vendredi 28 août 2020

Rhizomiques #55

J’avais déjà flashé sur des garçons de ma classe. Un jour, un garçon était juste pareil à n’importe quel autre puis, du jour au lendemain, un brusque changement scotchait mon attention sur lui comme un aimant la limaille de fer. Après ça, je savais toujours où il était, même dans une cour bondée, à la récréation. Lui seul restait clair et net quand tout le monde autour de lui devenait flou. Je ne pouvais soudain plus parler quand il était dans les parages. Je m’imaginais en train de lui tenir la main. D’appuyer mes lèvres sur la saignée de son poignet. Puis, tout aussi mystérieusement, je ne flashais plus sur lui et je n’arrivais plus à comprendre comment j’avais été assez idiote pour croire que ce seul et unique garçon, ce garçon-là, était différent des autres.
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Jeune fille, je voyais parfois un visage s’esquisser dans les entrelacs de fleurs sur la tapisserie de ma chambre, au long de nuits sans sommeil : celui du jeune homme qui m’obsédait alors. J’allais mourir d’amour, me déchirer la poitrine avec les ongles pour en laisser échapper le cœur qui s'y tordait. Puis un jour, alors que ces vaines souffrances m’avaient épuisée, un autre me témoignait une marque d’attention, soit que sa main effleurait la mienne, soit que ses paroles reflétaient le plus délicieux mystère, et mon cœur reprenait vie, enflait, s’affolait ; soulevée par des symphonies célestes, je me demandais comment j’avais pu tant de temps côtoyer l’être nouvellement aimé sans avoir eu conscience des sentiments qui couvaient en moi à son égard, et je passais des semaines à reconstituer ceux de ses faits et gestes qu’il m’avait été donné d’observer depuis que nous nous connaissions mais dont je n’avais su interpréter les promesses, car alors je ne savais ni voir ni entendre.
 
Francine Prose (in L'été d'après)
& Fanny Chiarello (in Une faiblesse de Carlotta Delmont)

mercredi 26 août 2020

Rhizomiques #54

Nous nous sommes rencontrés sur une plage. (…) On était tous en maillot. Je m’étais baignée et j’avais relevé en chignon mes longs cheveux, j’étais un peu étourdie par la chaleur, je n’arrêtais pas de pouffer… Lui, mon futur mari, un homme qui avait sept ans de plus que moi, s’amusait, exécutait toutes sortes de tours. Il était le point d’attraction des autres hommes. Il s’est tenu sur les mains jusqu’à ce que les veines de sa nuque saillent… puis il a laissé retomber ses jambes, d’un mouvement sec, en éparpillant le sable… Il y avait du sable sur sa poitrine, dans ses cheveux emmêlés… Dans ma poitrine à moi, j’ai ressenti la furieuse morsure de l’amour, profondément. 
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Les paroles de la chanson sortant du juke-box étaient claires et la voix nasillarde comme toutes celles qui avaient vibré auparavant dans la cantina. C’était une voix féminine et c’était une chanson triste, féminine et triste comme la silhouette qui pénétrait à l’instant par la porte en bois et laissait ses yeux errer dans la pénombre (…), dans un moment élastique et irréel de plus ou moins deux secondes, aux yeux de Rodrigo, dont tous deux se souviendraient comme le plus propre de ceux qu’ils avaient vécu jusque-là. Parce qu’il y a des moments propres, où l’air semble réellement une matière docile qui nous permet de comprendre le monde, et il y a des moments sales ou bruyants pendant lesquels le moindre degré de lucidité est immédiatement réfréné par l’insipide matière des choses, qui s’imposent comme symptômes d’une maladie très grave que nous nous accordons tous à appeler « monde », ou « monde cruel » lorsque nous devenons tragiques.

JC Oates (in Puzzle)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)

vendredi 21 août 2020

Vivaces #26

Comment se confier à elle sans lui faire prendre ses jambes à son cou ?
Richard Powers (in Opération âme errante)
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C'est terrible de vouloir approfondir le beau. 
Harry Martinson (in La société des vagabonds)
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Ils dormirent, cette nuit-là, de nouveau dans les bras l’un de l’autre – plus proches, encore, cette fois – et, prudemment – avec prudence, parce qu’il n’était pas encore question d’amour, mais seulement de curiosité et de solitude – il l’embrassa ; tout aussi prudemment, elle l’embrassa à son tour une fois, lentement, et, en s’endormant, ils prirent tous deux d’extraordinaires précautions pour ne pas penser au futur.
Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)

mardi 18 août 2020

Rhizomiques #53

Je suis transformée, enfin, pas encore, pas exactement. Le changement a commencé – la douleur, la douleur atroce, fait partie du processus – et ne prendra pas fin avant… je ne sais quand. Est-ce que je serai un jour transformée au passé, ou toujours en train de me transformer, en mieux, jusqu’à ma mort ?
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Nous connaissons cette roche apodictique sous nos pieds. Ce soleil dogmatique au-dessus de nos têtes. Le monde des rêves, les souffrances de l'amour et la prescience de la mort. Voilà toute notre connaissance. Est-elle coextensive à l'ensemble du savoir dont nous aurions besoin ?
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Quelque chose a changé dans le monde, il n’y a pas si longtemps, il a changé et nous le savons. Nous ne savons pas encore comment l’expliquer, mais je pense que nous pouvons tous le sentir, quelque part au fond de nos entrailles et de nos circuits cérébraux. Nous ressentons le temps différemment. Personne n’a été tout à fait capable de capturer ce qui est en train de se passer ni d’expliquer pourquoi. Peut-être est-ce simplement que nous sentons une absence d’avenir, parce que le présent est devenu trop envahissant, et donc l’avenir inimaginable. Et sans avenir le temps n’est vécu que comme une accumulation. Une accumulation de mois, de jours, de catastrophes naturelles, de séries télévisées, d’attaques terroristes, de divorces, de migrations de masse, d’anniversaires, de photographies, de levers de soleil. Nous n’avons pas compris la manière exacte avec laquelle nous appréhendons désormais le temps.

Carmen Maria Machado (in Huit bouchées)
& Edward Abbey (in Le gang de la clé à molette)
& Valeria Luiselli (in Archives des enfants perdus)

jeudi 13 août 2020

Rhizomiques #52

Je n’avais aucune idée à l’époque de ce que je croyais savoir. De ce qui était fini, de quoi la mort était vraiment faite. Je savais qu’il n’y aurait aucun retour en arrière possible, mais je le savais en pensant au changement permanent comme à une mesure temporaire. (…) Même encore maintenant – lorsque je me retrouve à la porte de chez moi et que je vois en esprit l’exacte position de mes clefs sur le comptoir de la cuisine, prêtes à être saisies – je ne parviens pas tout à fait à accepter que ces clefs soient inaccessibles, que dans l’instant où j’ai claqué la porte elles soient devenues irréparablement, irrécupérablement lointaines, de l’autre côté, dans ce-qui-aurait-pu-être, ce-qui-aurait-dû-être ; et ce n’est qu’au bout d’un certain temps et avec beaucoup de réticence que j’appelle le serrurier, reconnaissant par là-même que je ne peux pas ordonner aux clefs – bien que je les voie avec tant de précision que j’en perçois le froid lisse, la tige dentée – de se trouver dans ma poche ; que mon erreur ne peut être défaite.
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L’invalide demeure une invalide. Elle meurt triomphalement jeune. Lorsqu’une infirmière souhaite s’apitoyer sur son sort, Alice [James] note dans son journal que le destin – n’importe quel destin – parce qu’il est destin – est fascinant : la pitié est donc inutile. Nous sommes nés non pour souffrir mais pour négocier avec la souffrance, pour choisir ou inventer des formes qui la contiennent.
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C’est ma capacité à aimer qui constitue mon refuge. Si je peux apprendre à aimer la mort, alors je peux commencer à trouver refuge dans le changement.
 
Claire Messud (in La vie après)
& Joyce Carol Oates (in La foi d'un écrivain)
& Terry Tempest Williams (in Refuge)

mardi 11 août 2020

Rhizomiques #51

Il faisait plus de quarante degrés dans la voiture. Elle démarra le moteur, alluma l’air conditionné, éteignit la radio. Elle s’étendit en travers de la banquette en vinyle vert brûlante, en sorte que personne ne puisse la voir par la fenêtre à l’avant de la maison. Une pensée la traversa : si elle était en ce moment dans le garage, et pas sous l’auvent des voitures, elle serait en train de se tuer.
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Je n’avais pas franchement envie de mourir, en tout cas pas dans l’immédiat, néanmoins je m’étais toujours sentie capable de refuser l’immortalité si elle m’était offerte, de sorte que c’était en fait ce que j’appellerais une vérité partielle.
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(...) et d'ailleurs, pour mourir, il suffit d'être vivant. 
 
Ann Patchett (in Orange amère)
Michael Christie (Numéro d’urgence)
José Saramago (in Tous les noms)

lundi 10 août 2020

Rhizomiques #50

    Pour notre premier rendez-vous, il m’invita chez le limonadier de la ville. Il m’observa attentivement manger ma glace, pour s’assurer que j’étais satisfaite. Ma satisfaction lui importait, ce qui était déjà quelque chose. Tous les hommes ne sont pas comme ça.
    Le week-end suivant, il m’emmena faire une promenade au bord du lac, pour regarder les canards.
    Le troisième week-end, on se rendit à une petite foire du comté, et il m’offrit une peinture de tournesols que j’avais admirée – « Pour le mur de votre chambre », me dit-il.
    Je le fais passer pour plus rasoir qu’il n’était.
    Encore que… Non.
   C’était un homme bien. Je devais lui reconnaître ça. (Mais attention : quand une femme dépeint son soupirant comme un « homme bien », tu peux parier qu’elle n’est pas amoureuse.)
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    Je l’ai utilisé. Je lui ai prêté une voix qu’il ne possédait pas réellement, je me suis laissée aller à croire que c’était lui, et cette illusion m’a attirée. (…) Même le rire était davantage le mien que le sien, puisque si je riais il riait aussi.
    Et qu’aime-t-il en moi, sinon ma beauté sur laquelle il s’extasie comme si tous les autres traits que je peux posséder ne comptaient pas ? Pourtant il me faisait l’amour au lien de simplement épancher son désir, et c’est un brave homme.
    Mais elle veut plus qu’un brave homme. Elle veut un homme plus complet.
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Il trouvait en moi quelque chose, m’a-t-il avoué, qu’il trouvait rarement chez les autres. J’ai eu l’intelligence de ne pas lui demander quoi, et je me suis contentée de le définir secrètement comme étant « ce quelque chose qu’il voit en moi ».

Elizabeth Gilbert (in Au bonheur des filles)
& Alan Duff (in Un père pour mes rêves)
& Elliot Perlman (in Ambiguïtés)

jeudi 6 août 2020

Rhizomiques #49

Je croisais souvent une fille rousse et très blanche. J’étais timide, mais j’admirais la désinvolture ; j’étais taiseux, mais j’admirais ceux qui parlaient. Je regardais fasciné ses cheveux roux, sa peau très blanche qui ne tolérait pas le soleil, la conviction qui paraissait animer chacun de ses mouvements. Je m’étais approché d’elle, mais en gardant une certaine distance, et je n’étais pas arrivé à discerner sa voix. C'était pour moi quelque chose d’important car les voix aiguës me faisaient trembler.
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Il me vint une idée : et si je lui demandais de m’embrasser ? Ne serait-il pas réduit au silence, si sa bouche était occupée ? Mais cela m’obligeait à répondre à ses baisers. En avais-je envie ? Rien n’était moins sûr. Quel était le meilleur scénario ? Le silence, au prix des baisers ? Ou pas de baisers, mais cette voix agaçante ?
« Votre petit minou aime-t-il les caresses ? s’enquit-il en augmentant la pression de sa paume sur mon pubis. Votre petit minou ronronne-t-il ?
- Harold… ? Pourrais-je vous demander de m’embrasser ? »

Pablo de Santis (in La fille du cryptographe)
& Elizabeth Gilbert (in Au bonheur des filles)

mardi 4 août 2020

Rhizomiques #48

Je n’avais aucune idée de l’abîme de timidité et de sensibilité qui était le sien : il a toujours eu besoin, pour ce qui est de la chair, d’y être encouragé. La permission accordée, il peut être insatiable ; jusque là il est si renfermé, ou d’une galanterie si incolore qu’on à peine à concevoir qu’il ait une libido. N’eût été son extraordinaire beauté, il serait resté bien malheureux : disponible, c’était tout ; incapable de foncer. Comment m’en serais-je doutée ? Il m’a fallu des semaines de réflexion et de dépit avant de comprendre que je devais prendre l’initiative, si je voulais l’avoir. D’où le fameux dîner au début duquel je m’étais écriée, en allumant les bougies : "Toi qui entres ici, abandonne tout espoir... de repartir."

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« J’étais insoupçonné, s’écria Howard. C’est bien cela. Je ne soupçonnais pas qui j’étais.
- Comment ça ? demanda en riant Emilia.
- Je ne peux pas t’expliquer », répondit-il joyeusement.

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Un soir, après le dîner, ils firent l’amour sur le tapis de la salle à manger. C’était inconfortable. (…) Chaque poussée l’enfonçait d’un demi-centimètre, frottant sa peau contre la laine mélangée. Mais peu importait la brûlure du tapis, ça leur donnait un sentiment d’audace et de passion. Ils ne s’étaient pas trompés, lui répéta-t-il, alors qu’ils étaient allongés sur le dos après l’amour, en contemplant le plafond.
"Tout ce qui nous est arrivé dans la vie jusqu’à maintenant, tout ce qu’on a fait, devait se produire exactement comme ça pour aboutir à notre rencontre". Il prit sa main et il la serra.
"Tu y crois vraiment ?" demanda-t-elle.
"On est magiques", répondit-il.
Plus tard dans la nuit, il frictionna sa colonne vertébrale avec de la Neosporin. Elle dormit sur le ventre. Ce furent leurs vacances d’été.

Scott Spencer (un Un amour infini)
& Joyce Carol Oates (in Un mariage sacré)
& Ann Patchett (in Orange amère)