jeudi 19 juin 2025

Suspens estival

Tout récit s'inscrivant dans un décalage temporel, celui d'une escapade déjà ancienne s'autorise à attendre... un certain nombre de jours voire de semaines avant de repartir.

Car le temps du présent devient un peu trop chahuté pour l'auteur de ce blog.

(Sans doute de nouveaux-prochains récits décalés y émergeront ?)

En attendant, il y aura ponctuellement floraison de rhizomiques, voire de vivaces et d'attentives - on ne sait jamais.

Et de petites photos parfois décalées comme une horloge arrêtée sur midi alors qu'il est justement midi mais un jour ou une année ou deux plus tard.

19 juin

vendredi 13 juin 2025

Horizon bousillé

jeudi 31 août
(6/n)

    Un corbeau solitaire m’a observé à prudente distance tandis que le soleil se couchait. Il ne m’a pas souhaité la bonne nuit mais c’est un progrès depuis la nuée démoniaque du premier soir, non ?
    Disons oui. Le lendemain je roule vers le point le plus au sud de mon périple. Là où je vais passer deux jours. « Je regarde mes contemporains / C’est dire si je contemple rien » est inscrit sur un mur de béton.
    Qu’ajouter à cela, je ne sais pas trop où porter le regard, quittant un horizon bousillé par les éoliennes pour m'enfoncer dans des zones artisanales et commerciales à n’en plus finir. Je m’arrête, quand même, dans un semblant de village.
    D’un café s’échappent des rires mesquins, dominateurs, imbéciles ; bas du front (national) ; non que vaille mieux le rire cauteleux et élitiste de la bourgeoisie de droite. Sur un abribus : « Suce le pape / Négros en Syrie ».
    J’aime les rires indéfinissables (au risque sinon de les trahir). Il me reste deux heures de route. Je vais retrouver une maison, un lit, des repas chauds, de l’amour filial. Je n’en parlerai pas ici. N’en écrirai rien. Deux jours plus tard je repartirai.

mardi 10 juin 2025

Esprit de contradiction

mercredi 30 août
(5/n) 

    C’est une affaire de proportions, l’effet qu’un paysage a sur nous. Si l’on se cantonne à l’aspect visuel. Dans la bibliothèque de formes il y a des coefficients de courbes, des nombres d’or, des mécaniques dissimulées. Le goût est une horlogerie dont les ressorts nous demeurent obscurs ainsi que nos souvenirs de petite enfance. Ce qui vient après se surajoute – quoique avec moins de détermination – sur une base inaltérable. 
    Deux enfants jouent devant la maison des grands-parents. Ils s’ennuient et ne s’ennuient pas, c’est la fin des vacances, ils ont moins d’une dizaine d’années, à l’âge où chaque été est une petite éternité. Ils me voient arriver sur le chemin, peut-être m’ont-ils vu prendre en photo un tournesol. Ils voient mes chaussures de randonnée, mon sac, ils me disent bonjour les premiers et ils m’indiquent par où passer.

- En tout cas, eux ils ne m’ont pas pris pour un autre.
- Laisse-moi rire : ils ont cru que tu faisais la route de Stevenson !
- « Un bout seulement », j’ai répondu.
- Quinze kilomètres dans un sens et autant au retour pour aller dormir dans ta voiture, il est beau le randonneur !
- C’est drôle, on a inversé nos rôles, au départ c’était moi qui étais négatif…
- Parce que je ne suis pas ta bonne âme : je suis ton esprit de contradiction.

jeudi 5 juin 2025

Pfff...

mardi 29 août
(4/n) 



 
Et, oui, le lendemain est moins âpre.
- Il faut préciser que j’ai changé de paysage. Crois-tu que ce soit une raison ?
- C’est ce que tu suggérais hier, que nous nous accommodons plus ou moins d’un environnement en fonction de notre bibliothèque de formes, non ?
- Dans cette autre forêt je respire mieux, la lumière est plus douce, j’aime les prairies aussi, les courbes des vallons, la profondeur de vue ; et les odeurs d’humus, et ces mûres divines, et le chant des tourterelles !
- Et le type avec sa tronçonneuse, et les mouches à vaches, et ta jambe qui te fait boiter ?
- Finalement, cette voiture est agréable à conduire. Tu as vu tout à l’heure, le cycliste qui m’a salué de la main ?
- Il a dût te confondre avec quelqu’un d’autre.
- Sûrement, mais c’est un signe. Hier, cela ne se serait pas produit. Et, oh ! Un faon qui détale là devant !
- Tu m’as déjà fait le coup avec un lapin.
- Mais cette fois c’est vrai !
- Super, alors. Tu n’as plus besoin de moi.
- Si, reste. De fait, tu es en moi.
- Tu parles ! Tu ne sais même pas qui je suis.
- Tu es ma bonne âme et mon sale caractère.
- Pfff…

mardi 3 juin 2025

Oh, un lapin !

lundi 28 août
 


- La question est aussi de savoir ce que tu souhaites partager, dit-elle. Parce que ton dégoût navré du monde, vraiment ? Tu veux vraiment te la jouer Cioran au petit pied ?
- Non, mais peut-être que toi et moi on pourrait mitiger, ça donnerait « La décadence futuriste du monde est la mort de l’esthétique et l’humanité périclitera d’avoir sacrifié la beauté aux efficacités trompeuses / Oh, un lapin ! »
- Où ça ?
- Non, c’est un exemple, il n’y a même pas de lapin. Mais s’il y en avait un, tu le verrais.
- Quoi d’autre ?
- Tu ne te lasserais pas d’admirer les arbres.
- C’est vrai, et de respirer les senteurs de la forêt, tiens, là, tu sens la bonne odeur des pins, leur résine, leurs aiguilles ?
- Oui, et tu t’émerveillerais face à la souche d’un hêtre, qui figure, même de près, une chimère.
- On dirait un animal extraterrestre, figé en plein effort.
- Et moi, parlerais-je de la bibliothèque de formes sensorielles que chacun de nous s’est constitué lors de son enfance et qui détermine nos goûts d’adulte ? Je convoquerais Jung et ses archétypes…
- Si tu veux, mais pourquoi ?
- Pour estimer que cette forêt m’est trop peu familière.
- Ça te regarde mais je dirais que si c’est pour en arriver à ce type de considérations (c’est trop, c’est pas assez, je suis malheureux), tu peux nous en dispenser.
- Je sais pas…

Et tandis que je mange un melon du soir sur un muret, un millier d’étourneaux passent et repassent à bas bruit au-dessus de moi. Tel un amenuisement de peine.

jeudi 29 mai 2025

Et moi je me tairais

dimanche 27 août

Ça refuse encore. Est-ce le sens de la marche qui rend la forêt sombre ? Se pourrait-il qu’à mi-journée, rebroussant chemin, cela devienne plus doux ? Pas vraiment. Il y a de drôles de gens qui ne me font pas rire, qui se promènent en famille, la boutique de l’abbaye attire les touristes grâce à ses fromages et ses confiseries au miel. Je passe, triste sire, je réponds aux « Bonjour ! », je souris par réflexe, je m’empresse de regarder ailleurs. (Tellement je déplore ce que je perçois. Dans le paysage, ce que je perçois d’humain, j’ai tendance à le renier. Leur industrie, leur chimie, leurs « biens de consommation », leurs divertissements. Cette voiture où je brûle du pétrole pour aérer mon cafard. Et quand je ne déplore pas, la solitude me poigne. Mes amies sont trop loin. Mes amies si belles ne pensent pas comme moi, elles ne déplorent pas à tout bout de champ. Elle s’inquiéteraient que je déplore autant.)

Je pense ailleurs. Je pense que ce n’est pas tant moi qui, à chaque pas, adresse des adieux rageurs au monde... que le monde lui-même qui se dérobe. Sous mes pieds, où s’abîment toute joie et toute espérance. Comme si lucide, enfin. Non, ça ne va pas bien. Et la moindre gentillesse relative me dévaste. Un regard échangé qui se révèle vaguement sympathique. Un chien qui a laissé tomber son os en peluche en me regardant passer à l’aller, au retour la peluche n’a pas bougé et le chien n’est plus là. Je marche avec un millier de corbeaux au-dessus de ma tête. (Et pourtant… Si j’étais l’une de mes amies j’aurais raconté plutôt les chevaux placides au bord de l’eau, les haies de troncs noueux, ouverts, tels des viscères sublimées par la patine des mousses, la fée facétieuse sur les panonceaux pédagogiques du sentier des tourbières, les papillons… Peut-être la laisserai-je écrire demain, et moi je me tairai.)


 

mardi 27 mai 2025

D'une obscure façon

26 août

Cela faisait trois jours que partir n'était pas suffisamment désirable. Temps de pire canicule, de fatigue, de déprime. La voiture louée en vain, garée dans la rue. (Pourquoi une voiture ? Pour pouvoir marcher et dormir.) Ce quatrième jour, le motif festif de départ devient périmé. Trop tard. Restent dix-sept jours de location. Partir quoi qu'il en soit. La chose à faire. D'autres motifs. Partir pour cesser de dépérir dans son jus. Partir pour la vertu du mouvement. Partir comme on s'arrache à son propre engluement.

Rouler donc. Détester ça. Partir depuis une détestation généralisée. Rien ne va, nulle part. Où que les pensées nous portent. Mémoire soupirante de meilleurs élans. D'amours passées. De joies spontanées. D'espérances et de vigueur. S'arrêter à un hypermarché, détester la nourriture ignoble qu'on nous propose. Provisions faites, un minimum, plus loin s'arrêter de nouveau. Un bois, une rivière, un chemin, marcher un peu jusqu'à la nuit. Retrouver... quelque chose ? Oui, des mûres savoureuses. Non, l'accablante mélancolie.

Dans un village, petit concert de musique tango à ciel ouvert. Je passe, les yeux embués, comme si tout désormais était un adieu. La nuit est tombée, je retourne vers la voiture où me coucher. Il n'est plus que de descendre la route à pied, au crépuscule qui s'accentue. Deux à trois milliers de corbeaux surgissent soudain et me survolent, en une nuée croassante. Je reste longuement, la tête en l'air, à tenter de comprendre. Ils semblent chercher où se poser. Ou non. D'une obscure façon, c'est beau.