mercredi 6 février 2019

6 février


                La nuit crisse sous les pas, dans un halo orangé. Binh-Dû ne touche pas le sol, il marche sur un coussin de neige que compacte son poids d’homme, comme une confirmation d’existence. Et dire que l’hiver avait failli passer ! Et l’on se serait retrouvé au printemps sans savoir d’où l’on venait. Et l’on aurait filé vers l’été dans la précipitation des jonquilles.
                Il suffit de tendre la main pour que s’y niche une boule délicate, friable puis dure et glaciale. Il faudrait peu de temps pour modeler un bonhomme – manquent les enfants qui à cette heure dorment. Le ciel est un dôme réverbérant, les flocons qui retombent se sont peut-être heurtés à une paroi concave, tout là-haut ? Ils s’échouent à présent sur les globes oculaires.
                Et sur le bonnet de Binh-Dû, qui pèse de plus en plus. Bientôt l’homme deviendra bonhomme, fausse-route de l’évolution. Engoncé dans son propre froid, espérant que plus rien ne bouge. Les arbres redessinent les contours de leurs branches, une beauté de siècles passés se rappelle à la vanité des saccages. Braves gens, dormez en paix.

mardi 5 février 2019

5 février


           La neige tombe sans bruit et sans grande conviction. Elle s’en ira dès qu’elle aura cessé de tomber, mais on dirait aussi qu’elle n’en finira jamais, que c’est le ciel tout entier qui est de neige, sur des strato-kilomètres d’épaisseur. Il n’est pas aisé non plus de mesurer la solitude qu’un autre que soi ressent. On n’est jamais dans cette solitude-là, par définition. Lui-même, où se trouve-t-il dans son excès d’être ? Et que dit-il quand il proteste Cela ne pourra pas être pire ? Binh-Dû se fait des idées, il envisage que contredire l’affirmation soit du registre de la parole réconfortante. Cela pourrait être bien pire, réjouis-toi !
           Dans le doute le voici, toujours occupé, toujours quelque chose à faire, réparer un piano, rétablir l’électricité, sortir une voiture du fossé avec le tracteur. Il est habillé n’importe comment, il ne retrouve pas sa chaussure ; on lui fête son anniversaire par erreur ; la nuit le surprend en pleine forêt avec une pelle. Il voudrait connaître les phrases magiques, celles qui permettent à l’âme de saisir enfin la vie à bras-le-corps. Il voudrait chaque instant aspirer au changement, animé d'une ludique insatisfaction. Et il passerait du chant à la parole et de la parole au silence, sans besoin de se trahir, de se croire ni de se définir.

lundi 4 février 2019

4 février


                Est-ce en raison du poids de la peine ? Est-ce la matière – le fatalisme du désespoir ? Est-ce le danger que représente la proximité, toujours ? Les cinq doigts de la main pulsent telle une méduse, lèchent le sable de plus en plus près des orteils, dans une allégorie hallucinée. Autrement il n’y aurait que de la tristesse, la fascination des heures à tuer. Pis, ce serait une douleur à en mourir, dont on ne se libérerait qu’à petit feu toxique, dans une oblitération de l’être. Non pas cesser de ne penser qu’à soi mais devenir pure écoute, intouchable, hors de danger.
                Dans le salon où, quand on lui chatouille le ventre ou les pieds, rit aux éclats une petite fille dans les bras de sa mère, un feu de bois crépite et le champagne se marie délicatement à la praline. On fait ce qu’on peut, vraiment, même quand on pourrait faire mieux. Et nous sommes beaux, vraiment, de n’être que ceux que nous sommes. Nous sommes beaux de nos enfances désorientées, des phrases définitives qui nous ont blessés, de nos rêves entravés, de nos lenteurs. De nos désirs inquiets. De notre gentillesse. Des espoirs qui nous restent.

dimanche 3 février 2019

3 février


         Binh-Dû avait cessé de compter les jours, il y en avait trop, il y en eut cent-cinquante-neuf. Il ne s’en serait pas douté, au déclenchement du chronomètre. Elle non plus, celle qui était amoureuse un peu, beaucoup, trop. Mais voilà, arrive ce jour où ils se retrouvent, elle gravit les quelques marches qui les séparent, c’est très cinématographique mais l’idée tacite est de n’en rien révéler aux témoins ni à eux-mêmes, il lui tend un billet d’entrée, ce serait très symbolique mais ils n’ont pas le temps de s’y arrêter, déjà la sonnerie du dernier appel retentit. Ils prennent place. Ils écoutent, regardent, applaudissent, ils rejoignent des amis de Binh-Dû au café, qu’il n’a plus vus depuis... trois cents jours ? Davantage ?
         La vie ordinaire, ce serait cela, de loin en loin se voir, se reconnaître, se rassurer, sans paniquer à la pensée du peu d’occasions qu’il reste de se témoigner un amour mutuel. Car on imploserait sinon, ces instants ne pourraient contenir autant d'intensité. Binh-Dû et son amie repartent dans le vent et la pluie, ce serait très romantique s’ils se rapprochaient pour se tenir chaud. Dans la chambre où il choisit leur sachet de tisane, ils parlent doucement pour ne pas réveiller la voisine. Ils ont toujours des choses à se raconter, qu’ils ne confieraient pas à d’autres. C’est unique. Je ne suis que singulière, corrige-t-elle quand il parle d’exception. Ils sont faits de la même souffrance. Ils se comprennent si bien. Et pourtant non.

samedi 2 février 2019

2 février


                Il regarde en face la mer asséchée de sa honte, il ne cille pas sous le soleil. Comment est-il arrivé là, Binh-Dû l’ignore, mais mieux vaut tard que jamais, de plus en plus tard ce serait. Déjà il s’est remis en marche sur le sol craquelé. Sa peau est sèche, comme s’il n’y avait plus de sueur à gâcher. Le soleil est la meilleure boussole qui se puisse, pourvu qu’on s’accorde à sa fixité. Au loin, Binh-Dû aperçoit deux silhouettes disproportionnées, sans doute un mirage, qui vacillent dans la chaleur ambiante. Surtout conserver la tête claire.
                Derviche, garde-toi de l’étourdissement ! Dans la caboche, tout est bien calé. Accès privé, personne n’est autorisé à entrer, pas même les amies. Lui seul s’y retrouve, avec ses fétiches, ses meubles, ses habitudes, et même ses cachettes – on se demande bien à quoi elles servent. Binh-Dû parfois cherche quelque chose qu’il a soustrait un jour à sa propre attention, méfiant au point de ne pas se faire confiance à lui-même. Et il a oublié pourquoi. Quoi. Où. Il boirait volontiers un simple verre d’eau fraîche. Il peut toujours rêver.

vendredi 1 février 2019

1er février


          Les fleuves mènent aux estuaires, alors Binh-Dû coupe par les terres. Il marche longtemps. Il sort de son portefeuille une photographie gondolée qui lui sert de boussole. Une photo de désidentification, adéquate pour les égarés, sur laquelle il semble sur le point de dire quelque chose ou de reprendre un amuse-gueule. Il y paraît bien nourri, de bonnes joues, le poil luisant. Il atteint la côte, contemple depuis un promontoire l’océan paisible aux teintes vertes et bleues, le ciel nu. Il descend comme un animal, s’agrippant aux aspérités de la falaise, jusqu’à ce que ses pieds effleurent le sable intouché, il enlève ses chaussures.
          Ses orteils s’étirent d’aise, le temps de quelques pas dans la crique encaissée. Le vrombissement d’un rotor soudain l’alerte, il va se cacher derrière un rocher. L’hélicoptère a déposé sa cargaison de chasseurs et est reparti, Binh-Dû ferme les yeux pour ne pas qu’on le voie. Il fait semblant de dormir. La femme en treillis ne s’y laisse pas prendre, puisque deux heures plus tard, quand il se réveille, elle est là qui l’observe. Du temps de la photo, se souvient-il, tout l’enjeu consistait à se persuader qu’il était intrépide ; à présent, s’il lui reste une chance de retourner danser dans les vagues, il faudra bousculer la peine et le regret.