lundi 13 octobre 2025

Rhizomiques #220 (splendeur)

 
Elle s'était assise au sommet peu avant le coucher du soleil et avait contemplé un rayon de lumière divine balayer la vallée, lentement, si lentement, effleurant chaque créature et chaque élément, l'une après l'autre, caressant les rochers, les fleurs sauvages, les mulots et les orignaux d'une touche dorée mélancolique. Delaney avait fait l'ascension en solo, pas une âme à des kilomètres, elle était sûre que personne d'autre n'avait été témoin de ce spectacle. Il avait existé, cet instant d'une splendeur à vous couper le souffle, et elle seule en gardait une trace dans sa mémoire.
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    - C’est la vue que je préfère, elle dira en suçant un glaçon : les Drus. Ne le dis à personne.
    Qu’est-ce que ça pourrait faire à la fin qu’il le dise ?
    Il ne comprend pas que Moinette leur construit une cabane. Un nid rien qu’à eux où elle accumule des trésors, des mots, des sensations, des images, c’est pourquoi ce matin-là elle confisque les Drus au monde et les offre d’un bloc à Vincent, à Vincent et à elle, elle a dix ans, ils sont seuls en haut de la côte et le paysage n’a été modelé que pour leurs yeux.
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    Ils campèrent sur les dunes, dans une brèche du smilax épineux. Le ciel se dégagea pour distiller des étoiles. Chaque souffle sentait la silice et l'iode. Leur feu de camp sur la plage était à peine visible, et sa spirale de fumée s'élevait vers une nuit plus vaste que les mots. La lune du chasseur attirait l'eau consentante qui allait se fracasser au bord du continent, et la pulsation de ce piston liquide valait toutes les chansons.
    La vie offrait tellement, la vie offrait trop, bien plus que ce qu'on pourrait jamais honorer, plus que tout être vivant n'en pouvait soupçonner ou mériter. Evie en aimait tout, même les humains, car sans le miracle de la conscience humaine l'amour pour un tel monde ne serait qu'une impulsion sans nom parmi des milliards d'autres.

Dave Eggers (in Le Tout)
& Valentine Goby (in L’île haute)
& Richard Powers (in Playground)

lundi 6 octobre 2025

Rhizomiques #219 (périmètre cadré)

    Elle me demande si je veux voir des images de voyage. Je regrette d’être impoli, mais je dis non. (…)
    Devant une image, je sens le manque de ce qui est resté hors du périmètre cadré. L’image dresse des bords comme une frontière et moi j’ai envie de les dépasser.
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    Delaney descendit les premières marches qu'elle trouva sur son chemin pour rejoindre le sable. Le vent s'était levé et elle avait besoin de marcher contre lui, de sentir sa puissance lui résister. Elle marcherait pieds nus dans les vagues peu profondes.
    « Bonjour », dit une voix. Une silhouette vêtue d'une veste foncée se tenait à côté de l'escalier en béton. Un genre de surveillant de plage.
    « Je dois voir votre téléphone ou votre ovale », dit-il.
    Quand elle demanda pourquoi, un faisceau blanc éclaira son visage. L'homme avait levé son téléphone pour la filmer et l'agressait de sa lumière.
    « Nouvel arrêté municipal, dit l'homme. Il y a eu des noyades et une série de vols sur cette plage. Pour y accéder, vous devez vous inscrire avec votre téléphone ou votre ovale. Ça vous protège, vous et les autres. »
    Il prononça ces mots d'une voix monocorde, rodée, sans s'arrêter de filmer. Delaney n'avait pas d'appareil de localisation sur elle, elle ne serait donc pas autorisée à se rendre sur la plage. Pendant qu'il filmait, elle gardait le menton baissé et le visage en mouvement, espérant déjouer ainsi la reconnaissance faciale. Cette rencontre, elle le savait, serait certainement signalée par l'IA.
    Elle fit rapidement volte-face et s'empressa de rejoindre le trottoir.
    « Merci pour votre respect des règles ! » récita l'homme en direction de Delaney, qui lui tournait le dos.
(…)
    Dans sa chambre, elle reçut une notification sur son téléphone. C'était une enquête de ToutDehors, qu'elle supposa être la version privatisée du Département des Parcs et Loisirs. Merci d'évaluer votre récente interaction avec nous ! Il y avait cinq options, qui commençaient par un joyeux visage jaune et allaient decrescendo jusqu'à un visage rouge avec les yeux fermés de rage. Elle envoya un visage heureux. Elle n'avait pas le choix.
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Ne vous étonnez pas de les voir courir le monde sans le regarder. Leur kodak est leur mémoire. Une fois de retour, dans leur fauteuil, l’album sur les genoux, ils se détendront, ils se mettront à aimer le monde, ils commenceront à voyager.

Erri De Luca (in La nature exposée)
& Dave Eggers (in Le Tout)
& François Reichenbach (in L’Amérique insolite – 1960)

jeudi 2 octobre 2025

Vivaces #48

Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes.
--- Elisée Reclus
 
La magie allait disparaître du monde pour être remplacée par la banalité. 
--- Salman Rushdie (in La cité de la victoire)
 
L’univers autrefois était un simple point, chargé du poids de toutes ces choses qui allaient advenir.
(…)
Et à un point l’univers reviendra, chargé du poids de toutes ces choses qui sont advenues.
--- Donal Ryan (in Soleil oblique et autres histoires irlandaises)

mardi 30 septembre 2025

Rhizomiques #218 (le néant et le goudron)

    Un jour, alors que nous traversions la steppe de Mohylew où fumaient encore à l'horizon les villages incendiés que la forêt envahirait vite, le roi me demanda ce qu'était la nature. En accord avec mes convictions, je lui répondis qu'elle était tout ce qui nous entourait, à l'exception de ce qui était humain ; autrement dit, nous et nos créations. Le roi cligna des yeux comme s'il se livrait à une expérience visuelle, et j'ignore ce qu'il vit, mais il déclara :
    Un vaste néant, donc.
    Je pense que c'est ce que voient les pupilles des êtres élevés à la cour, habitués qu'ils sont à regarder les entrelacs des tissus vénitiens, les circonvolutions des tapis turcs ou les motifs complexes des carrelages et des mosaïques. Quand leur regard est confronté à la complexité de la nature, ils n'y perçoivent que le chaos d'un vaste néant.
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    Dès qu'il en avait eu les moyens, il avait fait recouvrir le sol autour de la maison d'un manteau granuleux aussi redoutable que du papier de verre, impraticable pour les serpents – nous pouvions y marcher pieds nus, mais le moindre trébuchement nous arrachait la peau.
    Modifier son environnement était l'une des passions de Jacques. Il avait fait goudronner à ses frais le chemin qui reliait les maisons du quartier à la route principale. (…) Je pense que s'il était allé vivre sur la Lune ou sur Mars, il aurait trouvé le moyen de s'y faire construire une piscine – avec une voûte transparente pour profiter de la vue.
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    Le Verbe fait chair, cette naïve histoire des commencements raconte surtout comment l'homme a faufilé son corps vulnérable et inadapté dans les neiges épaisses et les forêts d'épines. Il s'est emmitouflé dans sa parole. Il a parlé, parlé, parlé, il ne s'est jamais tu.
    Il a su manier la phrase-épieu, la phrase-lasso.
    Du mot silex, il a fait jaillir le mot feu.
    Sa chair trop tendre, sa chair transie s'est faite verbe, c'est-à-dire plus exactement sujet. Il est devenu le personnage principal du récit qu'il écrivait. (…)
    Voici l'homme, soudain, avec ses mots, avec ses idées, avec ses inventions, tout ce baratin performatif : il assèche ou inonde, lève des terres ou les tasse, il sème ou il déboise. Rien en l'état ne lui convient jamais. Le monde ne s'ajuste pas à son rêve, mais la notice de son taille-haie est traduite dans toutes les langues. Il va pouvoir le transformer à sa convenance.

Olga Tokarczuk (in Histoires bizarroïdes)
& Florence Seyvos (in Un perdant magnifique)
& Éric Chevillard (in L'Arche Titanic)

jeudi 25 septembre 2025

Ce qui se dérobe

jeudi 7 septembre
(10/10)

 
 
    Toujours, dans la solitude de la marche, préférer le silence. Se ressourcer à l’effort. Et ainsi atteindre la beauté. Où finir. C’est un dernier jour. Le bout du bout de la vallée, une randonnée pour initiés. Un paradis, découvert une quinzaine d’années plus tôt. Cela n’aura plus de sens que je poursuive mes vacances après ce jour, je reprendrai la route vers ma chambre, mes écrans, la ville. Mais encore une fois, dans ce lieu magique se rendre, se dissoudre, s’exténuer de joie brute. Commencer par grimper le long de la cascade ; découvrir les cirques verdoyants puis lunaires en enfilade ; poursuivre jusqu’au premier col au-delà duquel s’ouvre une immense vallée ; descendre vers le lac, remonter jusqu’au second col ; y retrouver les bouquetins dans le jour finissant ; plonger enfin dans la lente et sinueuse descente qui ramène au bas de la cascade. 
    Ce serait une conclusion idéale. Et l’on y croit, la plus grande partie de la journée. Cela encore subsiste. Sauf que… Sitôt franchi le second col, à la place des bouquetins stationnent deux bulldozers. Le refuge se modernise pour accueillir les touristes du moindre effort qui descendront d’un tout nouveau téléphérique. La montagne a été dynamitée pour adapter ses pentes aux "loisirs naturels". Il y aura bientôt des panneaux avec des dessins de marmottes, de bouquetins et de gypaètes barbus – pour expliquer que la région investit dans la protection de l'environnement ; des poubelles portant des pictogrammes rigolos ; des QR codes à flasher. Non, ce n’est pas moi, c’est le monde qui se dérobe. Qui nous est dérobé. Je suis l’un des derniers Indiens, que l’on refoule. Je redescends. Dans mon téléphone, un message de la préfecture m’enjoint de justifier de mon identité.


mardi 23 septembre 2025

"Tout doux"

mercredi 6 septembre
(9/10) 



    J’ai changé de vallée, dans celle d’à côté l’herbe est plus verte. J’y grimpe trois tours Eiffel, en préparation de la journée d’après où j’en gravirai quatre. Le soleil tape impitoyablement sur ma tête casquettée et sur mes mollets nus. Une dizaine de pies  m’encouragent, en bas de l’ascension, tandis que plus haut, sur un plateau d’altitude, se fait entendre le vol noir des corbeaux – quand les hélicos de la station de ski n’assourdissent pas la plaine.
    Alors que je me demande si je hais davantage la balafre de l’altiport qui m’obsède l’œil gauche à dix kilomètres de distance ou le pylône de mon œil droit qui dépasse la ligne de crête côté italien, l'arrivée d’un troupeau de moutons m'attendrit. Ils sont jolis, je m’apprête à faire une photo. Surgissent un patou et trois labradors, gueules écumantes, je m’éloigne, un chien aboyant sur mes mollets. Tout doux, protesté-je à reculons, mes bâtons de marche en défense. 
    Je ne vais pas les bouffer, tes moutons ! Ce pastoralisme agressif ne vaut guère mieux que la souille psychotique d'une porcherie. Si tu avais eu le temps de prendre une brebis en photo, sa voisine aurait pissé sur tes chaussures et tu aurais voué aux gémonies la race ovine. "C’est le genre humain qui me débecte, et j’admets des exceptions." Mais elle était belle, quand même, cette ballade ? Je ne sais pas trop. Oui, probablement, abstractions faites.
    C’était beau d’entendre le son d’ailes d’oiseaux brassant l’air. Dans ce ciel terrible, bleu délavé, qui forme couvercle caniculaire. "Ça manque de nuages", ai-je dit la veille à un  vieux qui marchait plus vite que moi dans la descente, et puis : "Ça ne manque pas d’orages". Voulant plutôt dire que les orages ne nous manquent pas. Le vieux du matin, privé de son pré Machin, avait fait preuve d'une obéissance navrante – "Le chemin est interdit". On ferait tous mieux de se taire.