jeudi 29 décembre 2022

Attentives #30

Quelque part dans les Andes, on croit, aujourd’hui encore, que le futur est derrière nous. Il arrive, surprenant et imprévisible, dans notre dos, tandis que le passé est toujours sous nos yeux, il s’est déjà produit. Lorsqu’ils parlent du passé, ceux de la tribu Aymara montrent de la main ce qui est devant eux. On va de l’avant, le visage tourné vers le passé et on se retourne en arrière vers le futur. (…)
Je vais de l’avant et me transforme en passé.
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Sa mère disait souvent : j’ai marché si vite sur le chemin que je me suis croisée au retour. 
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C’est l’humeur de celui qui la regarde qui donne à la ville de Zemrude sa forme. Si tu y passes en sifflotant, le nez en l’air en suivant ton sifflotement, tu la connaîtras de bas en haut : balcons, rideaux qui volètent, jets d’eau. Si tu t’y promènes avec le menton contre la poitrine, avec les ongles plantés dans la paume de la main, tes regards iront se perdre au ras du sol, dans les caniveaux, les bouches d’égout, les arêtes de poissons, les papiers sales. Tu ne peux pas dire qu’un aspect de la ville soit plus vrai que l’autre, mais tu entends parler de la Zemrude d’en haut surtout par ceux qui se la rappellent en s’enfonçant dans la Zemrude d’en bas, alors qu’ils parcourent tous les jours les mêmes bouts de rue et qu’ils retrouvent au matin la mauvaise humeur du jour d’avant incrustée au pied des murs. 
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L’humeur du Baron était très tributaire de la météo : il était gai quand il pleuvait, et morose quand le soleil brillait. « Je n’ai jamais compris pourquoi il faudrait être joyeux quand il fait beau. Vu le climat dans nos contrées, ne serait-il pas plus logique de l’être quand il pleut ? L’expression même de beau temps devrait être combattue. » J’objectai que c’était un phénomène naturel : la lumière bénéfique du soleil nous apporte des vitamines, d’où l’amélioration de notre humeur. Il haussa les épaules et déclara qu’il ne renoncerait pas à son travail d’autorééducation, visant à inverser en lui l’influence du climat et à devenir, à cent pour cent, un homme qui rit quand il pleut. 
 
Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille
& Italo Calvino (in Les villes invisibles
& Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)

mardi 27 décembre 2022

Attentives #29

Il avait cependant des manies intrigantes, et même irritantes. Par exemple, il changeait brutalement d’itinéraire, coupant à travers champs au lieu de suivre son chemin. Ou alors, ayant fait volte-face, il marchait à reculons pendant quelques mètres, en me priant de l’alerter s’il déviait de sa trajectoire ; ou encore, il tournait la tête à droite et avançait sans regarder devant lui, comme sous l’effet d’un torticolis.
Au début, j’imputai ces pitreries à son excentricité naturelle, et m’efforçai de n’y pas prendre garde ; mais, au bout d’un moment, je finis par me plaindre.
- Allez-vous cesser de faire le zouave ?
- Pardon ?
Il avait l’air sincèrement étonné, comme s’il ne voyait pas de quoi je parlais.
- Votre fureur de marcher à reculons, et de suivre des itinéraires impossibles !
- Ah.
Il s’arrêta et sortit sa gourde.
- Je croyais que vous aviez compris, dit-il.
- Compris quoi ?
- Les raisons paysagères de ma conduite.
- Eh bien, non.
Il ouvrit grand les bras, comme pour embrasser le décor. Nous étions à la lisière d’un bois ; à droite, une pente douce, herbue, descendait jusqu’à une haie de fougères.
- Que ne voyez-vous pas ? demanda-t-il.
La question me surprit ; je ne répondis rien.
- Un panneau publicitaire, par exemple. En avez-vous aperçu ?
- Euh, non.
- L’horrible entrepôt, à la sortie du village : l’avons-nous vu ? Non, ni le centre commercial. En tout cas, moi, je ne l’ai pas vu, car j’ai tourné le dos à un moment précis. Vous, je ne sais pas.
Je commençais de comprendre. Il poursuivit.
- La ligne haute tension, au fond de la vallée : pas vue. L’infecte barre d’immeubles près du champ Perraud : pas vue. Etc.
- Vous sélectionnez ce qui tombe sous vos yeux, conclus-je.
- Exactement, répondit-il. Je compose mon paysage, en éliminant ce qui le gâcherait.
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Je gomme mentalement de mes cartes tout ce qui me blesse : les endroits où j’ai trébuché, où je suis tombée, ceux où l’on m’a frappée, outragée, piquée au vif, ceux où j’ai souffert. Tous ces lieux, d’un coup, cessent d’exister sur ma mappemonde.
Ainsi, j’ai effacé plusieurs grandes villes, et même une province entière. Peut-être en viendrais-je un jour à gommer un pays entier. Il faut dire que les cartes acceptent ce traitement radical avec beaucoup de compréhension ; elles doivent garder la nostalgie des taches blanches, de cette époque bienheureuse de leur enfance.
Parfois, quand je suis amenée à retourner dans ces lieux sans existence (j’essaie de ne pas être rancunière), je deviens un œil mobile, évoluant comme un fantôme dans une ville spectrale. Si je me concentrais un peu plus, je pourrais passer ma main sans problème à travers les dalles de béton les plus compactes ou traverser les boulevards aux heures de pointe, en louvoyant sans dommage, impunément, silencieusement, au milieu de longues files de véhicules.
Or je me garde d’agir ainsi et j’adopte les règles du jeu des habitants de ces villes. Je tâche à chaque fois de ne pas dévoiler à ces pauvres gens que, gommés de la carte, ils sont devenus prisonniers de lieux d’illusion. Je leur souris et j’acquiesce à tout ce qu’ils disent. Loin de moi l’intention de les plonger dans la confusion mentale en leur révélant qu’ils n’existent pas.
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Alors Kublai Khan l’interrompait ou imaginait qu’il l’interrompait, ou Marco Polo imaginait qu’il était interrompu, avec une question comme : "Est-ce que tu avances toujours avec la tête tournée vers l’arrière ?", ou bien "Ce que tu vois est-il toujours dans ton dos ?", ou mieux encore : "Ton voyage a-t-il lieu seulement dans le passé ?"
 
Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins)
& Italo Calvino (in Les villes invisibles)

vendredi 23 décembre 2022

C'est une fin heureuse

 Vendredi 24 septembre, jour 14

     Tu te réveilles pendant la nuit en psalmodiant un chant grave que tu viens de composer – "I can’t love so many…" So many quoi, y aurait-il trop de femmes dans ta vie dont tu pourrais être amoureux, que tu saurais aimer ? Est-ce une plainte d’abondance ? Ou voudrais-tu plutôt dire so much, l’amour en toi menace d’exploser ton cœur ? De qui, de quoi s’agit-t-il ? D’un constat d’impossibilité, à la fois triste et réconfortant. Tu te rendors.
     Tu te réveilles, il pleut. Tu retournes au bord de la mer, il est prématuré d’appeler ton amie, enfin : l’amie qui vit par ici. Tu t’en vas marcher sur la falaise, en attendant que sonne ton téléphone. La pluie cesse. Si tu vivais ici, tu aimerais venir chaque jour arpenter ce bout de côte, qu’il vente ou qu’il neige. (Tu n’as jamais trop aimé le soleil – jusqu’où chauffera-t-il ?) Tu t’assieds sur un rocher, en surplomb d’une plage à marée basse.
     Des dizaines de mouettes se tiennent là, sur leurs deux pattes, immobiles, en attente. De quoi ? Pourquoi ? On dirait qu’elles contemplent l’océan, sans aucun besoin. Et toi aussi, comme elles. Quoi ? Le paysage est si paisible, et ce jour est particulier, tu penses : "Pour mon anniversaire, j’ai contemplé la houle atlantique déferler doucement en baie de Douarnenez." Le paysage est une peinture évolutive, tu te tiens en lisière.
     Tu consultes ton téléphone, tu envoies un texto, tu retournes sur tes pas. On se rapproche de midi et l’amie ne te répond pas. Pourquoi ? Un texto arrive, tu souris, tout va bien, tu déchantes, c’est un appel professionnel. Cela fait plus d’une heure maintenant, midi est passé. Tu reprends la route, plein est, vers ta dernière escale, les dernières plages, une autre mer. Ta mère te souhaite un bon anniversaire, cela te serre le cœur.
     Tu chantonnes en anglais dans la voiture – tout est pour le mieux car rien ne pourrait être autrement –, ta chanson se fait de plus en plus amère – personne ne t’appelle, ne pense à toi, si ce n’est ta maman. Personne ne t’aime en fait, personne, et tu dresses la liste, et pourquoi t’aimerait-on, par pitié ? Tu mérites qu’on ne t’aime pas, l’amie d’hier t’a percé à jour. Tout est normal, cohérent, désespérant, un flash de radar te surprend.
     Tu t’arrêtes un peu plus loin sur un parking de supermarché, cela ne va pas bien du tout. Pour ton anniversaire tu t’es enfoncé dans un délire de persécution coupable. Tu envoies un nouveau texto, Que se passe-t-il, réponds-moi, je flippe quand on ne me répond pas ! Tu achètes des trucs au supermarché, oublies le chocolat sur le tapis de caisse. Tu repars. Finalement l’amie répond qu’elle était débordée, le temps a filé, désolée.
     Tu la remercies, so everything is fine. Tu arrives en bord de Manche. La mer est basse, en décalage de trois heures avec Douarnenez, comme un soleil qui se lèverait à l’ouest. Elle monte. Tu marches vite sur les plages, coupant court au sentier côtier, tu veux atteindre les plus belles criques du monde à Erquy avant la fin du jour. Le vent te frappe en ivresse, demain tu seras à Paris. Voici le cap d’Erquy. Voici… la tour de forage des éoliennes.
     Comme un poignard enfoncé sur la ligne d’horizon. En préfigurant 62 au total, et déjà les criques que tu aimais tant sont gâchées à jamais. Il faudra être aveugle pour y rêver encore. Trois gros hommes accourent pour se baigner, ils sont laids, bruyants, vulgaires. Ils s’en foutront, des éoliennes. Tu es expulsé d’un paradis, tu ne reviendras plus jamais ici. Tu repars, la nuit tombe. La mer est haute à présent, et le chemin est long.

     Et la lune ne se montre pas. Les étoiles si, tu n’as pourtant pas besoin de t’y guider ouest-sud-ouest. Tu n’es pas pressé non plus, c’est ton anniversaire, c’est le chemin du retour et de l’adieu. Mais peu à peu tu n’y vois plus rien. Obscurité complète dans les tunnels de végétation, tu tombes, tâtonnes, ramperais presque. Tomberais de la falaise. Tu rejoins la route. La lune se lève. C’est une fin heureuse.

jeudi 22 décembre 2022

Près d'une église qui ne sonne pas

 Jeudi 23 septembre, jour 13

La plage au matin est un peu sèche (distante, neutre ?), comme l’amante qui voudrait faciliter le moment de la séparation.
« J’ai envie de vous aider », t’aborde une jeune femme dans cette nouvelle ville où tu viens d’arriver, alors que tu cherches à te repérer sur le plan obtenu à l’office du tourisme. Serait-ce l’amour, une merveilleuse histoire dès la première seconde ? Tu lui décris la librairie dont tu as beaucoup entendu parler, où l’on peut boire un verre et déguster des pâtisseries maison. Elle ne connaît pas mais t’indique une direction et s’éloigne, « Vous devriez venir avec moi ! » proposes-tu en dernier espoir, ou n’oses-tu pas proposer.
Dans la librairie, ton arrivée est une surprise pour l’amie qui ne t’attendait pas. Elle ne te saute pas au cou. Le masque génère un certain quant-à-soi.
(Il faudrait aussi que tu affines cette notion d’amie. On a du mal à s’y retrouver sans les prénoms, ça égalise. C’est dire moins ou dire trop, c’est toujours imprécis. Une amie, mon amie, l’amie, bien sûr ce n’est pas équivalent.)
Vous sortez faire quelques courses, tout le monde la connaît dans le quartier, à la maison associative où elle a laissé son vélo, dans la boutique de reprographie où elle va chercher une affichette, à la supérette où elle achète des rouleaux de papier absorbant ; dans les rues où on la salue. Tu es peut-être intimidé, de retour à la librairie tu flânes un peu. Le lendemain matin tu seras encore dans les parages et elle sera moins occupée, en attendant elle t’indique où aller te promener sur la côte – déchiquetée.
Tu te perds, tu t’égratignes les jambes aux ronces et les yeux aux éoliennes. Il faut que tu regardes vers les Amériques, la mer battue, là c’est beau. Le ciel devient noir, où girent des dizaines de corbeaux.
C’est la nuit. Tu cherches un camping afin d’être plus présentable le lendemain, tous sont plongés dans l’obscurité comme après l’apocalypse. Une dernière tentative avant de renoncer : tu crois rêver, accueilli par une douce musique, l’eau est chaude, la propreté impeccable… Tu t’attardes trop, dans un revirement démoniaque : on entend à présent Céline Dion, puis une enfilade de publicités insanes, puis Garou puis Phil Collins, tu finis par t’enfuir en courant sans te sécher les cheveux.
Tu t’endors près d’une église qui ne sonne pas.

mardi 20 décembre 2022

Un seul lièvre à la fois

Mercredi 22 septembre, jour 12
 
Tu aurais pu parler de l’aigrette, mais ce n’est plus trop le sujet.
Car c’est aujourd’hui que tu vas repartir à l’aventure (aussi relative soit-elle), te dégageant du petit cocon de confort que tu avais secrété.
Ton amie revient de la pêche aux praires, elle a relâché deux étrilles qui avaient trop l’énergie de vivre. Tu aimes les femmes à vif et celles qui se protègent sous une carapace.

- Où est-ce que tu as appris à faire du vélo en lâchant les mains, c’est avec ton père ?
- Mon père, il sait pas tenir sur un paddle, même assis.
Les deux gamins te dépassent en zigzaguant, tu ne te souviens pas avoir jamais parlé de ton père à un ami, et pourtant : il t’a appris à jouer au ping-pong. (Et à faire des roues arrière, non ?)
(Et à mentir avec conviction.)

Tu avais annoncé que tu quitterais la baie mais tu as décidé au dernier moment de rester une journée et une nuit de plus dans le paysage de ton enfance. La nuit dernière, tu as rêvé d’un lièvre couché sur le rebord d’un chemin, et toi tu courais. Un seul lièvre à la fois, c’est bien suffisant, le lièvre éternel de ta jeunesse.

Une fois encore, une fois de plus, le sentier sous les pins. Tu respires de tes narines frémissantes les parfums des arbres et de la mer, c’est comme de retourner vers l’amante dans son lit, qu’on ne se résout pas à quitter pour aller travailler. C’est de l’amour, sensuel, rien de moins qu’un désir du corps. Un insatiable bonheur.
Une fois encore, une fois de plus, la grande plage au couchant. Et n’importe si le soleil s’éteint cette fois-ci comme un bête feu de circulation orange.

Tu t’endors dans la voiture dont l’odeur de cigarette a été absorbée par tout un ramequin de bicarbonate de soude, tu t’endors dans la joie de savoir que dès le matin la plage à nouveau t’accueillera, une fois encore, une dernière fois.

lundi 19 décembre 2022

Tu t'asseyais sur le rebord de la fenêtre

Mardi 21 septembre, jour 11
 
Tu aurais pu parler aussi du chuintement de la chasse d'eau qui t'emmène dans les montagnes tibétaines, tant ce son est mélodieux. Mais la méditation en cabinet, n’est-ce pas trop transgressif pour les non-initiés ? Le chat gratte à la porte.
Tu aurais pu mentionner les aigrettes qui arpentent la laisse de plage aux algues odorantes, à marée basse. Demain peut-être ?
Tu parles de plus en plus, on te téléphone, tu restes une heure à te tenir debout d'une oreille sur l'autre, face à la mer. Tu découvres, ce faisant, une centaine d'oisillons duveteux serrés les uns contre les autres sur un rocher devenu îlot. Celle qui te téléphone vient de recevoir une nouvelle qui la transporte de joie.
Puis tu recommences à parler de la fin du monde avec l’amie qui t’héberge, tout en longeant la côte ensoleillée. Vous prenez le bac qui traverse le goulet du port, la dernière fois tu avais quoi, dix ans ?
Vous vous asseyez sur des rochers ronds pour plonger vos pieds dans l'eau.
Elle a un autre rendez-vous, quant à toi tu files retrouver la plage de ton enfance pour y admirer les lueurs du couchant. C'est après la disparition du soleil derrière l'horizon que la féerie commence. Cette fois, ce sont des rouges coralliens qui se superposent en longues bandes effrangées. Tu repenses à la fille dont tu étais amoureux à quinze ans, qui est devenue peintre et que tu n'as pas revue depuis, simplement quelques images sur la Toile, son visage de profil éclairé par une bougie tel un Delacroix.
Ta maison en arrière de la plage a changé plusieurs fois de propriétaire, et sa façade de couleur ; elle était jaune poire, maintenant lait fraise. Tu t'asseyais sur le rebord de la fenêtre, et le soleil se couchait quelques secondes plus tard que si tu étais resté en bas sur la plage.
Tout a changé, hors les volumes. Le portail du garage est ouvert (il y avait une table de ping-pong dans le garage mais à présent, piètre imagination, une voiture). Pas de lumière aux fenêtres, seul le reflet du jour finissant. Tu te glisses dans le jardin. Le grand pin qui menaçait de tomber sur le toit a été coupé. Et voici le jardin intérieur, oh tu te souviens... Tu vas toucher le tronc du magnolia où tu grimpais te cacher, l'une des branches a été sciée mais tu reconnais la fourche où tu te calais. Les allées gravillonnées ont été remplacées par une pelouse plus heureuse.
Tu vivrais bien ici.
Tu jouais interminablement avec une balle de tennis contre le mur d'angle où s'élève la cage d'escalier.
Tu repars comme tu étais entré, par le portail du garage. Un touriste allemand te voit sortir et te dit Bonsoir avec, imagines-tu, un soupçon d'envie.

jeudi 15 décembre 2022

Est-ce toi, le coucher de soleil ?

Lundi 20 septembre, jour 10

 

Et les chevaliers-gambettes, tu n'en as pas parlé !
On peut les confondre avec les petits de l'huîtrier-pie. Enfin, pour ce que tu en devines, il se pourrait aussi que tu racontes un peu n'importe quoi, juste pour faire grand, n'être plus l'enfant qui dit "oiseau !" en montrant du doigt.
Ce jour est celui du retour de l'amie qui t'a confié son chat et son appartement, en un sens le temps est à la nostalgie.
Les plages, le bord de mer, le ciel immense en ses paysages, bientôt terminé tout cela.
Chaque au revoir a un petit goût d'adieu, ou bien est-ce toi seulement, ce sentiment précipité, hâtif, malvenu, toi et tes semblables d'âme sombre ou trop intense ?
Est-ce toi, le coucher de soleil ?
Depuis la mer, un visage ballotté par les vagues te reconnaît, c'est l'autre amie, celle d'hier, vous n'aviez rien prémédité. Tu te souviens de vos retrouvailles tout aussi surprenantes, il y a bien des années de cela – tu avais le triple de l'âge où, toi enfant, vous vous étiez vus une dernière fois, et elle t'avait reconnu.
La solitude n'est plus de mise, ou alors par fragments. Tu viens de parler avec un garagiste. Et puis avec une libraire, longuement. Le soleil manque de nuages, platement jaune puis rouge voilé.
Ton amie hospitalière du soir reste éveillée, après mille kilomètres d'une traite en voiture.
Votre conversation est loin d'être terminée ; pour la première fois de ta vie tu manges un pâtisson, cuit à la vapeur, que dans ton ignorance tu prends pour un navet.
Vas-tu te mettre à parler des différentes variétés de cucurbitacées ?

mardi 13 décembre 2022

Les gens t'émeuvent trop

Dimanche 19 septembre, jour 9

Il pleut sur la plage, tu l'as vu venir. C'est beau aussi, alors que le soleil absent n'a pas encore atteint son apogée du jour.
Tu te réfugies sous un grand pin, tu regardes les gouttes faire des ronds dans l'eau des flaques, de ci de là une bulle. Ce n'est pas une pluie torrentielle, juste une averse.
D'ailleurs il ne pleut plus, tu reprends ta marche. La végétation exhale des parfums avivés.
L'autre avantage d'un dimanche pluvieux est qu'il y a moins d’humains sur les chemins.
Tu es presque aussi misanthrope qu'à ton arrivée ici et tu vas bientôt repartir.
Mais tu as rendez-vous en fin de journée avec l'amie dont tu as dégusté les petites pêches, les pommes et les œufs de poules libres (l'œuf de canne est encore une surprise).
En attendant tu marches sur un sentier jamais emprunté alors – dans ce pays ce qui te manque c'est de l'inédit, ce que tu aimes c'est la permanence. Tu aperçois un rouge-gorge.
Ton amie te montre un martin-pêcheur, son envol bleu roi.
Elle sort du travail, elle te guide sur les pontons, t'invite sur le voilier d'un marin portant la barbe grise et l'anneau à l'oreille. Vous trinquez au cidre tandis que le soleil descend et que les haubans battent doucement au vent et au roulis.
Tu n'as plus l'habitude de parler mais tu t'en sors quand même, écouter tu sais toujours.
Quoique... Quel était le prénom du marin, déjà ?
Les gens t'émeuvent trop, soit que tu les haïsses, soit que tu les aimes, soit qu'ils se situent dans l'entre-deux.
En direction du soleil couchant le ciel reflète des nuances de jaune, mais à l'est une brume rouge cassis te laisse sans voix.

mercredi 7 décembre 2022

les diagonales grises

Samedi 18 septembre, jour 8

Tu aurais pu parler des sternes aussi, et des pétrels.
Ou de cette "allée des troènes", ça ressemble à quoi un troène ? Ah, ce n'est pas vraiment un arbre, eh bien non, en fait, ça ne m'intéresse pas trop.
Tu aurais pu parler de cette propriété en bord de mer, à la pelouse impeccable parcourue par une tondeuse mécatronique au moteur silencieux – la laideur et la stupidité de ce truc, nonobstant le silence.
Tu pourrais plaider à nouveau pour la préservation des lignes d'horizon – car quand tu ne pourras plus poser tes yeux sur un coin de ciel sans éolienne, alors il ne te restera plus qu'à pleurer.
Tu aurais pu parler des gens, infiniment, combien en écrasante majorité ils t'attristent.
Sur la falaise il y en a peu et ils font des efforts, c'est plus supportable. Il est possible d'échanger de petites marques de sympathie.
Tu préfères toujours dire bonsoir plutôt que bonjour, cela sonne mieux. Ou est-ce l'heure du coucher du soleil qui se rapproche ? Deviens-tu sympathique à l'approche du soleil couchant ? Non, tu voudrais que le monde soit plus silencieux, à l'exception du bruit des vagues, du cri des mouettes, des goélands, etc. (Tiens, tu n'as pas parlé des cormorans ?)
Tu remets un escargot dans le droit chemin – c'est-à-dire en bordure de celui que suivent les humains étourdis et les chiens attentifs.
Il y a peu de monde car la météo a prédit de la pluie. Tu vois les diagonales grises sur la mer. Tu vois les nuages de plus en plus gris étouffer le soleil jaune.
N'importe, les gris sont beaux aussi.
Mais tu regrettes un peu prématurément que tout cela – toi, échappé de ta vie urbaine, chaque soir en bord de mer – soit bientôt fini.

lundi 5 décembre 2022

Le chat bat de la queue dans le pot à crayons

Vendredi 17 septembre, jour 7

Le chat bat de la queue dans le pot à crayons tandis que j'écris. C'est mélodieux, comme un carillon éolien ou un chant de tourterelles. En a-t-il conscience ? Le tapotis de mes doigts sur les touches du clavier est-il mélodieux à ses oreilles ?
Son miaulement est étranglé, j'ignore si c'est d'avoir été castré. J'ai la voix cassée moi aussi, prière de ne pas inférer.
J'ignore s'il vient s'asseoir sur la photocopieuse par amour de moi ou pour me convaincre de lui donner à manger – Mais ta gamelle est encore au quart pleine ! J'ignore s'il vient se coucher sur l'unité centrale de l'ordinateur parce que cela chauffe agréablement son ventre. J'ignore s'il vient taper quelques lettres sur le clavier parce qu'il a envie d'adresser un message au monde – et je suis insuffisamment chat pour comprendre ce qui s'affiche alors sur mon écran. À moi il adresse un message, certes, et je le grattouille sur le dessus de la tête comme on répond à côté.
Je suis parfois un autre tu.
Sur une table en verre, entre deux pots de fleurs, un petit BONHEUR en caoutchouc rouge a été posé. Mon cœur se serre, je suis trop tendre.

Tu es trop tendre, la météo prévoit de la pluie pour cet après-midi alors tu te dépêches de sortir. Loin sur la mer tu vois approcher une barrière de nuages gris, il est temps encore. Il est temps pour recevoir le vent en pleine face et pour filer le long d'une anse puis d'une autre, à tes pieds un tapis d'aiguilles de pins. Certains arbres retiennent la falaise, à en croire l'étendue de leurs racines apparentes. Ils semblent avoir mille ans – mais tu te méfies de trop de confiance. Là où tu te souviens d'avoir couru, à quatre ans, sous les encouragements de ta maman, une amie de Paris te téléphone. Tu lui racontes le paysage, en une anachronique trouée d'éternité. Quand tu avais quatre ans, le père de cette amie encore adolescent menait des chèvres sur les pâturages d'Anatolie. Ou de Mésopotamie, pour ce que tu en sais, une fois ouvert l'anachronisme on se retrouve très vite des milliers d'années en arrière, en territoire indistinct.
Tu reviens avec la pluie. Il était temps.
Tu reviens au chat qui t'attend et que tu nourris en lui dispensant des paroles aimantes qu'il ne comprend pas et dont il se fiche complètement.
À l'heure du coucher du soleil, tu vas vérifier : c'est annulé.
La nuit tombe néanmoins.

jeudi 1 décembre 2022

Tu ne t'en lasses pas, t'en lasseras-tu ?

                                                                                                 Jeudi 16 septembre, jour 6

Tu voulais dire quelque chose de peu important, que tu avais gardé en réserve, qu'était-ce ? L'as-tu noté quelque part, dans ton carnet, au dos d'un ticket de caisse, sur un emballage de gâteaux secs ?
Ah oui, c'est le nom d'un oiseau : l'huîtrier-pie. Qui cohabite pacifiquement avec les mouettes et les goélands.

Tu parles peu d’animaux ici, pourtant tu en rencontres beaucoup. Il y a des papillons magnifiques dont tu ignores le nom. Hier tu as vu un écureuil sauter d'un arbre à l'autre. Aujourd'hui, un faisan.
Quelle sorte d'homme est-on pour tirer sur un faisan ? Toi, tu es de la sorte qui avait besoin de faire pipi discrètement – d'accord, cette phrase ne veut rien dire. Si ce n'est que tu n'as pas l'âme d'un chasseur. S'il fallait que de tes propres mains tu tues pour te nourrir, tu choisirais de bouffer des pissenlits.
Tu parles peu des plantes, des arbres, des fruits. Pourtant il y a encore des mûres à cueillir aux bords des chemins. Il y a, outre les pins maritimes, des châtaigniers, des chênes et d'autres espèces que tu n'identifies pas. Ton amie ne t'a pas donné d'instructions pour arroser ses cactées.

Tu retournes sur les grandes plages du troisième jour.
Oui, car tu vas te répéter maintenant, à rayonner en demi-cercle côtier pour rentrer chaque soir nourrir le chat. Tu n'es pas en itinérance.
Tu élargis toutefois le périmètre, aujourd'hui d'un bord d'estuaire à un phare. C'est toujours aussi vaste, de la plage concave vers l'océan, et en remontant la pente jusqu'aux cieux grand ouverts. Tu ne t'en lasses pas, t'en lasseras-tu ? Finiras-tu par n'en plus rien dire, ainsi qu'à Paris tu ne racontes plus les monuments ? À Paris, dénaturé, mais ici la surnaturation te menace-t-elle ? Et tu n'aurais plus rien à dire, tel un animal.

Pour l'heure tu marches vers le point temporel focal du coucher de soleil. Chaque jour déjà tend à se réduire à ces quelques minutes d'enchantement. Qu'en sera-t-il cette fois ?
Tu as encore le temps de ramasser des cailloux avec tes orteils, de jouer avec les vagues, d'être éclaboussé par surprise. Une jeune femme est en communion avec son chien, un superbe colley. Elle lui prend la tête entre ses mains, lui parle, glisse délicatement une balle dans le ressac, qu'il récupère pour la lui rendre. Tu les regardes et c'est l'humanité de la scène qui t'émeut. [Savez-vous ? Cette solitude offerte... Cette combinaison bien particulière de joie et de tristesse... Une mélancolie projective. De l'amour brut.]

Le ciel quand le soleil se couche te transporte un peu moins que la fois précédente, tu ignores si c'est par affaiblissement de la nouveauté ou le fait d'une moins heureuse disposition des nuages. Mais tout de même ! Toutes les couleurs y sont, et des nimbes mystiques, les anges pourraient descendre sur le fil d'un rayon vert. Tu ne crois pas qu'il y ait rien de plus vrai que ce rêve cosmique.

lundi 28 novembre 2022

Juste quelques instants enchantés

Mercredi 15 septembre, jour 5
 
Ton histoire est pauvre en rebondissements. Nul suspense, peu de dilemmes à résoudre, guère d'aventure sur la route. Les rencontres déterminantes, peu ou prou tu les contournes.
Une jeune femme que tu aurais pu séduire dans un cimetière, à l'occasion, se trouvait hier sur la terrasse d'un hôtel parisien et embrassait un inconnu. Elle ne t'en a pas averti à l'avance - pourquoi l'aurait-elle fait - et de toute façon tu as quitté Paris.
Les regrets, chez toi, ne durent jamais longtemps, ou bien c'est qu'ils se perdent dans la masse.
Les rencontres, tu ne les appelles pas.
Les portiers d'hôtels te refouleraient.
Plus souvent tu dors dans une vieille voiture, tu as développé une véritable compétence quant au choix des endroits propices. Tu es un expert en discrétion.
(La nuit d'avant le premier jour, probablement étourdi par l'inhalation continue de la poussière de cigarette incrustée depuis vingt ans dans les sièges et tout l'habitacle de cette voiture qu'on t'avait prêtée, tu as commencé ta nuit près d'un phare avant de t'aviser qu'une fête de vendredi soir te martelait les oreilles de ses pulsations de cœurs en crise. Tu es parti te garer près d'une église aux cloches castrées qui te semblait bien plus paisible, avant d'être réveillé par les maraîchers du samedi qui s'installaient autour de toi avec leurs diesels et leurs énergiques exclamations de gens de l'aube.)
Tu vérifieras plus tard si tu as perdu le mojo. Pour l'instant tu dors dans un lit. Cela ne facilite pas les aventures (puisque tu ne cherches pas les rencontres). Te manquent un peu la condensation sur le pare-brise et le sac de couchage humide, les premiers pas dans la rosée, la plage pour toi tout seul à l'aurore et au crépuscule. Les petits conforts très relatifs. Les repas froids. L'hygiène aléatoire. Le sevrage complet des écrans.
Des pensées hallucinées, des révélations éclatantes, des bonheurs d'existence à en accepter de mourir sur le champ - mais en fait non, s'il-vous-plaît, j'en voudrais encore !
Tu retournes où tu étais le deuxième jour, cette fois il n'y pas de promeneurs du dimanche.
C'est mieux.
Tu es en meilleure forme physique et mentale.
(Il est entendu que ces vacances portaient en elles-mêmes une urgence de guérison.)
La mer est plus basse et le coefficient des marées décroît mais on peut encore marcher dans l'eau.
Et revenir, espérer un coucher de soleil aussi flamboyant que le troisième jour.
Mais non, pas de rouge incandescent sur la palette.
Juste quelques minutes d'enchantement parme, turquoise, fuchsia.
Et tu reviens à la nuit noire, parsemée d'étoiles et d'un croissant de lune, sous les pins et les chênes, levant haut les pieds pour ne pas les heurter aux racines.

jeudi 24 novembre 2022

comme en désirable apocalypse

Mardi 14 septembre, jour 4
 

Tu habites chez le chat de ton amie absente, elle-même n'est-elle pas plutôt l'amie de ce chat ? Il a ses habitudes qui ne sont pas les tiennes, et ses attentes que tu ne comprends pas toujours. Il te semble qu'il ne boit jamais bien que tu remplaces l'eau de son écuelle, comment vous comprendre alors que toi-même as la pépie ? Quand tu as fait sa connaissance, quelques années auparavant, il vivait dans une maison champêtre, souvent il ramenait le cadavre d'un mulot, d'un orvet ou d'un moineau, comment vous comprendre ? 
Tu tolères sa nature féline. 
Tu le préfères domestiqué. 
Son regard parfois te semble une injonction à savoir quoi faire, pour réfléchir tu te réfugies dans les toilettes et tu fermes la porte. 
Tu viens t'asseoir près de lui pour prendre ton petit-déjeuner, il t'observe entre deux séquences de léchage de pelage. Il est beau. Chez lui il semble bien chez lui. 
Ton amie a laissé du désordre sur la table basse, le bureau, la moquette, tu notes ses arrangements fonctionnels et quelques paresses. Il y a une trousse à moitié ouverte, des plantes vertes qu'elle a négligé de te demander d'arroser, un plaid élimé et griffé recouvrant un fauteuil, des livres sur les arbres, les remèdes naturels, le capitalisme. Tu es pris d'une bouffée de tendresse pour elle, qui vit ici, ses innombrables choix de petits riens. L'intimité que cela exprime.

Tu sors retrouver une autre amie, qui peut t'émouvoir tout autant. Dans sa vie à elle il y a un chien, de nombreux chats, des poules et des canards. Elle te montre ses massifs d'asters, les papillons qui butinent, elle caresse le dos des abeilles. Vous prenez le café dans le jardin, des visiteurs passent, elle te raconte la vie au village, les nouvelles de la famille, le travail. Elle t'amène à raconter un peu, toi aussi, ce que tu deviens. Et comment tu ressens l'air du temps. Elle traverse sans état d'âme l'ère Covid, contrairement à toi, vous différez d'appréciation mais ce n'est pas le plus important. Elle t'offre des œufs, des pommes, des pêches, et un bocal de soupe au potiron.

Sur la falaise tu cours pour respirer mieux. Tes cheveux volent derrière toi, tu ne les as pas coupés depuis bientôt deux ans - afin de hâter la fin de la pandémie. Le soleil est encore haut dans le ciel quand tu arrives à l'estuaire alors tu remontes les méandres de la rivière. La mer est basse et les rives envasées, tu obliques dans la forêt, te retrouves sur une route asphaltée où nulle voiture ne roule, comme en désirable apocalypse. De retour sur la côte le soleil t'a attendu, tu te diriges à sa rencontre. Passe une femme radieuse, qui regarde au loin.Puis une seconde, qui te sourit. Vous vous retournez presque simultanément après vous être croisés, avec juste assez de décalage pour faire comme si l'autre n'invitait pas à s'arrêter, revenir en arrière, faire connaissance. Deux fois. Elle s'assied sur un rocher qui domine la mer, toi aussi, vous êtes à présent à trois cents mètres de distance l'un de l'autre et tu n'es pas sûr qu'elle te regarde toi ou bien le paysage. Tu n'es pas sûr de ce que tu veux, de ce qui se peut. Elle repart.
Tu cours, tu te dépêches, le soleil n'est plus loin de disparaître.
Puis voilà. Il y a peu de nuages, c'est décevant.
Tu reviens, avant la nuit.

lundi 21 novembre 2022

Tu te resources à la ligne d'horizon

 Lundi 13 septembre, jour 3

Oh, dépêche-toi ! Tu as fait des rêves horribles et il est tard déjà, la mer monte de plus en plus tard.
Sur la plage, une grosse dame te demande de photographier le pansement purulent qui se décolle sur son bras, pour envoyer à un ami. Dans tes rêves, on conduisait par la main des enfants au four crématoire, un par un, en les tranquillisant.
Tu n'as pas très faim, tu te forces un peu.
Tu changes de plage. De l'autre côté de la baie, la vue porte encore plus loin et l'on peut marcher longtemps. Tes chaussures pèsent leur poids au bout de ton bras, tes pieds nus s'enfoncent à chaque pas dans des tourbillons instables, comme tout ceci t'a manqué ! Tu te ressources à la ligne d'horizon ; quand tu t'en détournes, c'est pour chercher des améthystes parmi les coquilles de bigorneaux. Tu n'en trouves pas, mais un caillou blanc et poli qui se love idéalement dans ta main.
Tu marches, tu marches, jusqu'à ce que le soleil soit suffisamment bas pour que tu fasses demi-tour et reviennes en regardant le ciel intensifier ses teintes. Plus tu avances, plus c'est beau, à un moment il te faut t'arrêter pour admirer tout ton saoul. C'est un émerveillement, une ivresse, tu n'as jamais rien vu d'aussi beau, au fur et à mesure que les derniers rayons éclairent par en-dessous les nuages. Tu penses à des peintures admirées dans des musées à température contrôlée, qui ne sont en comparaison qu'évocation de la splendeur à laquelle tu assistes. Tu es dans le tableau. Le ciel tout entier, depuis là-bas où le soleil se couche jusqu'au-dessus de toi et en arrière encore.
Tu ne comprends pas qu'il n'y ait presque personne face à un tel spectacle. Ou tu comprends trop bien : toi-même étais ailleurs les jours d'avant. C'est l'heure du dîner, du coucher pour les plus petits. L'heure de la fin du journal télévisé. (Et demain, ce sera Koh-Lanta !)
Il fait nuit à présent.
Tu n'es pas sûr de l'endroit où tu as garé la voiture, il y avait un bosquet d'oliviers ? La nuit tous les arbres sont gris. Un chat t'attend sans t'attendre. Tu es heureux.

jeudi 17 novembre 2022

C'est un moment parfait, tu te souviens

Dimanche 12 septembre, jour 2
 
Il y eut donc un matin. Tu as dormi longtemps. Tu connais peu de gens comme toi, dont le sommeil est léger les premières heures mais qui comatent irrépressiblement dès le jour revenu. Certaines insomniaques t'ont détesté pour cela. Certaines histoires n'ont pu être vécues du fait d'un trop grand décalage.
Il est onze heures. Le soleil trace des rectangles chaudement ambrés sur le parquet de la véranda, où se nettoie le chat dans une posture yogique après que tu l'as nourri.
Allez, la mer doit être encore haute au bout de la rue !
Suffisamment. Malheureusement c'est dimanche, les gens se promènent sur la corniche en encombrante procession. Pour les fuir tu te glisses dans le chantier naval interdit au public ; tu en ressors à l'opposé, un grillage cisaillé donne sur un petit bois de pins attaqués par les chenilles. Puis tu reviens à l'appartement en décrivant une boucle autour du port. Tu ne voudrais pas trop perdre de temps aux heures plates. La fin de journée t'intéresse davantage, tu prévois d'accompagner le déclin du soleil sur une plage blanche.

Est-ce révélateur, de préférer le coucher au lever du soleil ? Ou simple histoire de latitude, puisqu'en France le soleil ne rencontre de ligne d'horizon maritime qu'à son coucher. Le chat se frotte contre tes jambes, tu lui redonnes un peu de pâtée en boîte et quelques caresses. On t'a prêté un chat, il ne s'agit pas seulement de le nourrir. Tu lui parles, d'une voix blanche.
Est-ce la vérité, ce sentiment de ta voix, et les rides en sillon partant de tes yeux ? N'es-tu pas quelque peu mélodramatique ? Est-elle normale, la fatigue qui t'assaille soudain ? Tu te couches, tu t'endors comme une masse.

Tu te réveilles, c'est l'heure du quatre heures, tu sautes dans la voiture pour filer vers la plage de tes rêves, de l'autre côté de la baie. Maintenant la mer monte. Il y a des gens mais tu peux ne pas les regarder quand tu les croises sur le sentier. Tu marches en rebord de falaise, puis sous les arbres, la plage est plus loin, tu l'atteindras au bon moment : quand les familles en partiront.
Voilà, tu marches pieds nus le long de la marée montante, les vaguelettes en déferlant éclaboussent tes mollets. C'est un moment parfait. Tu te souviens. C'est un moment parfait de la vie que tu as vécue jusqu'ici. Du plus loin que tu te souviennes cette plage t'a connu, et tu connais toutes les plages pour la sensation des vagues et du sable fin sous tes pieds. Sur le sable sec tu te poses, le ciel déjà s'intensifie.
Depuis quinze mois tu n'as pas connu de ciel aussi vaste ! Tu te soulèves en flexion sur tes bras, la tête entre les jambes tu regardes l'horizon inverser sa légère courbure. Tes cheveux longs balaient le sable. Tu te sens chat, un peu. Tu ne comprends pas pourquoi tu es seul alors que tu sais qui tu aimerais avoir auprès de toi.
Le ciel s'est couvert de nuages, à en étouffer les couleurs du coucher, peu importe : tu refais le chemin dans l'autre sens, cette fois il n'y a plus personne d'autre que toi sous les arbres et sur la falaise.
Il fait nuit.
Tu as bien fait de venir.

mardi 15 novembre 2022

Commencer comme s'il n'y avait rien avant

Samedi 11 septembre, jour 1

Commencer comme s'il n'y avait rien avant.
D'un coup tu te retrouves sur la falaise, avec la mer qui bat les rochers en contrebas, les mouettes et les cormorans dans le ciel immense, et un sentier côtier qui semble ne jamais devoir finir. Commencer comme s'il n'y avait pas d'avant et comme si nulle fin ne t'attendait.
Comme si tu n'avais pas plutôt le sentiment que tout est fini déjà, l'histoire, l'espérance, les ambitions, et que le temps qui reste n'est qu'un supplément illusoire – mais cette pensée dépressive, ne relève-t-elle pas du temps d'avant ?
Comme si tu n'avais pas subi un long trajet dans une voiture qu'on t'a prêtée, incrustée de fumée de cigarette, ce paradoxe déjà d'avoir mal à la tête, au dos, d'être parti en pleine acédie, mais d'être parti quand même, en l'absence même de désir, par désespoir ? Et de retrouver un élan joyeux, presque à courir malgré ton épuisement mental.

Voilà : ici commence… un post-scriptum.
Tu vas passer une dizaine de jours en bord de mer, à nourrir un chat dans un appartement qu'une amie laisse à ta disposition. À retrouver le sourire ? Dans un miroir inconnu tu découvres ton visage à fleur de peau, des rides verticales comme des sillons de larmes. Désespéré, mais pourtant un ami fumeur t'a prêté sa voiture, une amie voyageuse t'a prêté sa maison. D'autres se sont réjoui que tu aies pu changer d'air – après quinze mois d'engluement parisien !
Tu penses à eux, est-elle étrange, ta solitude ?
Déjà le soleil se couche, adossé à un mur de pierres chaudes tu regardes les lueurs du ciel. Devant toi les vagues brisent doucement, tu t'es levé, tes pieds creusent le sable au ressac. Le soleil a disparu de l'autre côté de la baie, c'est fini mais cela continue encore un peu : les nuages rougeoient de plus belle.
Et la nuit pourrait être dernière.

jeudi 10 novembre 2022

Rhizomiques #124

Je vais maintenant vous parler de ma femme. Mon ex. 
Ce qui me manque le plus, c’est ma main sur sa hanche. En faisant la queue au cinéma ou lorsqu’on s’affairait dans la cuisine pour préparer un repas. Un de ces petits bonheurs sous-estimés de la vie à deux. 
Ma main sur sa hanche, n’importe quand. 
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« Comme tu es silencieux, lui dit-elle un soir, assise par terre devant le chalet, lui caressant la jambe du dos de la main. 
- Sans doute. 
- Moi j’ai l’habitude d’exprimer ce que je ressens. De raconter des âneries. D’avoir des réactions impulsives. A côté de toi, je me fais l’effet d’une folle. 
- Pas du tout. » Il sourit, promène une canette glacée sur la cuisse bronzée de Deb, et se sent plus heureux qu’il n’aurait jamais espéré l’être. 
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Je songe à ton regard de volupté et de douleur tendre qui m’a tant touché le jour où je t’ai vue la première fois avec ton grand chapeau cavalier et ta blouse orange où s’est concentré pour moi désormais tout le soleil. 
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Elle tenait un petit plateau plein de mandarines qu’elle me tendait dans la buée d’un sourire. Pris de trouble je m’entendis prononcer : « Que vous êtes belle avec ces mandarines. » Je retranscris aujourd’hui avec un sourire amusé ces premiers mots entre nous et je me dis cependant que la pauvreté inouïe de cette phrase réfléchissait la plus somptueuse image qu’un peintre pouvait recevoir.
 
Craig Davidson (in Les bonnes âmes de Sarah Court
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)
& Guillaume Apollinaire (in Lettres à Lou)
& Serge Rezvani (in Le testament amoureux

mardi 8 novembre 2022

Rhizomiques #123

Je restais dans la même incertitude : qui était-il, quelles étaient ses intentions ? Je n’avais jamais eu d’admirateur aussi impénétrable. Il ne me touchait jamais, sauf par courtoisie – me serrant la main pour me saluer, m’aidant à monter dans la voiture, à franchir une porte à tambour ou à me dégager d’une ronce. Pourtant, à sa façon, il était transparent. Il était dévoré par une douleur solitaire. Il donnait l’impression qu’on pouvait voir à travers lui. Comme ces élégants chiens de race dont on ne sait comment ils peuvent contenir les organes d’un corps normal, on ne voyait en lui aucune place pour une vie sensuelle ou émotive normale. Il n’était qu’une très fine pellicule étirée. 
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Il faisait partie de ces hommes tellement virils que l’on ne sait pas si les émotions et les sentiments font partie de leur équipement d’origine. 
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Parfois, elle ne comprend qu’une partie de ce qu’il dit. On édulcore la réalité, dit-il. L’univers pourrait être contenu dans une tête d’épingle. Les particules élémentaires n’ont pas de structure interne, tu le savais ? Et elle secoue la tête, non, elle ne le savait pas. Alors il rit, d’un rire bas et doux qui pourrait facilement se transformer en sanglot, mais ça n’arrive jamais. Elle a l’impression qu’il n’a pas pleuré depuis longtemps, des années peut-être, qu’il s’est blindé contre la vérité des choses avec des théories et des explications et des moyens de se persuader qu’il ne s’est jamais rien passé. Il s’est autorisé à perdre la raison. Il est dès lors facile de réduire la réalité à néant, dit-il. Si une particule élémentaire n’a pas de structure interne ni d’enveloppe externe, alors qu’est-ce que c’est sinon le néant, et donc nous sommes faits de néant, de même que l’univers, et tout cela – d’une main il indique le plafond, puis elle, et enfin lui-même –, tout cela n’est rien. Un rêve, peut-être. Mais nous ne sommes pas le rêve, nous sommes le rêvé. Et il rit à nouveau et elle ne sait pas quoi dire. 
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Ensuite, je suis passée à mes messages et j’ai écrit à Meïr que la journée avait été épuisante (…) « Je suis en lambeaux », ai-je écrit, puis effacé. Inutile d’accabler cet homme, il est allergique aux outrances. J’ai attendu quelques instants. Il peut passer toute une journée sans consulter sa boîte de messages. Cette fois, la réponse est vite tombée : « Prends soin de toi. » 
Pas de doute : ce garçon se consume de nostalgie. 
 
Margaret Drabble (in Le petit manoir de Kellynch – Idylle dans le Somerset) 
& Laurent Gounelle (in L’homme qui voulait être heureux)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& David Grossman (in La vie joue avec moi)

jeudi 3 novembre 2022

Rhizomiques #122

- On dirait que tu ne piges pas. 
- Que je ne pige pas quoi ? 
- Après que je t’ai raconté qu’il t’aimait bien, tout ce que tu as fait disait : Ne t’approche pas. » 
Je fus à la fois piquée et estomaquée. Ne t’approche pas. J’ignore comment, mais mon moi extérieur avait dit « Ne t’approche pas », alors que mon moi intérieur hurlait « Viens ! »
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« J’adore les cartes topographiques », dit Terri en faisant à Robert un clin d’œil qui se voulait peut-être rassurant mais qu’il trouva lascif, et, gêné, il lui sourit en retour. Plus il passait de temps avec elle, plus il était convaincu qu’elle lui envoyait constamment des signaux qu’il ne savait pas interpréter. A moins qu’il soit incapable de lire dans les pensées des femmes en général. 
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Marianne sait ce qu’il éprouve pour elle, à vrai dire. Ça n’est pas parce qu’il est réservé devant ses amis que ce n’est pas sérieux entre eux – ça l’est vraiment. Parfois, il s’inquiète de ne pas avoir été assez clair à ce propos, et après avoir passé un jour ou deux à voir cette inquiétude grandir en lui, à se demander comment aborder le sujet, il finit par dire piteusement quelque chose comme : Tu sais que tu me plais vraiment, hein ? Et on entend presque une pointe d’agacement dans sa voix, ce qui la fait rire. 
 
Lily King  (in La pluie et le beau temps)
& Anjali Sachdeva (in Logging Lake)
& Sally Rooney (in Normal People)