mercredi 20 mars 2019

20 mars


                Mais à quoi bon s’appeler, on a tout notre temps. Quelqu’un s’affaire dans la cuisine, il finira bien par en sortir, quelqu’un d’autre examine le dos des livres dans la bibliothèque du salon. On se fiche bien de savoir comment ils s’appellent, une troisième personne passe dans la rue, seule ou accompagnée. Il y a un certain nombre de couples qui font sens, d’autres plus gratuits, et les nombres impairs, tout à fait en mesure de s’apparier avec les nombres pairs, ne déparent pas le tableau. Binh-Dû ne ressent nul scrupule à souhaiter à tout-va de joyeux anniversaires, parfois il tombe juste, sinon c'est le calendrier qui tombe faux.
                Elle retourne à son bureau après sa pause-déjeuner. Il y a du soleil aujourd’hui mais l’air est froid pour la saison. Ils ont pris une table à l’intérieur, c’était jour de couscous, deux merguez chacun. Son collègue achète une recharge pour cigarette électronique, elle ne l’attend pas, elle traverse les voies du tramway en regardant à gauche puis à droite. Toujours un temps d'hésitation, est-ce comme avec les voitures, est-ce pareil à Londres ? Elle a lu la veille qu’un robot a tué une femme qui marchait hors des passages piétons, ce qui semblerait constituer une circonstance atténuante. Il est difficile de savoir à première vue qui tient vraiment à la vie.
                Ou qui voudrait simplement ne pas souffrir. Il y a de l’énervement face à la tache sur le chemisier de soie, et cette fois le coupable est tout trouvé : c’est ce Binh-Dû dénué de scrupules, qui n’a pas choisi le détachant adéquat dans les rayons du supermarché. Je pensais que cela suffirait, se défend-il piteusement. Son amie est à deux doigts de prendre ses cliques et ses claques, elle s’est enfermée dans leur chambre, que fait-elle ? Il y a doute sur la consistance. C’est peut-être du gras de baleine. À qui en tenir rigueur, si tel est l’objectif ? À l’espèce humaine tout entière, massacreuse et néanmoins adoratrice du rare et du précieux.
                Poudre aux yeux, oui ! Quand on te demande pourquoi tu ne veux pas, n’objecte qu’une raison à la fois ou tu te feras coincer. Ne dis pas que tu préfères ne t’en remettre qu’à tes intuitions et que de toute façon tu n’es pas disponible pour prendre rendez-vous. On ne te croira pas. Toi-même tu t’apercevras que tu mens. Qui que tu sois, Binh-Dû par-ci, Binh-Dû par-là. Aux origines il y avait un jardin, et dans ce jardin roucoulaient des pigeons ramiers. Tu ne les appelais jamais tourterelles, et pourtant c’en étaient. Un jour, tu as mangé de la palombe farcie. Tout ce temps passé à écouter n’a pas été du temps perdu.
                On pourrait même parler de bonheur. Soyons fous ! Sylvelle et Jumien ont réintégré leur intérieur, à rebours, veillant à ne pas se heurter. Ceux-là, aucun doute, ils sont faits l’un pour l’autre, Binh-Dû les considère avec attendrissement. Au bout de la toux est un chant. Et à la fin de l’ellipse ? Imaginons un embranchement, une voie de désengagement hors saison. D’un coup, le silence et l’obscurité. On avance mais on ne saurait en jurer, les biomécanismes semblent ralentis. Il n’y a plus de régularité qui tienne, du moins celle à laquelle on s’était habitué. Plus de repères fatigués. Chut alors... Mais à la fin, si ce n’est soi, qui - pour le dire ?

mardi 19 mars 2019

19 mars


                Tu as le choix, comme face au miroir. Même esseulé sur la planète Mars, tu aurais le choix. Entre le reproche et la réjouissance. Sur le lit de Binh-Dû, des reliefs attendent qu’on débarrasse. Ce sont des coquilles d’œufs, des noyaux d’olives, des miettes dans une assiette ; quatre bananes en grappe, deux emballages biodégradables, un pull-over détricoté. Ce sont les cratères consécutifs à des chutes de météorite, des fragments d’agitation irréelle. Il y a même deux oreillers aplatis, c’est dire ! Si quelqu’un entrait, il ne verrait pas Binh-Dû assis en tailleur.
                Et pourtant il est là. Il se rapproche de la sortie. Heureusement qu’il sourit, car personne ne l’entendrait crier dans le vacarme ambiant. Il va être temps de se détacher des drames intérieurs – ne t’inquiète pas, tu pourras toujours courir au pied des arbres attraper au vol les oisillons tombant du nid. Mais surtout pas de culpabilité, jamais plus, pour ce que tu n’aurais pu mieux décider tel que tu étais. Une femme se déshabille derrière l’ombre chinoise d’un pin parasol. Est-elle... nue ? Réjouis-toi, et elle avec toi. Vos prénoms sont sur le bout de vos langues.

lundi 18 mars 2019

18 mars


                Binh-Dû prépare son nid. Il hésite à privilégier l’absurde ou la logique. La gravité ou la nonchalance. Ou l’indolence – même pas mal, au chaud sous les plumes ! Sa préférence irait pourtant aux développements logiques, bois précieux, harmonies savantes, mais à défaut il bascule volontiers dans le désordre.
                C’est plus amusant. La neige conduit au printemps, les abricotiers ne sont pas contents. Les amoureux se préservent, les réverbères diffusent une lumière vert citron. Tu surplombes le givre à tes pieds, ne sachant que penser dans la buée de ton souffle, quand tu voudras revenir chez toi tu ne reconnaîtras pas le chemin.
                Plus ils s’en défendent, plus les amoureux se trompent. Ils raisonnent en termes de pouvoir. Tu le crois, ça ? Tu crois que le secret d’un amour vrai implique le contrôle consécutif de l’un sur l’autre, chacun son tour ? Peu importe, tu n’es pas partie prenante de leur conversation, tu as déjà la tête ailleurs et le corps, n’en parlons pas.

dimanche 17 mars 2019

17 mars


                Tu t’imagines avoir découvert le secret d’un bon dialogue : l’un des protagonistes ne sait pas donner et l’autre ne sait pas recevoir. Il y a plus d’habileté à être sourd. Tu réfléchis à la façon dont pourrait évoluer une telle situation – les rôles s’inverseraient jusqu’à confusion des identités prises dans un siphon infernal. Mais est-ce bien ce que tu désires raconter ? Ne l’as-tu pas déjà raconté mille fois, à l’instar de quelqu’un qui s’obstinerait à réitérer ce qu’il ne comprend pas ? Et d’abord, que fais-tu encore par ici ?
                Binh-Dû anticipe l’avenir qui se rapproche de jour en jour. La neige tombe comme un adieu. Il s’égare dans une ville inconnue, le contrôleur du funiculaire le remet sur le droit chemin, de sa fille Binh-Dû pourrait tomber amoureux. Rêve-t-on d’avoir pour beau-papa le contrôleur du funiculaire ? Les rues sont courbes, un encouragement à se perdre. Ou plutôt à se vivre page blanche : non pas confirmé par l’échec mais offert au renouvellement ? Saisi de frissons mais néanmoins confiant, il secoue de son bonnet la poussière.