vendredi 17 août 2018

17 août

« Tu es généreux », te dit-on, et cela te met dans un léger embarras car tu ne voudrais pas contrarier ceux qui t’aiment. Tu te sens à chaque fois crédité d’un mérite, ce qui remettrait en question la pureté de tes intentions. Tu y gagnes tant ! Mais c’est vrai, il y a énormément de générosité qui t’entoure, au point de déteindre sur ta personne. La route du nord est ponctuée de haltes potentielles où des amis seraient heureux de t’accueillir, crois-tu. Même si tu n’as pas vraiment envie de parler. Tu as envie d’être de retour chez toi après une longue absence, d’y réinsuffler l’envie de repartir. Heureusement tes amis ne sont pas chez eux, tu les verras mieux une autre fois, sans opportunisme. Depuis ton réveil tu bois par inadvertance une eau frelatée qui vieillissait dans une bouteille décoincée de sous ton siège. En connaissance de cause tu aurais eu peur. Mais ta destinée est assurée, combien de fois faudra-t-il te le confirmer ? Tu te portes à merveille. Le moteur hoquette, tu évalues ton autonomie : l’aiguille n’est pourtant pas complètement entrée dans le rouge. Une station d’essence inespérée se profile, tu n’en es plus qu’à une centaine de mètres quand le moteur cale. Un type à qui tu n’aurais rien demandé, seul autre être humain de passage, t’aide à pousser la voiture jusqu’à la pompe. En voilà, de la générosité.

jeudi 16 août 2018

16 août


Un, tu as négligé le paysage hier, aujourd’hui tu monteras dans la brume. Le matin tu entendras une vache meugler sans en voir les cornes. L’après-midi tu resteras en arrêt devant un taureau immobile. Tu ne bouges plus. Tu écoutes. Tu entends un silence total, tel que tu ne te souviens pas d’en avoir jamais entendu. Pas même un insecte, pas même le souffle du taureau. Seul ton cœur, mais tu le sens battre plutôt que tu ne l’entends. Le taureau doit entendre le même silence, et un cœur différent, plus gros, au sang plus noir.
Tu sais à présent que « passage » était un terme employé durant la guerre, quand il s’agissait d’aider Juifs et opposants au nazisme à franchir les Pyrénées. Comment se transmet la mémoire dans les usages. Depuis plus de soixante-douze ans une carcasse de bombardier n’en finit pas de rouiller juste en-dessous du col, tôle éparpillée parmi les rochers du parc naturel. Dire que d’aucuns épiloguent sur les mégots jetés au bord des routes départementales... Ce qui n’est pas antinomique. Le berger préfère ses chiens aux touristes.
Deux, puisque tu n’es visiblement pas un touriste il t’indique la principale voie d’accès au col, mais tu confonds ta droite et sa droite, lentement tu t’extrais du brouillard pour n’apercevoir plus de chemin. Mais une crête au-delà de laquelle voir l’autre côté, déjà tu te retournes et ta bouche s’arrondit d’un « Oh ! » sous le soleil. Plus haut c’est encore plus beau, céleste, tout autour de toi une banquise de nuages. « Vision céleste », « Banquise de nuages », on dirait des noms de tisane ou de dessert glacé, et tu serais un dieu joufflu régnant sur l’Olympe.
« Quand peut-on dire que la brume se transforme en pluie ? – En milieu d’après-midi. » Trois, en tongs tu mets genou à terre pour renouer un lacet à l’envers. Le soleil tapait si fort que le dieu a préféré redescendre dans les mondes inférieurs, d’abord longeant les débris de l’avion, puis retrouvant chevaux et vaches indistincts, cochons sauvages, araignées aux toiles emperlées. En route vers la douche tu as les orteils bleus car tes chaussettes trempées ont déteint. La petite fille acquiesce quand tu lui proposes une double boucle.

mercredi 15 août 2018

15 août


Un, autant se faire le devenir de la carotte. Et la carotte sera notre devenir, une fois retournés en terre. Sérieusement, pouvons-nous envisager la carotte, de tous les sens qui lui manquent, avec respect, et remercier pour notre imminent appariement ? Tout est déjà écrit : nous serons la perpétuation de la carotte de même que la carotte nous survivra.
Deux, quand les arbres se déracinent, les pierres connaissent elles aussi des velléités de départ. Mais comme des enfants (ou des parents) elles s’agrippent, et l’on n’est guère plus avancé. Asphyxiées par une coulée de boue, les truites ne sont plus là pour espérer un prochain orage qui leur épargnerait l’hameçon. Ces destins nous dépassent.
Avec tout ça, Binh-Dû en oublierait de célébrer le paysage. Plutôt il marche sur le bas-côté de la route, s’il ne lève pas le pouce peut-être obtiendra-t-il un « passage ». Mais non, il foule aux pieds des mégots, jetés côté passager, et de la menthe à profusion (pousserait-elle ici par compensation ?). Se pourrait-il qu’il n’y ait qu’un fumeur ?
(Trois, c’est une énigme. La résolution impliquerait un homme ou une femme, revenant le soir de son travail ou s’y rendant le matin, conduit(e) par son époux ou son épouse si c’est le matin, son amant(e) insoupçonné(e) si c’est le soir – un(e) collègue qui habite un peu plus loin, rendant service. Et cette personne éventuellement adultère fumerait.)

mardi 14 août 2018

14 août


Un, les orteils des hêtres sont si longs qu’on croirait marcher sur une chevelure. Des princesses figées par un charme, il y en a tant et plus, qui continuent de pousser quoiqu’on ne saurait l’affirmer à l’œil nu. Leurs ongles, leurs cheveux, tout leur corps même qui s’allonge hors de proportion. Pardon pour le sacrilège, mais c’est caresse aussi, sur le bois dur. Au village les rangées sont plus sages, un gros homme va de platane en platane, imposant les mains, écoutant. S’imaginant entendre ? Au bout de l’allée enfin, il va se planter devant un présentoir de cartes postales où il compare méticuleusement un bovidé faisant valoir que la montagne est vachement belle (dans un long meuglement de « aaa ») et un mouton bêlant dans une bulle façon bande dessinée. Deux pour l’incongruité. Menant à trois, dis-moi ce que tu manges, je te dirai... Ça pourrait s’appeler le serment du pâté. Des décennies d’ingestion vaguement écœurée de ces organes étrangers, foie, gorge, poitrine, dont les protéines sont censées s’amalgamer aux nôtres. Eh bien ça suffit. Il y a des limites au voisinage génétique. Que les nuits à venir, pour l’éternité, ne mêlent plus aux odeurs faisandées des chaussettes celle de pets de porc.



lundi 13 août 2018

13 août


Et le septième jour Binh-Dû réapparut. Divinement régénéré. Un ange de gentillesse. Un parangon de zénitude. Vraiment ? La voix guillerette dans les enceintes du supermarché est intolérable, il se bouche les oreilles. Pas pratique pour attraper un paquet de biscuits – qu’a-t-il besoin de biscuits ? Il vole un fruit, il se trompe de rond-point – mais il n’écrase personne. Il ne sait plus quel pistolet prendre à la pompe, d’ailleurs il a oublié comment s’en servir, et puis la barrière refuse de s’ouvrir. Plus Binh-Dû que jamais, un étranger universel.
Le lendemain les cloches sonnent à la volée, allez, un, deux, trois ! Car un, se remet en mouvement le déploiement. Des montagnes, pas à pas. Le sentier longeant les crêtes invite à poursuivre encore et encore après le prochain versant, d’accord, on reviendra à la nuit. Deux (sans pour autant profiter de l’offre), une vitre qui s’abaisse, un sourire, « Vous voulez un passage ? » Il y a pléthore de passages, celui du jour s’accomplit à pied. Jusqu’à trois, lorsque tombée du ciel s’ajoutera une étoile filante, indiquant le chemin.