mercredi 22 juin 2022

Attentives #27 / Rhizomiques #109

Elle pensa aux Vietnamiennes qui faisaient bouclier de leur corps pour protéger leurs enfants des balles tirées par les soldats, et à la maman eskimo qui, au milieu de l’hiver, avait fait promettre à ses enfants affamés de manger son corps gelé avant de se glisser hors de l’igloo pour s’allonger dans la neige. Elle avait la certitude qu’elle donnerait, elle aussi, sa vie pour ses filles avec la même facilité qu’un flocon volette dans le vent, avec la même simplicité qu’un pétale tombe d’une rose. Dans une situation extrême, elle saurait exactement quoi faire et elle n’hésiterait pas. Mais mourir paraissait terriblement facile, limpide et évident, comparé à ce qu’on exigeait chaque jour d’une mère ordinaire.

Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)

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Camille est ma fille, une magnifique enfant, qui chante, qui se blottit contre moi en décidant que je suis sa montagne. Une montagne géante qui la protègera toute sa vie, a-t-elle décrété. J’en pleurerais, tant je me sens motte de terre qu’elle pourrait écraser de son petit talon.

Nathalie Kuperman (in La vie sauvage)
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Elle avait écouté son enfant changer d'âge en permanence.

Marie Richeux (in Sages femmes)

mardi 14 juin 2022

Attentives #26

Je t’ai aimée tout de suite, l’immédiateté de mon sentiment m’a surprise. Je m’étais préparée à t’aimer comme on prépare un examen. Je te désirais, vraiment, mais une petite voix en moi me soufflait que l’amour pour un enfant n’allait pas de soi. (…) Tant de mères restent indifférentes à l’arrivée d’un enfant qu’on leur colle sur le ventre en attendant d’elles qu’elles s’exclament « Oh mon Dieu ! », qu’elles saisissent le nourrisson à travers des larmes de joie avant de le tendre à la sage-femme pour qu’elle les débarrasse de ce truc gluant. J’ai aussi été cette mère-là. Un peu dégoûtée par ce que tu charriais de mon ventre sur ton corps. Je ne t’ai pas vraiment regardée, mais dès que l’on t’a détachée de moi, tu m’as manquée. Je me souviens même de m’être demandé pourquoi je t’aimais à ce point. Je ne trouvais pas tout ça très normal. Mais c’était là, l’amour. Comme une chose qui m’exaltait et me pesait à la fois.
Nathalie Kuperman (in On était des poissons)
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C’est impossible à expliquer, la maternité. Ce qui est perdu, le sang, le muscle et l’os qui sont puisés dans le corps pour donner nourriture et souffle à la vie qui va naître. Le bulldozer de fatigue qui te broie tout le long du premier trimestre, les haut-le-cœur qui te tordent le matin, la déformation, la boursouflure, la déchirure de tout ce qui était ferme ou délicat, jusqu’au moment où ton corps ne t’appartient plus et devient une chose à laquelle il faut survivre. Mais ça, ce n’est que le physique. Ce qui use le plus, c’est la suite.
La partie de moi que mon corps a insufflée en toi, cette partie a fait de nous deux personnes inséparables qui partagent une seule âme. Je pense la même chose de tous mes enfants. Un père ne peut comprendre à quel point vous existez profond en nous, si profond que, où que vous alliez, un peu de moi demeurera toujours un peu de vous. Malgré toutes les nuits d’insomnie où vous nous assommiez avec vos braillements affamés, malgré tous les trajets en voiture où vous n’arrêtiez pas de hurler, malgré (…) tout ça, il y avait toujours sous la surface une forme de perfection inouïe. Vos réveils dans le creux de mes bras, le blanc de vos yeux qui brillait de curiosité en absorbant la moindre nouveauté, et votre peau d’une douceur infinie qui pétrissait ma joue. Les rebords de fenêtre où je m’asseyais pour vous bercer. Le duvet de vos premiers cheveux sous mon nez quand je vous blottissais endormis contre moi. Votre visage qui s’éclairait devant la première chenille que nous trouvions dans la terre, vos couinements de rire lorsque nous vous soufflions sur le ventre, ou encore les jours où toute la famille s’agglutinait sous la couette à cinq heures du matin pour se rendormir, chacun buvant aux rêves des autres. Le monde entier était là, dans vos yeux, il irradiait de votre peau brune et parfaite. Tout redevenait neuf, sans arrêt. Ce qui me secouait était si sacré et si entier que je n’avais pas besoin de prier pour savoir que les dieux étaient avec nous, en nous.
Kawai Strong Washburn (in Au temps des requins et des sauveurs)
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Ta mère était folle aussi je suppose, comme toutes les mères évidemment. Quand un être nous sort du ventre, quand il nous sort d’entre les jambes, on devient quoi ? On devient folle. Si on ne l’était pas encore, on le devient, c’est la nature.
Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle)

jeudi 9 juin 2022

Rhizomiques #108 / Attentives #25

Un jour, alors que j’étais occupé à bien le border dans son berceau, avant qu’il ne s’endorme, Joaquin attrapa un de mes doigts. Il s’y accrocha. Je ne sais pas comment cela arriva, mais soudain je me rendis compte que toute sa petite main le serrait. Je ne savais pas qu’un nouveau-né pouvait serrer les choses avec une telle force. Sa main était comme une pince. Je sursautai d’abord, me demandant si je devais rester tranquille ou essayer de le faire lâcher prise. Je le fixai : Joaquin me regardait dans les yeux. Il ne souriait pas, il m’observait comme s’il était en train de me poser une question. Nous restâmes ainsi plusieurs secondes, à nous parler du regard. Et j’eus enfin la sensation qu’il m’avait choisi pour père.
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Un jour, tu t’es séparée de moi. Tu étais toute petite, je m’en souviens très exactement, tu avais quatre mois, et je te tenais sur mes genoux. Tu as regardé autour de toi, longuement, et quand tes yeux sont revenus sur moi, tu étais différente. En une seconde, tu t’es détachée de moi, et j’ai compris que c’était irréversible. (…)
Avant, tu n’étais pas une inconnue pour moi, tu étais seulement… infiniment mystérieuse. Ton regard était accroché au mien comme si notre vie à toutes deux en dépendait, tu buvais en silence mon visage et ma voix. Et j’étais aspirée dans ton mystère. Je m’y préparais tout entière. Qui tu étais, qui j’étais moi-même, ça n’avait aucune importance.
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Elle pensa au mystère qu’étaient ses filles – ces étrangères, ces invitées, ces amies très chères insoupçonnées –, en quelque sorte tombées dans leur propre vie à travers elle. Ses filles si proches par le ton de leur voix et le contact de leurs mains, par leur chair et par leur souffle plus précieux que les siens propres. Mais ses filles en même temps si lointaines, avec leur âme inviolable, leur moi secret séparé du sien pour l’éternité.
 
Claudia Piñeiro (in Les malédictions)
& Florence Seyvos (in Une bête aux aguets)
& Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)

mardi 7 juin 2022

Attentives #24


Il lui explique qu’il s’agit d’une mère et de son enfant, la petite pierre étant l’enfant, et la grosse, la mère. La plus grande a un trou, mais aussi un endroit plat pour que la petite puisse s’y poser. 
Il lui explique que l’artiste devait être lasse des visages et des tragédies, qu’elle rêvait d’un langage universel. 
Un langage où le monde parle de lui, dit-il, au lieu de nous à sa surface qui nous disputons bêtement dans toutes sortes de langues. 
 
Ali Smith (in Hiver
(à propos de Barbara Hepworth) 
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Après la naissance de Suzanne, j’avais très vite pensé que devenir mère me rendait beaucoup plus fragile et beaucoup plus forte, beaucoup plus proche de la vie et beaucoup plus proche de la mort, qu’il me faudrait désormais faire avec cette nouvelle équation. Pendant ces mois de recherches, j’avais appris que tout tissage s’élaborait sur le métier avec un fil de trame et un fil de chaîne, ces deux fils étant opposés. Le premier placé dans la largeur, le second dans la longueur, le tissu n’existant qu’à la condition de leur croisement, celui des contraires. Tandis que le fil de chaîne tendu sur le métier fait office de structure, le fil de trame, lui, va et vient, dessine ses vagues,  enroulé sur la navette.
J’étais ces deux fils à la fois, la naissance de Suzanne m’avait offert de le découvrir. Aucun des deux n’était plus créatif que l’autre. Dans les tissus les plus ordinaires, on finissait d’ailleurs par ne plus les distinguer : la trame, la chaîne, servaient toutes deux à la naissance d’une unité.
 
Marie Richeux (in Sages femmes)

jeudi 2 juin 2022

Rhizomiques #107

Hugh se dirigea vers l’œuvre suivante : une paire de tennis en Patafix, posée sur un socle et exposée dans un cabinet vitré. (…) « On dirait vraiment des Adidas. Elles sont parfaites.
- Elles sont affichées à sept mille cinq cents dollars ? Bon sang, c’est ridicule ! Ça rime à quoi ?
- Il se moque de nous, non ? En les exposant derrière une vitrine… Ce n’est pas une façon de dénoncer notre tendance à mettre les tennis et les marques sur un piédestal ?
- La moitié du temps, je me dis que l’ironie n’est qu’un vernis.
- Pour masquer quoi ?
- Rien. Un vernis appliqué sur du vide. »
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Toi (plus prudente, désignant un tas de boulons apparemment pas fini, posé à côté d’un tube de colle sur un bout de carton) : « Et celui-là, tu es en train d’y travailler ? » Lui (sourire énigmatique et œillade provocatrice) : « Non, je dirais même que c’est probablement mon œuvre la plus achevée. C’est ce que disait en tout cas le catalogue de ma troisième expo. » En fait, je suis convaincu qu’il écrivait lui-même les textes de ses catalogues, il ne fallait sans doute pas trop en demander aux galeristes obligeants qui présentaient ses merdes prétentieuses. Je les entends d’ici : « Vraiment, Gilles, tu feras ça mieux que nous. » Et il devait le croire en plus, que son "œuvre" était trop exigeante pour qu’il en laisse le commentaire à d’autres. Bref, le tube de colle s’avère faire partie de "l’œuvre", en être même, comme le dit probablement aussi "le catalogue", c’est-à-dire l’auteur, "l’essence paradoxale", ou "l’élément de signification faussement fonctionnelle", "la matérialité transcendante", quelque chose dans ce goût-là.
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- On dirait qu’un gosse a bouffé tous ses crayons de couleur avant de gerber, si vous voulez mon avis.
- OK…
- Vous n’êtes pas d’accord ?
- L’opinion des gens sur l’art m’indiffère, monsieur. Soit on apprécie, soit on n’apprécie pas, et c’est idiot d’attendre que les autres apprécient quand on peut tout bonnement se balader sans se faire marcher sur les pieds dans les musées grâce à tous ces crétins qui affirment que leur fille de quatre ans en fait autant.
 
Fiona McGregor (in L’encre vive)
Julie Wolkenstein (in L'Excuse)
Marlon James (in Brève histoire de sept meurtres)

mardi 31 mai 2022

Rhizomiques #106

Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité.
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Raluca peint, ce qu’il savait déjà. Et elle lui a montré ses tableaux. Il a dû faire un effort pour ne rien laisser paraître sur son visage. Toute la maison est remplie de tableaux de chevaux musculeux, d’épouvantables images de chevaux d’un réalisme de vignettes pour enfants, la crinière au vent, les sabots en l’air, les membres très mal proportionnés, des chevaux à grosse tête ou aux cous trop longs, aux pattes impossibles et aux perspectives difformes, encore et encore des chevaux aux yeux de fous. Comment tu les trouves ? lui a-t-elle demandé ; et lui, qui ne savait pas quoi dire, a répondu : uniquement des chevaux ? Oui, parce que c’est un animal beau et rapide, parce qu’il est fort et joyeux et très libre, et c’est ce que je veux être dans ma vie et parfois j’y arrive, a-t-elle dit. Derrière ces chevaux monstrueux, des fonds tout aussi artificiels sur lesquels les animaux se découpent : des soleils ardents, des lunes argentées, des arcs-en-ciel, des crépuscules rouges et… un ciel vert ? Raluca a vu qu’il regardait ce tableau et elle a ri : mes amis disent que le ciel n’est jamais vert, et encore moins d’un vert fluorescent si brillant. Mais je me moque de ce qu’ils disent, parce que j’ai vu ce tableau dans ma tête, tu sais ? C’est comme si les images dansaient dans ma tête avant de les peindre. Et j’ai vu là-dedans un ciel vert, a-t-elle dit en se touchant le front. Les mauvais artistes brûlent de la même passion que les bons et ils se consument autant à la flamme de la beauté, a pensé Pablo. Et pendant un temps, il lui a envié ses horribles chevaux.
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Il y avait une exposition de Damien Hirst à Monaco, c’était moins intéressant que la relève de la garde, mais tout de même : à ne rater sous aucun prétexte. « La première fois que j’y suis allée, a-t-elle dit, je n’ai pas aimé. Et puis j’ai vu dans le journal que Damien Hirst était le numéro deux mondial. Alors j’y suis retournée. Et j’ai trouvé ça vraiment très beau, absolument fabuleux. »
C’est à ce moment-là que j’ai pleuré. C’était vraiment trop, même sous les douces lumières des lustres, dans le cliquetis des couverts – j’ai été pris d’un fou rire terrible. J’ai pleuré comme une madeleine. Je ne sais plus comment je m’en suis sorti, je ne crois pas qu’elle se soit sentie visée. D’ailleurs je m’en veux, de ce rire incontrôlé : au moins cette dame avait-elle le mérite de l’absolue franchise.
 
Friedrich Nietzsche (in La volonté de puissance)
& Rosa Montero (in La bonne chance)
& Pascal Janovjak (in A toi – co-écrit avec Kim Thúy)

vendredi 27 mai 2022

Rhizomiques #105


 
L’acte de peindre est, avant tout, une prise de possession sensuelle de l’univers : une sorte d’identification se produit entre vous et ce que vous cherchez à capturer par l’action de peindre. Le peintre se travestit sensuellement en ce qu’il peint. Il devient femme pomme fleur lumière, je ne connais pas de communion plus complète – à part la fusion de l’amour. Peindre c’est aimer.
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Le visage de la vierge était définitivement beau et quelque chose en lui l’apparentait à Valeria qui avait maintenant retiré ses lunettes pour contempler ces œuvres de Giotto dont elle assurait connaître chaque millimètre, et la chaleur de la petite main de la jeune femme saisissant celle de Miguel fut une telle surprise qui se transforma en une certitude révélatrice : dès cet instant, tout pouvait changer, comme la vie de Marie à partir du moment où l’ange descendu du ciel lui avait annoncé son immense responsabilité dans le royaume de ce monde.
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- Vous avez déjà entendu parler de Marina Abramovic ?
Je secoue la tête.
- C’est une artiste performeuse. Elle a longtemps travaillé avec son compagnon, Ulay. Ils avaient créé une installation où ils marchaient en se bousculant pendant une heure. Une autre fois, ils se sont attachés ensemble par les cheveux et se sont tenu dos à dos pendant dix-sept heures. En 1977, ils ont inspiré et expiré le même petit volume d’air jusqu’à perdre connaissance. Quand j’étais étudiante en histoire de l’art, on a analysé le projet qu’ils avaient monté dans les années 1980 : assis l’un en face de l’autre, ils avaient passé sept heures à se dévisager en silence.
- Je n’ai jamais compris pourquoi on appelle ça de l’art.
Elle me jette un regard surpris.        
- Qu’est-ce que l’amour, si ce n’est pas de l’art ?
 
Serge Rezvani (in Le testament amoureux)
& Leonardo Padura (in Destin(ation) : Milan-Venise (via Vérone))
& Jodi Picoult (in Le Livre des deux chemins)