mardi 30 avril 2019

26 avril


                Une volée de moineaux ouvrant le chemin s’avère feuilles mortes au sortir de l’hiver. Quel enthousiasme ! Elles gravissent la pente dans la joie – la joie est l’expression-racine du vivant. Elles fouettent l’air vif, incitent à les suivre, ça monte en lacets rocailleux. Le souci est que ces chaussures sont fendues aux coutures.
                L’hiver se retrouve quelques centaines de mètres plus haut. Déjà ? Déjà passés les champs fleuris, les pépiements, le renouveau, déjà renversé le regain et ce serait le froid qui reviendrait aux chevilles, les orteils glacés davantage humides à chaque levée de jambe enfouie jusqu’au genou ? La neige cède en interdisant le passage.
                En-dessous coulent des ruisseaux. Un homme descend d’un pont pour inspecter le rivage, tandis que ses amies le rejoignent à vélo. Elles sont deux, ce qui fait quatre, soit trois échanges de sourires au croisement. Puis au retour, les directions inversées : « Vous avez oublié quelque chose ? » Deux amies pour un seul homme, c’est une de trop.

lundi 29 avril 2019

25 avril


       Les champs de colza tirent vers l’orangé quand le soleil les invite à sa suite. Oh oui ça tire, à chaque éclat stroboscopique de platane ! De l’autre côté de la route le temps procède plus doucement, l’ombre est un abandon consenti. Les vaches sont couchées, ce qui est sûrement le signe de quelque chose, et les trains se sont repliés sur leur wagon-bar.
       C’est comme si la vitesse – toute relative pourtant – allait mener ta voiture à bon port, et qu’alors seulement le poids des ans se ferait sentir. Alors tu tomberais en panne. En attendant, tout semble suspendu, à commencer par l’aiguille de la jauge, à l’exact rebord du rouge. Tes poumons sauront-ils se remplir à nouveau ?
       À force de ne rien consommer tu as pris peur. Le réservoir rempli accueille plus que sa contenance supposée : en un sens c’est logique. Dormir là-dessus, une haie où nichent des oiseaux berceurs sépare de la voie ferrée. L’endroit serait parfait… Si une corne de brume ne faisait vibrer les rails à chaque orée d’endormissement.

vendredi 26 avril 2019

... fin


Le réveil n’a pas encore sonné, Jumien retarde le moment d’ouvrir les yeux. Il se sent en suspens entre la veille et le sommeil, il n’a pas encore réintégré son corps. Il lui faut quelques instants pour se souvenir qu’il n’a pas dormi dans leur lit. Ses sensations sont faussées, à la fois il ne pèse rien et il est une masse d’inertie en attente que la parcoure l’énergie du quotidien où il lui faudra bien recommencer à se mouvoir, d’un instant à l’autre. Le sentiment d’une présence soudain le fait frémir : Sylvelle se tient au-dessus de lui, son visage tout contre le sien. Son expression est indéfinissable, Jumien cligne des yeux pour y voir mieux, il y a urgence. Dans les pupilles de Sylvelle se reflète un visage imprécis.

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jeudi 25 avril 2019

§ 38


Ils ont assez parlé en vain pour la journée, Sylvelle est épuisée. Elle va se coucher, demain sera un autre jour. Peut-être Jumien a-t-il raison de croire que tout redeviendra comme avant, par le miracle d’une perte de conscience dans le sommeil. Ou peut-être y aura-t-il demain deux Jumien ? Non, Sylvelle refuse d’envisager cette aberration, ou c’est l’insomnie assurée. Jumien accepte à contrecœur de dormir dans le canapé, Sylvelle a l’impression de se reconnaître, elle plutôt que lui, dans cette attitude maussade. Tout à l’heure, elle a craint qu’il pose la main sur sa cuisse, dans le bain – comme s’il était létal. Il y avait de l’excitation aussi, même chez elle. Du désir ? Plus de désir qu’ils n’en connaissaient dernièrement. Elle avale un cachet.

mercredi 24 avril 2019

§ 37


Ils dînent d’une pizza surgelée, Sylvelle évite de le regarder en face. Elle s’est assise à un angle de la table, en biais, à une place qu’elle n’occupe jamais. En considération du couple qu’ils formaient, elle veut bien préserver un minimum de normalité, mais l’adaptation radicale que lui propose Jumien est au-dessus de ses forces. Lui aussi mange en silence, avec un couteau et une fourchette ainsi qu’à son habitude, alors que Sylvelle se sert de ses doigts. Quand Jumien était un homme, Sylvelle se moquait de ce snobisme, maintenant qu’il est une femme c’est comme si deux versions de Sylvelle s’employaient à présenter un comparatif des manières de se tenir à table – et il faut bien reconnaître que Jumien incarne la version la plus féminine.

mardi 23 avril 2019

§ 36


Il entre dans la salle de bains sans frapper, Sylvelle pousse un cri, couvre ses seins de ses mains en croix. Jumien hésite un instant sur le seuil puis va s’asseoir sur le tabouret à côté de la baignoire, Je t’ai déjà vue nue, tu sais. Sors d’ici ! Jumien plonge trois doigts dans l’eau, elle est chaude, Tu ne voudrais pas me faire une petite place, comme avant ? Hors de question ! Parle moins fort, Sylvelle, le voisin entend tout. Je m’en fous des voisins, je ne veux pas de toi, tu ne comprends pas ? Moi je voudrais bien, on pourrait un peu profiter de la situation, non ? C’est monstrueux, tu es dingue, je ne devrais même pas être en train de te parler. Dommage, on passe à côté de quelque chose d’unique, regrette Jumien en sortant de la pièce.