vendredi 8 novembre 2019

8 février


L’été dernier on prenait le vélo pour aller à la plage. Le mec me dit « Je comprends, moi aussi j’ai travaillé dans la restauration ». En ce moment je dors comme c’est pas permis. Ça paraît loin mais en réalité c’est tout à fait faisable. Comme si ça lui donnait le droit de me draguer, non mais tu imagines ? C’est genre neuf, dix heures toutes les nuits. Oui mais tout de même vous en aviez pour combien de temps ? Ils se croient tout permis les bâtards. Une nuit de neuf heures je ne sais pas depuis quand cela ne m’est plus arrivé. Ça dépendait, parfois on s’arrêtait en chemin. Donc le mec continue, il me dit « Et ça vous arrive d’être payée en heures sup’ ? » Oui mais tu vois, là je sens que mon corps en a besoin. Deux heures et demie à peu près. Mais est-ce que je lui demande s’il lèche le cul de sa chienne ? Mon corps aussi, il en aurait bien besoin, c’est juste que je ne peux pas avec tout ce que j’ai à faire dans une journée ! Je crois que je n’aurais pas eu le courage. Tu aurais dû ! Bien sûr, et comment ça se passe avec Lucas ? En même temps, la piscine ça craint, surtout pendant les vacances. Bref, je le calcule plus, je continue mon taf, à un moment je le vois qui se barre avec ses potes et il me fait un clin d’œil. Toujours pareil, ce qui n’arrange rien. Tu devrais venir nous voir. Je vais débarrasser sa table, et devine combien je trouve en pourboire ? Ce n’est pas ton anniversaire, bientôt ? Je crois que je vais rester ici. Quatre-vingt-cinq centimes d’euros. Ça tombe un lundi.

jeudi 7 novembre 2019

7 février


           Un jour tu seras tout entier dans tes yeux. Mieux, tu seras un regard. Tu seras ce vers quoi ton regard te porte. Tu reviendras à tes yeux pour être l’espace entre ce que tu regardes et toi. Ce jour-là, ce que tu regarderas sera le ciel. Mieux, ce seront les nuages traversant le ciel. Ce sera ta vision du ciel traversé de nuages et ce sera la traversée du ciel par les nuages. Tu ne penseras rien. Tu attendras sans attendre le moment de passer à autre chose, tel un animal. Tu seras émerveillé tel un homme. Tu pourras fermer les yeux et devenir tout entier au-delà de toi-même.
           Nul besoin d’inscrire ton nom sur du ciment, du bois, une peau. Ou le nom de quiconque. Tu ne guetteras pas le moindre signe d’approbation – qui pour un animal équivaudrait à une menace. Tu ne chercheras pas consolation pour tes blessures, tel un homme aux pieds tuméfiés par l’éteule. Tu ne traîneras plus ton corps lourd à la poursuite de mots perdus, jadis reportés en caractères minuscules dans un carnet. Tu seras à nouveau innommé. Et partant, depuis la confusion infinie du mycorhize jusqu’aux élancements les plus avides, tu vivras l’étreinte du monde.

mercredi 6 novembre 2019

6 février


           Et sur le ciment frais d’un muret tassé de canicule s’inscrit à la pointe de l’index un prénom familier. Pour qui ? Dans quelle intention ? Propice à quelle interprétation ? L’index interpelé gratte un crâne perplexe à 16486 kilomètres de là.
           Une femme s’assied sans déranger d’aucune manière son voisin si ce n’est qu’elle le remercie. Elle consulte son smartphone, soudain contrariée se relève, hésite, cherche une autre place, inspecte le vague à son âme.
           Que vaudrait-il mieux crier à la face du monde, « Je t’aime ! » ou « Tu m’aimes ! » Lequel des deux étonnements est-il de meilleur augure ? Le chien trouve toujours quelques brins d’herbes folles à sucer. Le piano ne sonnera qu’à la nuit tombée.
           Toujours une histoire d’arrêts et de déplacements. Toute destination est une affaire privée, le plus souvent même un prétexte pour ne pas s’orienter aux étoiles, aux ombres et aux parfums. Et coulissent les portes coulissantes.

mardi 5 novembre 2019

5 février


           On l’emmène voir des arbres. Il y en a beaucoup, pour qui n’a pas idée de ce que peut être une forêt. Ce ne sont que des arbustes mais lui-même n’est encore qu’un enfant. Il s’émerveille de peu (ou il sait voir grand dans le peu). Il y a des odeurs d’humus qui flottent dans l’air. Ses bottes dérapent dans la boue, une fille crie dans ses oreilles, un garçon lui donne un coup de poing dans le bras. Les adultes crient aussi, pour qu’ils avancent calmement vers les ruches et le monsieur en combinaison blanche qui les enfume. Derrière leur groupe, il y a un autre groupe qui attend.
           C’est l’instruction en troupeau. Quand as-tu pris conscience que tu faisais partie d’une génération que les générations précédentes veillaient à contrôler ? Quand as-tu su qu’il n’y avait rien de bon à attendre d’une obéissance irréfléchie ? Tout va mal, te plaindras-tu alors que la mer remonte lentement et que le soleil descend, alors que rien ne t’oblige à demeurer sur place dans la douleur d’anciens atermoiements. Tout va bien, prétendras-tu à voix chuchotée dans la bibliothèque, alors même que tu retiendras une sourde colère. Derrière toi, ton jumeau halogéné s’impatiente.

lundi 4 novembre 2019

4 février


           Il n’était pas censé célébrer l’abjection. Ce n’était pas le pacte. Il n’était pas désireux d’échafauder de bancales théories selon lesquelles l’abandon de tout espoir serait l’unique issue face à l’aporie. Il voulait observer le monde et le trouver beau. Ou amusant, par défaut ou en complément.
           Cela fait longtemps qu’il ne s’est pas promené, le nez au vent. Oh mais c’est qu’il n’est plus drôle du tout ! Et c’est de sa faute : il n’a plus envie de rire. Dans le reflet des vitres du métro il n’a plus besoin de se forcer pour tirer une sale gueule. Il ressemble à un type accroché à la même barre en inox – où ça ?
           Il n’y a qu’une main accrochée à la barre, un corps balloté par les cahots de la rame. Quelqu’un tousse et forme de la buée. Quelqu’une découvre le mot « canopée » sur une appli de mémorisation rapide. Quelqu’un enfonce plus profond ses écouteurs dans le cérumen. Il voulait cesser de réprouver.

dimanche 3 novembre 2019

3 février


           Pourtant, à tout prendre (peur, du recul, de la hauteur) on y gagne au change. Car sinon la pente glisse vers l’horreur. Jusqu’à ce que tu n’aies pour seule espérance que de pacifier ta propre abjection en la dupliquant autour de toi, voulant convertir tes semblables afin que semblables ils demeurent, et ainsi te justifier, et in fine sceller à double tour ton irréparabilité.
           Oh non, reste doux ! Reste désolé, incompris, que ton espérance soit celle du désespoir – mais attentionné. Sois gentil, ennuyeux, et triste surtout, ne renonce pas à ta tristesse ! Continue à être maltraité, moqué, plaint, continue à sourire tel un panda en voie de disparition. Tout plutôt que de faire, de la cruauté qui démange à l’intérieur, ton nouveau principe moteur.
           Le zèle de la souffrance est ce qui subsiste de créativité chez ceux qui n’envisagent plus de retour au terme de leur dérive. Ils sont perdus au point de désirer que le monde s’anéantisse après eux. Ils rient beaucoup, trop fort. Ils ont de l’esprit, du moins ce qui en tient lieu, ils sont drôles. Ou pas. Ils sont positifs. Ou cyniques. Ils t’en diraient de belles – ne les écoute pas !