jeudi 24 août 2023

Interlude #19

"Tout le monde se ressemble sauf toi
Tu ne fais rien de tout ça
Et ça me fait t’aimer comme
Personne"



Clara Luciani
Tout le monde (sauf toi)

jeudi 17 août 2023

Vivaces #41

Puisque tu me demandes si j’ai couché avec lui, la réponse est non, mais je ne pense pas que cette information t’éclairera. (…) J’imagine que la question que tu te poses n’est pas s’il y a eu acte sexuel, mais si notre relation a un caractère sexuel. Je pense que oui. Mais il faut dire que je pense ça de toute relation. (…) De quoi s’agit-il, en fin de compte ? Pour moi, quand on rencontre des gens, c’est normal de se les représenter d’un point de vue sexuel, sans nécessairement coucher avec eux – d’ailleurs, sans même se représenter en train de coucher avec eux, et sans même penser à se le représenter. Ce qui sous-entend que la sexualité a un contenu "autre" qui ne concerne pas l’acte sexuel. Et peut-être même qu’une majorité de nos expériences sexuelles concernent surtout cet "autre".
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S’il était possible pour Tilo et Musa d’avoir cette conversation étrange au sujet d’une troisième personne aimée, c’est qu’ils étaient à la fois l’un pour l’autre l’amoureux/se et l’ex-amoureux/se, l’amant/e et l’ex-amant/e, le frère ou la sœur passé/e ou présent/e (…). Parce qu’ils se faisaient confiance au point de savoir, même s’ils en étaient blessés, que la personne élue par l’autre, quelle qu’elle puisse être, était digne d’amour. Et dans le domaine de l’amour, ils possédaient une forêt virtuelle de filets de sécurité.
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La seule fois où je lui demandai si elle avait jamais été tentée par l’infidélité, elle en resta bouche bée de stupéfaction. Oh mon Dieu, c’est tellement pas moi ! Si jamais j’essayais ça, je me réduirais en miettes.
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Richard Powers (in Sidérations)

mardi 8 août 2023

Vivaces #40

Parfois, je me dis que les relations humaines sont un peu comme le sable ou l’eau, qu’on leur donne forme quand on les verse dans un contenant. La relation d’une mère avec sa fille épouse la forme du récipient qui porte l’étiquette "mère-enfant", elle en prend les contours pour le meilleur et pour le pire. Peut-être que certaines amies en mauvais termes auraient été parfaitement heureuses en tant que sœurs, ou des couples mariés plutôt comme parents et enfants, va savoir ? Qu’est-ce que ça ferait d’avoir une relation sans forme préétablie ? Se contenter de verser l’eau et de voir. Sans doute que la relation ne prendrait aucune forme, que ça partirait dans tous les sens. (…) Quoi qu’il en soit, ça serait une expérience donnant parfois l’impression de prendre une mauvaise direction et qui, à d’autres moments, ressemblerait au seul genre de relation qui vaille la peine d’être vécue.
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Pour parler de l’amertume dans l‘aigre-doux de mon existence : c’était de l’amour, de l’amour. Je tombe facilement amoureuse, + d’un amour parfois extatique + parfois impossible + qui me brise le cœur, + cela forme une sensation douloureuse que j’affectionne.
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Tu éprouves constamment de petits béguins innocents pour des personnes de ton entourage. Sans jamais les concrétiser : tu te contentes de trouver plein de gens beaux et attirants, et tu t’arranges pour t’entourer d’esprits drôles et fins. Avec pour résultat cette zone floue et agréable, entre philia et eros. D’aussi loin que tu te souviennes, tu as toujours fonctionné ainsi.
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Ce qui en nous se tourne vers l’inconnu est plutôt rare, nous sommes des animaux grégaires et méfiants. Accueillir l’inconnu est hors du territoire de la névrose, c’est tout ce qu’elle redoute. Sa hantise, ce contre quoi, patiemment, elle construit nos défenses. (…) L’inédit est antinomique avec la défense névrotique qui lui opposera toujours des fidélités antérieures, des serments à respecter, des promesses à tenir, même quand elles n’ont pas été prononcées par le sujet (…).
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Adam Roberts (in La chose en soi)
& Carmen Maria Machado (in Dans la maison rêvée)
& Anne Dufourmantelle (in En cas d’amour – psychopathologie de la vie amoureuse)

mardi 1 août 2023

Rhizomiques #157

Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.
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   Nous, les humains, grouillons sur la planète comme un nuage de sauterelles, qui enfle sans cesse et dévore tout sur son passage. Il n’y a aucune justice, aucun bon sens, aucune décence dans cette frénésie reproductive planétaire, dans cette obscène fécondité anthropoïde, dans cette production industrielle de bébés et de corps, toujours plus de bébés, toujours plus de corps. La vision anthropocentrique du monde est antichrétienne, antibouddhiste, antinature, antivie et… antihumaine.
   Grognant, ronchonnant, pestant et m’esclaffant, juste un fou ordinaire dans un monde d’assassins, je longe les monts Seco et traverse les collines Antilope clairsemées selon un cap est, sud-est.
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À présent, avec l’avènement de l’anthropocène, pour la première fois le glacier, la tortue, la mouche du vinaigre, le ginkgo biloba et le ver de terre ressentent fortement que quelque chose, dans le temps humain, a changé. Nous sommes l’apocalypse du monde. Également, en ce sens, notre propre apocalypse. Quelle ironie : l’anthropocène, la première ère nommée d’après l’homme, se révélera sans doute être aussi la dernière pour lui.
 
Claude Lévi-Strauss (extrait du discours prononcé à l’occasion de la remise du XVIIème Prix International de Catalogne, 2005)
& Edward Abbey (in Un fou ordinaire)
& Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé)