mercredi 7 novembre 2018

7 novembre

Le tigre qui feulait dans l’enclos déploie soudain son corps et de ses griffes déchire la poitrine de Binh-Dû. Cela ne fait pas aussi mal qu’on pourrait le croire, c’est même libératoire en un sens, mais cela n’en reste pas moins effrayant. L’irruption du drame, issu du ludique. Depuis qu’il a perçu la sauvagerie folle dans l’œil d’un chat, Binh-Dû se méfie.
S’il avait attendu de côtoyer des chats pour se méfier... Dans sa jeunesse, il montait en courant au sixième étage pour échapper à des poursuivants imaginaires. Il collectionnait les clefs. Il s’entraînait à ne pas respirer. Il souriait plus que de raison. Ses animaux en peluche étaient marqués d’un disque de feutre rouge fluorescent apposé sur le front.
Vous n’êtes pas si énervé, lui affirme sa "référente" en lui serrant la main. La remarque est aimable, conclusion d’un entretien qui s’est déroulé selon des standards acceptables. Certes, il pourrait davantage manifester ses désaccords. Enfant déjà, il ne savait pas trépigner, hurler ni casser des objets. Il filait droit. Il allait se coucher, rattraper du sommeil en retard.

mardi 6 novembre 2018

6 novembre

Dans sa jeunesse Binh-Dû était camé. Il se souvient, il s’était rendu maître de ses shoots, ce qui revenait à en être tout à fait esclave. Il aurait prétendu gérer, comme ses pairs. Il lui fallait sa dose, entrer dans l’état, ensuite il se sentait fort, capable de doubler, de troubler, d’épuiser le produit, et même mourir il n’en avait plus peur.
Ainsi jugulait-il la colère, ainsi noyait-il le désespoir. (Il était dramatique, il l’est toujours quand il évoque cette période. On est pour toujours un drogué une fois qu’on l’a été.) La colère frappe encore aux parois de son cœur. Il rechute, par sollicitude envers lui-même – ne sois pas si dur avec toi, laisse-toi aller, fais-toi plaisir...
(On ne vieillit pas dès lors qu’on est mort une première fois.) Les nouvelles douleurs de Binh-Dû lui apprennent qu’il n’est pas éternel. À celles-là il oppose sa farouche volonté de jeunesse. Mais le revers du revers est un miroir qui lui est tendu, seras-tu enfin de ton âge ? Jamais ! fanfaronne-t-il. Alors le drame manque de virer au tragique.

lundi 5 novembre 2018

5 novembre


Les averses tombent et remontent, lavant le ciel. Ces rues étaient le territoire d’un ami que Binh-Dû a connu et qui est mort. C’est insensé de se souvenir à quel point il était vivant en un temps toujours à portée de main (suffit qu’on se retourne). La continuité du temps de Binh-Dû ne saisit pas ce phénomène. Un peu plus loin, un séquoia multicentenaire déborde sur le trottoir. Comme un gros homme alerte qui prendrait de plus en plus en plus de place, impossible à ignorer, compliqué à contourner. Les premiers avions de France, paraît-il, se repéraient à sa hauteur déjà imposante – les aviateurs ne sont plus là pour démentir la légende. Binh-Dû se faufile dans les passages étroits en jouant des épaules. Il laisse passer un motocycliste vêtu de vache tannée, dont la bonne amie enserre la taille. Quelques mèches s’échappent du casque. Depuis qu’il s’est coupé les cheveux, Binh-Dû n’attire plus le sourire des femmes. Mais il se sent moins ridicule, a-t-il gagné au change ? Il lui semble avoir rajeuni du scalp, ce qui confère un air étrange ; à son approche, les oiseaux qui piaulaient dans l’épaisseur d’un feuillage persistant subitement se taisent.

dimanche 4 novembre 2018

4 novembre

C’est un oiseau doré qui frappe au carreau. De son bec recourbé, nulle vanité excessive, juste la proposition d’une présence. L’idée d’une récompense. Et l’histoire pourrait s’arrêter là, aussi brève qu’elle fut. Des oreillers de cheveux coupés sur une seule tête durant toutes ces années et l’on ne s’en trouverait pas plus avancé. Ni mieux reposé.
La caisse express ne délivre plus que des rubans de papier vierge. Face à son capot ouvert l’humanoïde semble avoir perdu un œuf. Clignote un clignotant, puisque telle est sa fonction, l’humanoïde porte des lunettes et une coupe rase de militaire en pré-retraite. Trois bananes pour zéro euro et quatre-vingt-douze centimes, il faut le savoir.
Le moins possible suffit. La destination, par exemple, est une information superflue. Les liens d’amour, d’amitié ou de défiance ne sont pas aussi déterminants qu’on pourrait le croire. En revanche, la question est cruciale de comprendre pourquoi la vitre ménage un jour par où entrent les abeilles. Et pourquoi ouvrir grand la portière plutôt que de fermer les yeux.

samedi 3 novembre 2018

3 novembre

Binh-Dû ne se sent plus de... De quoi ? De joie ? Va-t-il se mettre à croasser, à battre ses flancs de ses bras ? Pour sûr, il pourrait en faire un fromage, de ce courrier portant en toutes lettres les mots « excellente nouvelle ». Alors la joie, oui, en un sens convenu, nullement patareligieux – plus prosaïquement une euphorie. Un yoda lui adresse depuis la montagne son approbation, depuis la montagne on aperçoit les arbres de la plaine et celui de Binh-Dû s’y distingue, et Binh-Dû est encouragé à étirer encore ses branches.
Gare à la vanité, au début on vous complimente et très vite vous lissez vos plumes à votre propre salive. Pour autant, de nouvelles perspectives s’ouvrent ; où porter à présent une espérance propitiatoire ? (Binh-Dû est conscient de son prisme mystique, de même cède-t-il volontiers au charme puissant de la désuétude.) La question est rhétorique, sur un pense-bête la liste est faite. Pour l’heure, en ce début novembre adouci où le cerisier porte toutes ses feuilles, la fenêtre ouverte incite aux virevoltes ascendantes.

vendredi 2 novembre 2018

2 novembre

Ils se tiennent au milieu du carrefour, elle le regarde s’en aller et Binh-Dû sait bien ce qu’elle pense. Elle désapprouve. Elle déplore. Elle regrette. Elle s’attriste pour lui, qu’il continue à croire à ces fariboles patareligieuses, et qu’il reparte s’enfermer pour une nouvelle « retraite », qu’il s’imagine toujours avoir une vérité à découvrir. Her face is of a splendid depth.
Mais elle ne veut plus qu’il contemple son visage, du moins pas tant que le risque demeure de se perdre dans son regard à lui. Loin d’ici, sur un continent insulaire, une autre femme sort de l’eau, c’est le printemps, au soleil le sel sèche vite sur la peau. Elle rit, et sa petite fille accourt se blottir dans ses bras. C’est une femme aimée, née pour le rire, qui revient à la vie.
Y a-t-il rien de plus simple que d’aller à la rencontre des êtres qu’on aimerait ? Une chanteuse parmi d’autres, par exemple celle-là garde le sourire même quand elle parle, nul doute qu’elle en gratifierait Binh-Dû. Puisqu’elle n’a pas connaissance de son existence c’est lui qui devra faire le premier pas, enclencher l’évidence. Il hésite encore, la foule du carrefour l’enserre.

[merci à Léopoldine]

jeudi 1 novembre 2018

1er novembre

            Binh-Dû réfléchit à ce qu’il demandera, quel vœu précis lui vaudra d’être exaucé. Car il ne suffit pas de balbutier l’amour, la santé, le bonheur, tel le premier ingénu venu.  Il a fermé les yeux, rien ne presse, il occupe une bonne position dans la file d’attente immobile. Mais n’est-ce pas son train qui arrive soudain et fait vibrer le plafond du sous-sol ? Vite, Binh-Dû se dégage, gravit quatre à quatre les marches menant au quai, la sonnerie retentit, les portes se referment, il pourrait encore s’agripper au dernier wagon... Mais non, la destination affichée n’est pas la sienne.
            Autant se demander pourquoi les femmes le quittent. Lui, si amoureux, si attentionné, si prodigue de son temps et de son écoute. Si drôle aussi, toujours le mot pour rire ! Tu donnes le sentiment de vivre à côté de ta vie, au début c’est séduisant puis cela devient angoissant. Ne lui a-t-on jamais dit. Tu entretiens une forme d’indépendance à toute épreuve, comme si on ne pouvait pas vraiment t’atteindre, et en même temps tu n’exiges rien, c’est déroutant. Ne lui fut-il pas vraiment reproché. Puis-je te faire confiance ? À quoi il ne répondit pas de façon convaincante.