche luxueuse, un peu vexé par l’offre refusée. Il faudrait ne pas se sentir mendiant pour permettre le don. Les palissades d’un chantier de construction contournent avec soin l’horodateur devant lequel une femme gracile se voûte pour lire les instructions, violentée par le fracas des marteaux-piqueurs et le souffle mortifère du béton froid. Le tronc et les branches des arbres ont été rabotés par le passage des engins et les frôlements répétés d’une grue métallique. Dans la pénombre, le corps étendu se souvient d’un autre corps tout près de lui, d’une veille désirante à l’écoute des respirations – à chaque goulée d’air l’amorce du désir. C’était l’amour, condition nécessaire. Dans le parc, alors que la nuit tombe, des hommes solitaires hissent répétitivement leurs muscles à des agrès de force, tels des prisonniers. La jeune femme accompagnée se repère au logo lumineux d’une banque, en haut d’une tour. Un jour elle attendait assise dans l’encoignure extérieure d’une baie vitrée à l'épreuve des balles et des béliers, « sur la banque », avait-elle indiqué par texto – auprès d’elle se vivent des heures inestimables. Son sac contient une petite bouteille en plastique, à laquelle il aima boire.

jeudi 5 juillet 2018

4 juillet (suite)


À la volée un visage ravagé et un bras dans le plâtre, cette femme sans âge est bien maigre et personne n’a dessiné de cœur à l’encre rouge, cela sent la saleté et la misère. Un effluve soudain, son regard implorant. Face auxquels le geste réflexe consiste à écarter les bras comme en descente de croix, au creux des paumes les stigmates, et les petits enfants viendraient se blottir dans la lumière éternelle. Rien dans les poches, prétend-il en poursuivant sa route. Il ment, ce ne sont pas des mouchoirs qui tintent contre sa jambe. Il éternue à cause des tilleuls. Il marche trop vite, trop directement vers le bureau de poste où il fera l’appoint pour payer un timbre, où il prendra peut-être le temps de retirer quelques billets du distributeur avant de s’enfuir comme un voleur, les yeux baissés. Il a établi dans sa tête un programme minuté, désireux que rien ne le perturbe. Peut-on être désireux du rien ? Lors des rendez-vous avec son psy, il cherchait de quel traumatisme originel était issu son mal de vivre. Je ne crois pas avoir eu une enfance malheureuse, s’étonnait-il souvent. Son psy paraissait en avoir vu d’autres, il attendait la suite. Parfois après un silence : Vous dites que vous « ne croyez pas » ? Après avoir posté le règlement de son loyer et fait ses courses au supermarché, il rentre chez lui, satisfait d’être dans les temps. Il ignore que répondre « Oui, merci » à la main tendue transfigurerait le masque indécis de ses soucis – et les cieux s’ouvriraient, et une nuée de séraphins entamerait une farandole.