mercredi 25 octobre 2023

Rhizomiques #158

J’allume l’autoradio, une voix féminine déclare que, pour la sixième année consécutive, les profits de l’industrie de l’armement ont progressé. La pandémie a alimenté la demande de matériel militaire à travers le monde, dit-elle avant que sa voix ne se perde aussitôt dans un grésillement. La phrase suivante est inaudible, puis j’entends à nouveau : une progression de cinq cent trente milliards de dollars. Les grésillements reviennent et la présentatrice s’évanouit tout à fait. (…) Je tripote l’appareil sans quitter la route des yeux. Jaillit alors une voix limpide : bonjour, vous écoutez Radio Apocalypse.
---
« La première option est évidente : la vengeance. Quand quelqu’un tue votre fille, vous voulez être quitte. Vous avez envie d’aller tuer un Arabe, n’importe quel Arabe, tous les Arabes, et puis vous avez envie d’essayer de tuer sa famille et tous les gens autour de lui, c’est attendu, c’est exigé. Chaque Arabe que vous voyez, vous le voulez mort. (…)
Puis, au bout d’un certain temps, vous commencez à vous poser des questions. (…) Et vous vous demandez : Est-ce que tuer quelqu’un me ramènera ma fille ? Est-ce que tuer tous les Arabes la ramènera ? Est-ce qu’infliger une souffrance à autrui allègera la souffrance insupportable qui vous mine ? (…) De manière très progressive, et compliquée, vous parvenez de l’autre côté : vous commencez à vous demander ce qui est arrivé à votre fille, et pourquoi. C’est difficile, c’est effrayant, c’est épuisant. Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? Qu’est-ce qui a pu pousser quelqu’un à être à ce point enragé, furieux, à bout, désespéré, bête, pathétique, pour vouloir se faire exploser à côté d’une fille qui n’avait même pas quatorze ans ? Comment peut-on comprendre cet instinct-là ? Déchiqueter son propre corps ? Marcher dans une rue passante et tirer sur le cordon d’une ceinture qui va l’éparpiller en mille morceaux ? Comment peut-il penser de la sorte ? Qu’est-ce qui l’a fait comme ça ? Où diable a-t-il été créé ? Comment est-il devenu ainsi ? D’où venait-il ? Qui lui a appris cela ? Moi ? Son gouvernement ? Mon gouvernement ? »
---
Je crois encore que l’exactitude des faits et la complexité des récits sont le fondement de notre société, mais je suis troublé de voir à quel point les gens se soucient peu de la vérité, pour s’en remettre à leurs émotions. Dans quelques années, peut-être que nous nous retournerons sur cette époque pour dire que nous avons été pris par un accès de mauvaise fièvre. Ou pour constater que le mal s’est installé.

Audur Ava Ólafsdóttir (in Éden)
& Colum McCann (in Apeirogon)
& David Grann (interview dans Télérama du 23/08/23)

mardi 10 octobre 2023

Au sommet de tout

mercredi 5 octobre

Et de nouveau l'ivresse. Il existe aussi des sauterelles dont le vol chatoie en teintes rubis. Le ciel est d'un bleu uniforme qui n'augure rien de bon si ce n'est l'absence de pluie – mais ne vaudrait-il pas mieux que mes pieds soient trempés ? Rien ne vaut mieux, tout est parfait, le sillage blanc des avions ne peut se confondre avec celui d'un missile nucléaire. Les marmottes sont sans doute au fond de leurs trous, à dormir déjà. Il suffit d'un vulgaire couple de randonneurs pour troubler la quiétude d'un lac d'altitude. Mais alors je me carapate encore plus haut.

Je grimpe tellement plus haut que je me retrouve au sommet de tout. Je ne reconnais pas mais c'est bien là que j'avais posé le pied une première fois peu après mes quinze ans, et j'avais ramassé une pierre pour garder souvenir de ce "3200". C'est bien là que j'étais retourné à équidistance d'aujourd'hui, et j'avais glissé un ex-voto dans une anfractuosité de cairn, priant pour qu'une troisième fois je revienne avec la femme qui m'avait quittée. Je suis seul et la beauté m'enivre. Je titube sur la neige, j'en mangerais. Je mange une banane. J'ai le vertige.

Très prudemment je redescends. Il n'y a plus personne autour du lac, le soleil y fait miroiter des étoiles. Il n'y a personne sur les pentes qui cernent la vallée, hormis les ombres lentes du jour finissant. Il n'y a pas d'eau dans le lit de la cascade. Il fait froid soudain, beaucoup plus bas. C'est la fin d'une journée parfaite, la fin prononcée de l'été, la fin prochaine de ces vacances, le déclin de mon passage sur cette Terre. Heureusement mes jambes savent qu'il faut seulement marcher, encore. Elles savent qu'à tout le moins, le présent est un printemps.


 

lundi 9 octobre 2023

Suspension extra-temporelle

La foudre a frappé 
en retrait du col,
vitrifiant la roche
serpentine

On croirait qu'elle a également
forgé le lac
et son miroir
insondable et sacré
 

D.R.


vendredi 6 octobre 2023

Il faut se déconnecter, il faut se reconnecter

mardi 4 octobre

Il ne faut pas se reconnecter (aux satellites parasites). Il faut se reconnecter (à la nature dont nous sommes faits). Un oiseau trottine dans la rue déserte, il en fait du chemin, en long et en travers, qu'il pourrait parcourir d'un battement d'ailes. Parce que c'est moins fatigant ? Et moi ? Est-ce que je choisis le plus souvent de ne pas vivre au plus élevé de ce qui m'est donné ? Une sauterelle bondit en faisant miroiter des ailes bleu royal puis se pose terne sur le sol. Faire peur ou se camoufler. Et moi ? N'appliqué-je pas précisément ces mêmes deux stratégies en environnement menaçant ?

En haut du col, suant après l'effort, je me couvre de plusieurs couches de vêtements mais il ne fait pas si froid. Je ne mets pas mes gants. J'admire la vue immense, les montagnes enneigées, les nuages en contrebas. Je m'assieds. Il y a des moments de silence absolu. Ni vent, ni oiseau, ni cascade, ni avions. Faire le tri et évaluer le sentiment. Si tout est mort alentour, serai-je heureux encore ? 

Je ne fais pas le tri. Ces journées sont parfaites. Tout va bien. Tout s'agence à merveille. Même les erreurs et les contrariétés (les "mauvais choix") se révèlent favorables. Les retards, les fausses routes, les anticipations erronées aboutissent à des instants que je n'échangerais pas contre d'autres. Les souhaits se réalisent : au soir, la douche idéale, j’avais à peine osé l'espérer. Tout est parfait. Mais aussi et pourtant : je perds mes cheveux, mon nez devient un tarin (me dit le miroir du camping). Cela fait plus de vingt ans que je mange chips, conserve et banane dans une voiture avant d'y dormir.

Ces années sont dépensées. Était-ce parfait ? David Bowie a eu une vie idéale et il est mort, est-ce parfait ? Qu'est-ce que la perfection d'une vie qui s'écoule puis qui cesse ? Il faut admettre qu'une vie parfaite peut cesser à tout instant. Pour le bébé comme pour le vieillard. Cela s'appelle le présent. À quinze ans la mort d’une irremplaçable m'a plongé dans un deuil infini, une conviction défaitiste. C'est parfait.



jeudi 5 octobre 2023

Quand la joie laisse place à l'euphorie

lundi 3 octobre

Dans la précarité de ce corps ayant besoin d'eau, de nourriture, de sommeil, d'une température extérieure ni trop chaude ni trop froide. Je me réveille à proximité du garage, le parebrise est couvert de givre à gratter mais la voiture démarre sans problème. Un berger en pick-up a installé son troupeau de chèvres et de moutons dans une prairie fraîche, je photographie des plantes fanées. 

 

Je ne photographie pas les moutons mignons, je ne photographie pas la chapelle rénovée, je laisse un couple de randonneurs rechercher sur ma carte le nom des sommets enneigés qui m'importe peu. Je me tais autant que permis, mes poumons respirent, mon cœur s'emballe, mes genoux me tirent vers le haut. La joie laisse place à l'euphorie, tout cela est si beau. Arrivé au col, seul je danse.

 

Idiot. Faisant un selfie avec ma main gantée en évidence pour l'envoyer (plus tard, quand je me reconnecterai au réseau) à l'amie qui m'a offert ce gant il y a une éternité. J'en ris, cela la fera rire. Elle s'inquiétait que j'aie si souvent froid sans le savoir. Faisant des photos pour ma mère, qui aime ces paysages. Je fais des photos par amour. [Puis je redescends. Je redeviens malavisé car, de retour, j’obéis à la complaisance consistant à allumer la radio et je dors mal, pensant à Poutine, Melani, Bolsonaro.]

mardi 3 octobre 2023

La vie est un resouvenir

dimanche 2 octobre
 
    Insouciant je me suis endormi au pied d'un château et me suis réveillé en panne de batterie. Retour à la vie semi-sauvage, après quatre jours matériellement plus confortables. Retour à cette voiture-bonbonnière où je ne vais tout de même pas passer la journée. À la première joggeuse qui passe je demande si elle a des câbles, elle téléphone à son copain. J'ai déjà vécu cette situation, ce moment, exactement, je ne le lui dis pas pour n'en pas hâter la dilution. Son copain n'a pas de câbles. Un homme qui promenait son chien en a, lui, et sa voiture est garée juste à côté. Ça redémarre. Nous dégoisons ces voitures modernes. Il me conseille d'aller voir son pote garagiste, d'ailleurs il me propose de le suivre jusqu'au garage pour savoir comment m'y rendre lundi, sa serviabilité est grande, peut-être écoute-t-il une radio populo-fasciste et vote-t-il en conséquence.

    Je marche sur le chemin du col, vite, dans l'air frais de cette saison et de ces montagnes. Et la joie surgit, comme d'inespérées retrouvailles, c'est si beau. Je suis revenu. Dix années se sont écoulées depuis la dernière fois, dans ce massif excentré, celui de mes tout premiers souvenirs montagneux. Je suis chez moi en quelque sorte. Et tout a déjà été vécu. Même les prochaines fois. Tout est déjà-vu, comme ce moment près de la voiture en panne, le temps n'est pas linéaire, il est accompli, et la vie est un resouvenir de ce qui a déjà eu lieu. Une pensée dingue et apaisante. Je n'ai rien à craindre, ma vie fut belle et longue au fur et à mesure que je la redécouvre, aimée et chanceuse. Même en sa précarité circonstancielle – l’incertitude que la voiture redémarre ce soir, que je puisse même l'ouvrir, que je trouve où dormir, que j'aie froid… Ici est le bonheur.