mardi 11 septembre 2018

11 septembre


Mais où est la logique qui consiste à rattraper son retard ? Pourquoi payer ses dettes ? Combien de fois serait-il admissible d’être simultanément amoureux ? Binh-Dû n’a que faire de ces questions.
Où est passée la lumière du jour ? Pourquoi n’y a-t-il jamais assez de confiture pour farcir le petit pain au lait ? La pluie est-elle encore de la pluie quand elle a touché le sol ? Ah, voilà que ça devient intéressant.
Une jeune femme, doutant tragiquement de sa beauté parfaite, se fait percer les tétons pour y insérer deux petits cylindres de métal inoxydable. Les marchands d’armes n’ont pas de souci à se faire.
D’autant que l’air fraîchit. On ne sait plus comment transpirer, ni que faire de notre cou si vulnérable. Nos propres mains pourraient décider de le serrer à l’étouffade, et il n’y aurait plus jamais besoin de passer l’aspirateur.

lundi 10 septembre 2018

10 septembre


Il faudrait être un père Noël. Mieux qu’un magicien, quelqu’un qui apparaîtrait dans votre vie pour exaucer des désirs inimaginables. À en pleurer, c’est-à-dire que vous pleureriez et que Binh-Dû pleurerait avec vous. Là il serait content. Pour l’heure, il contemple une escalope de dinde mise à décongeler, le film plastique qui la protégeait a laissé sur la chair des rides prononcées, on dirait une plante de pied, d’un nourrisson ou d’un vieillard. Un magicien la transformerait en ce qu’elle était vraiment, et elle s’envolerait par la fenêtre.
Mais tout le monde ne désire pas voir des oiseaux bien découpés reprendre forme et vie, tout le monde n’a pas la nostalgie du père Noël, certains ont même horreur des magiciens, des clowns et du théâtre de guignol. Ou c’est plus subtil : le désir est non pas tant de soigner l’autre que d’éveiller son propre pouvoir de guérison. L’idée serait d’être suffisamment guéri soi-même pour pouvoir aider l’autre à se guérir. Son pas suspendu mène Binh-Dû le long du canal, où il discute de tout ceci avec une amie déterminée.

dimanche 9 septembre 2018

9 septembre


Ce serait un entêtement progressif, disons la comptine des dix petits scouts. Le premier a noué son foulard de travers. Le deuxième porte de grosses lunettes. La troisième a l’air de s’excuser – Binh-Dû lui pardonne. La quatrième ressemble sûrement à sa mère, dans sa jupe plissée. Le cinquième... Mais qu’est-ce que c’est que cette invasion ? S’il n’y en avait que dix, passerait encore, mais il y en a partout de par la ville, en groupes de deux ou trois. En plein apprentissage de la mendicité, et les braves gens s’arrêtent, leur donnent la pièce, repartent avec un calendrier obscène – des scènes paramilitaires et souriantes. Sans doute les chefs pubères des scouts appellent-ils cette opération une collecte de fonds pour leur paroisse, peut-être tiendra-t-elle lieu d’initiation à la vente – et les parents seront rassurés d’entrevoir ainsi le potentiel marchand de leur progéniture. L’affliction gagne Binh-Dû face aux enfants-soldats en uniforme. Les treizième et quatorzième, galons de chefs sur les épaules, ont presque l’âge des combats réactionnaires, un petit garçon s’immobilise, épanoui d’admiration pour les insignes et les chemises marron bien repassées. Binh-Dû sent l’indulgence qui l’abandonne, c’est alors que le bambin l’aperçoit, lui le métèque, débraillé, échevelé, à l’air mauvais ; son petit visage se décompose d’un coup, tout juste s’il ne se met pas à pleurer.

samedi 8 septembre 2018

8 septembre

La pluie attend que Binh-Dû pose le pied dehors pour se mettre à tomber. Tel un chien qui tourne en rond dans l’entrée, la queue battant les murs, tandis que son maître, lentement, interminablement, décroche son manteau de la patère, se saisit de la laisse et des clefs, vérifie qu’il n’a rien oublié, s’agenouille pour lacer ses chaussures – maudit clebs, on y va, j’ai compris, inutile de me bousculer ! Il y a toujours la crainte que le chien pisse dans l’escalier, un jour peut-être et ce sera mauvais signe, ultime rappel de ses années de chiot.
La pluie tombe de plus en plus dru mais c’est toujours l’été, il y a un point d’honneur à la recevoir tête haute, voire à renverser le visage et forcer un sourire. Son goût se mêle à celui de la peau. Un jour prochain, le geste révolutionnaire consistera à ouvrir la main vers le fruit mûr pendant de l’arbre plutôt qu’à serrer le poing – les arbres des villes portent-ils seulement des fruits ? Le chien s’enivre à présent des odeurs d’humus qui s’élèvent du sol. Toi, oui toi, l’homme ! Lâche la tête. Sois comme le chien. Alors affluera le sang de tes désirs.

vendredi 7 septembre 2018

7 septembre


Un scutigère véloce tente d’échapper au ramequin qui le surplombe, attention, si tu cours trop vite tu risques de te faire trancher en deux. La bêtise est l’observance inconsciente du simulacre. Une fois avalés par la bouche du métro, faut-il souhaiter ne pas se faire pincer très fort, vraiment ? Cela pourrait peut-être nous réveiller. Au lieu de cela, nous sommes véhiculés à notre âme défendant, notre corps souffrant, et notre esprit aussi qui ne comprend pas grand-chose à ce qui lui entre par une oreille et en ressort par l’autre. Simulacres la publicité, l’impulsion de consommation, l’emploi du temps, mieux vaudrait encore sucer des lépismes et piquer des araignées. Ou qu’on nous jette du haut d’un étage dans un bac à fleurs. Simulacres le sens de la vie, les arrangements de couple. Car après le métro, ce qui reste ne peut plus être qu’une compensation hallucinée de ce que nous avons souffert sans trop le savoir. Nous sommes des régiments de cadres qui ne peuvent plus voir au-delà de leurs limites. Nous sommes une procession de menteurs plus innocents que ne le sont leurs actes. Nos jambes nous attendent ailleurs.

jeudi 6 septembre 2018

6 septembre


Une mésange se pose sur les brins d’encens disposés comme des fleurs dans le pot de terre. Elle picore sans conviction, se rabat sur le fil du linge. Binh-Dû tolérerait qu’elle lâche une petite fiente, tant sa présence lui réjouit l’âme. Dans les rues avoisinantes les arbres sont alignés au cordeau, fraîchement élagués. Rien qui dépasse, de même on brûle les cornes des chèvres. L’arbre dans la ville est une tolérance, sous condition de bien se tenir, de n’être que ce qu’on voudrait qu’il soit. Et les enfants aussi on les mutile, « Va donner le pain aux pigeons ! » ordonne un père à sa fille. On les ordonne de la maison à l’école, en passant par le parc paysager où patrouillent les gardes sur leurs scooters électriques, attentifs à ce que personne ne déborde du gazon. Du théâtre de marionnettes s’échappent des cris de dénonciation. Ce qui importe, c’est d’être du bon côté du bâton, martèlent les collabos. De retour chez lui, Binh-Dû observe un moment le ciel menaçant, son linge est quasiment sec.

mercredi 5 septembre 2018

5 septembre


Dans le magasin coloré d’une rue blasée, deux jeunes femmes se prennent dans les bras l’une de l’autre. De l’autre on ne perçoit que la chevelure brune, l’une est plus identifiable : son visage se superpose au reflet du passant dans la vitrine. Quelques minutes plus tôt, le même homme récupérait, par-dessus un pupitre de marbre, le manuscrit d’un roman refusé. La jeune femme dont la chevelure n’est pas brune ressemble à l’homme dont le reflet se superpose à son visage, dans la mesure où elle éprouve elle aussi de grandes difficultés à composer avec son contexte. Souvent elle lui montre la voie d’une échappée qui tarde à s’imposer. Un peu plus loin, une femme enceinte traverse en biais, une expression satisfaite éclaire son visage. Comme si elle s’était trouvé un mari qui la dispense désormais de rencontrer d’autres hommes. Elle continue à voir ses amies, dont la plupart vivent également en couple. Dans le magasin, l’instant d’une étreinte a suspendu tout impératif de vente. La jeune femme de face vient de terminer un roman, refusé du vivant de son auteur, qui traite de la joie comme d’un art, l’homme qui passe le lui avait recommandé avant l’été. La joie est une force nucléique, à s’en brûler les vaisseaux. Binh-Dû ne craint pas les zébrures colorées.


[merci à Goliarda Sapienza]