samedi 9 février 2019

9 février


           On se rapproche d’un point de bascule. Jusqu’à n’avoir plus qu’un pas à faire, de l’autre côté, pénétrer en territoire inconnu avec la plus grande douceur possible. C’est ainsi que le monde s’illumine, Binh-Dû se souvient. Un seul de ces moments suffit pour faire une vie, et c’est bien le drame car on en voudrait plus. De ces moments, de vies ? Un seul de ces moments apporte dans le même temps le pessimisme de son inéluctabilité ; ou le regret anticipé de son renouvellement ; ou la tristesse d’un aboutissement. Le bonheur de pouvoir mourir désormais et l’urgence de vivre plus que jamais.
           Dans la salle de réunion, tous les fous sont passés par là. Y compris la psychothérapeute dont la bienveillance vacille à peine sous les insultes. Binh-Dû observe la scène derrière une vitre teintée et blindée – des fois que tout explose à l’intérieur. Un homme aigri assaille de mépris ceux qui l'écoutent. Quand il a fini on le remercie, on l’applaudit, et on se donne rendez-vous pour la semaine prochaine. L’homme s’attarde quelques secondes supplémentaires, son regard flou dirigé vers le grand miroir en face de lui. Puis il sourit, vidé de lui-même ; l’amour se trouvait en dehors de sa conscience.

vendredi 8 février 2019

8 février

           La neige vire au résidu. Pléthore de mots pour la décrire si l’on est Inuit, et tout autant pour répertorier les sons du pied posé ? Au matin glacé cela crisse et craque sur les bords, sous le soleil perfide ça clapote en bouillasse. Binh-Dû rassemble une dernière boule, il façonne une orange de Noëlcadeau des enfants inconsolables. À Pâques sous la pelure il ne restera plus que de la pulpe morte, ce sera alors le temps des chocolats qui blanchiront d’ici l’hiver suivant. Histoire de gagner du temps sur la déception, de l’eau coule entre les doigts.
           Comme si le ciel reprenait lentement son cadeau, passé l’effet de joie pure. Simple vue de l'esprit, conteste la vigie, habituée qu’elle fut à prendre de la hauteur. Elle repose à présent à l’horizontale, massant ses reins endoloris, inventant de nouveaux voyages. En ce temps-là, dit-elle, je me dirigeais vers mon lit sans me douter des profondeurs que j’y découvrirais. Binh-Dû quant à lui se suspend à son oreillette, cherchant du réseau. Puis l’objet lui échappe des mains et pendule, renversant les perspectives. Rien ne m’est dû, tout m’est donné ?

jeudi 7 février 2019

7 février


Binh-Dû retire de sa paume une longue plume de héron qui s’y était fichée, et la contusion violacée s’efface. Ce n’était donc que cela. Il tient en réserve les mots qui pourraient s’écrire. Ceux qui se font entendre sont de trop, à quoi bon toujours commenter l’expérience ? Que l’on parle à l’autre ou que l’on parle à soi, l’effet est superflu. Le silence recèle de la musique le secret, et des mathématiques, et de la danse des hormones. On n’y comprend rien et on y entend tout. Ou le contraire. On plonge dans un tourbillon d’intuitions qui n'ont cure d’être vérifiées. On y guérit surtout, comme une descente de croix – celle-ci aussitôt remportée sur l’épaule –, puis de la colline, et ainsi à rebours jusqu’au souffle magique sur un stigmate d’enfant tombé. Mais une fois revenus à la source, à l’étang où frétillent paisibles de petits poissons, une fois réconciliés – croit-on – avec la théorie de nos mauvais choix et de nos avanies, ne manque-t-il pas tout de même quelque chose ? Quelqu’un d’autre ? Celui qui dira à Binh-Dû qu’il n’est pas encore au bout de ses joies ni de ses peines, sa voix résonnera à l’air libre. Et vaudra confirmation.

mercredi 6 février 2019

6 février


                La nuit crisse sous les pas, dans un halo orangé. Binh-Dû ne touche pas le sol, il marche sur un coussin de neige que compacte son poids d’homme, comme une confirmation d’existence. Et dire que l’hiver avait failli passer ! Et l’on se serait retrouvé au printemps sans savoir d’où l’on venait. Et l’on aurait filé vers l’été dans la précipitation des jonquilles.
                Il suffit de tendre la main pour que s’y niche une boule délicate, friable puis dure et glaciale. Il faudrait peu de temps pour modeler un bonhomme – manquent les enfants qui à cette heure dorment. Le ciel est un dôme réverbérant, les flocons qui retombent se sont peut-être heurtés à une paroi concave, tout là-haut ? Ils s’échouent à présent sur les globes oculaires.
                Et sur le bonnet de Binh-Dû, qui pèse de plus en plus. Bientôt l’homme deviendra bonhomme, fausse-route de l’évolution. Engoncé dans son propre froid, espérant que plus rien ne bouge. Les arbres redessinent les contours de leurs branches, une beauté de siècles passés se rappelle à la vanité des saccages. Braves gens, dormez en paix.

mardi 5 février 2019

5 février


           La neige tombe sans bruit et sans grande conviction. Elle s’en ira dès qu’elle aura cessé de tomber, mais on dirait aussi qu’elle n’en finira jamais, que c’est le ciel tout entier qui est de neige, sur des strato-kilomètres d’épaisseur. Il n’est pas aisé non plus de mesurer la solitude qu’un autre que soi ressent. On n’est jamais dans cette solitude-là, par définition. Lui-même, où se trouve-t-il dans son excès d’être ? Et que dit-il quand il proteste Cela ne pourra pas être pire ? Binh-Dû se fait des idées, il envisage que contredire l’affirmation soit du registre de la parole réconfortante. Cela pourrait être bien pire, réjouis-toi !
           Dans le doute le voici, toujours occupé, toujours quelque chose à faire, réparer un piano, rétablir l’électricité, sortir une voiture du fossé avec le tracteur. Il est habillé n’importe comment, il ne retrouve pas sa chaussure ; on lui fête son anniversaire par erreur ; la nuit le surprend en pleine forêt avec une pelle. Il voudrait connaître les phrases magiques, celles qui permettent à l’âme de saisir enfin la vie à bras-le-corps. Il voudrait chaque instant aspirer au changement, animé d'une ludique insatisfaction. Et il passerait du chant à la parole et de la parole au silence, sans besoin de se trahir, de se croire ni de se définir.

lundi 4 février 2019

4 février


                Est-ce en raison du poids de la peine ? Est-ce la matière – le fatalisme du désespoir ? Est-ce le danger que représente la proximité, toujours ? Les cinq doigts de la main pulsent telle une méduse, lèchent le sable de plus en plus près des orteils, dans une allégorie hallucinée. Autrement il n’y aurait que de la tristesse, la fascination des heures à tuer. Pis, ce serait une douleur à en mourir, dont on ne se libérerait qu’à petit feu toxique, dans une oblitération de l’être. Non pas cesser de ne penser qu’à soi mais devenir pure écoute, intouchable, hors de danger.
                Dans le salon où, quand on lui chatouille le ventre ou les pieds, rit aux éclats une petite fille dans les bras de sa mère, un feu de bois crépite et le champagne se marie délicatement à la praline. On fait ce qu’on peut, vraiment, même quand on pourrait faire mieux. Et nous sommes beaux, vraiment, de n’être que ceux que nous sommes. Nous sommes beaux de nos enfances désorientées, des phrases définitives qui nous ont blessés, de nos rêves entravés, de nos lenteurs. De nos désirs inquiets. De notre gentillesse. Des espoirs qui nous restent.