mercredi 29 novembre 2023

Rhizomiques #165

C’était la vie de la pensée dans l’Amérique d’aujourd’hui. Quatre-vingt-quinze pour cent des étudiants qu’elle rencontrait ne savaient ou ne sentaient rien d’aucun continuum historique. Les autres étaient autistes.
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Pendant ses années à l’université, il avait appris que "l’histoire" était le terme qu’employaient les Anglais pour rendre compte de toutes les fois où un blanc rencontrait quelque chose qu’il n’avait jamais vu et s’empressait de se l’approprier, en le renommant souvent, pour faire bonne mesure. L’histoire, en bref, était les annales de la brute de la cour de récré.
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Faire de l’histoire, telle était la thèse de Hillary, ce n’était que s’intéresser à des images préétablies, ancrées à l’intérieur de nos têtes, sur lesquelles nous gardons le regard fixé tandis que la vérité se trouve ailleurs, quelque part à l’écart, en un lieu que personne n’a encore découvert.
 
Chris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Namwali Serpell (in Mustiks)
& W.G. Sebald (in Austerlitz)

lundi 27 novembre 2023

Rhizomiques #164

Un jour, à la chasse, le président est tombé sur un vieil ours pelé et affamé, et il a refusé de lui tirer dessus. Plus tard, dans le journal, on a publié un article sur cette histoire de chasse qui donnait l’impression que M. Roosevelt avait fait preuve de mansuétude, qu’il était un amoureux de la nature, ce genre de choses. Et puis ils ont fait empailler un petit ours et l’ont baptisé Teddy’s Bear. Et Teddy’s Bear est devenu Teddy Bear – ours en peluche. Ce que personne ne dit, c’est qu’il a tranché la gorge de ce vieil ours. C’est le genre de mansuétude dont personne ne veut entendre parler.
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Une peau d’ours entière est nécessaire pour confectionner le bonnet d’un soldat de la garde royale d’Angleterre. Le chapelier aurait pu laisser la queue en guise de pompon, mais il faut croire qu’il n’était plus possible de repousser encore les limites du ridicule.
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1984. Orwell et Reagan. Big Brother et Big Mac. C’était officiel : l’Amérique avait élu un clown à sa tête. Un amuseur. Un animateur. Un comédien (personne qui joue la comédie). C’était déjà le cas pour nombre de ses prédécesseurs, assurément, mais là les choses s’étaient faites en connaissance de cause, c’était inscrit dans le CV du candidat, on ne pouvait pas dire qu’on ne savait pas. Ce type est acteur de métier. Il joue un rôle. Il récite un texte. Il fait semblant.
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   À la télévision, un soir, il y avait un vieux film avec le président pour vedette (…). « Reagan joue un professeur qui socialise un singe. »
   Il était beau et fringant, en noir et blanc, le président, il parlait à une blonde perplexe, proposait des réponses comme s’il s’agissait de choses qu’il maîtrisait. Entre eux, dans un couffin, un paisible chimpanzé clignait des yeux. Pourquoi faisait-il cela, elle aurait bien voulu le savoir, cette fille simple de la campagne qu’il avait embauchée pour l’aider, fade, pâle et ouverte à n’importe lequel de ses désirs. C’est assez simple. Beaucoup de gens se croient nés meilleurs que les autres. J’essaie de prouver que c’est la façon dont on est élevé qui compte. Même un singe, éduqué dans un environnement adéquat, pourrait apprendre ce que signifient la décence et l’honnêteté.
   Wright essayait de déterminer la distance entre les deux jeux d’acteur : celui de l’homme à l’écran en cet instant et celui de l’homme qui dormait à Washington, l’homme qui refusait de dire SIDA. Il voyait en quoi ils se ressemblaient : un regard ferme qui semblait sincère et rassurant, jusqu’à ce qu’on le comprenne comme calcifié et contraint par des œillères.
 
Tommy Orange (in Ici n’est plus ici)
& Éric Chevillard (in L’autofictif du 27/10/23)
& Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)
& Nina Allan (in Conquest)

vendredi 24 novembre 2023

Rhizomiques #163 (suite)

Tyler éteint la radio. Ça ne peut pas arriver. Bush n’a pas seulement tué des multitudes et assassiné l’économie, il est aussi un personnage fabriqué, l’émanation obtuse du privilège protestant, reprogrammé en fermier texan dévot. C’est une arnaque, toute de cupidité et d’illusions, c’est la caravane de Doc Miracle qui parade en ville avec des traitements ridules. Comment quelqu’un, comment un seul individu, peut-il se donner le mal d’aller aux urnes en se disant : Allons-y pour quatre ans de plus ?
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Quand le Congrès mit fin aux frappes des B-52 en 1973, plus de deux millions de bombes et autres munitions s’étaient abattues sur les champs et les villages cambodgiens. Elles avaient tué ou blessé plus d’un million de personnes et anéanti les deux tiers des animaux de trait. Déracinée, près de la moitié de la population rurale avait fui vers la ville.
Fort de seulement 3 000 combattants en 1970, le maquis des Khmers rouges que dirige clandestinement Pol Pot voit arriver en nombre ces paysans chassés de leur terre. De jeunes hommes le rejoignent de plus en plus nombreux, de jeunes femmes aussi mais surtout de très jeunes hommes, des adolescents, parfois des enfants de dix ou douze ans, très affamés.
Fin 1972, ils constituent une armée de plus de 200 000 hommes.
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Celui qui se lance dans une entreprise atroce doit s’imaginer qu’il l’a déjà réalisée, il doit s’imposer un avenir irrévocable comme le passé.
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Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “ interrogés ”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.(...)
 
Michael Cunningham (in Snow Queen)
& Jorge Luis Borges (in Le Jardin aux sentiers qui bifurquent)
& Nic Dunlop (in The Lost Executioner. A Story of the Khmer Rouge)
& Aimé Césaire (in Discours sur le colonialisme)

mardi 21 novembre 2023

Rhizomiques #163

Ce n’était pas ma faute. L’"Histoire" n’est pas ma faute.
Un président est élu par une majorité d’individus. Le président est la majorité d’individus. Notre culpabilité est équitablement répartie.
Une culpabilité si équitablement répartie entre des millions d’individus représente moins d’un dé à coudre de responsabilité par personne.
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Quand une de ces petites bombes explose, elle propulse quelque 200 000 fragments d’acier à une vitesse balistique sur un territoire grand comme plusieurs stades de football, créant ainsi une zone de mort. Ces échardes chauffées à blanc déchiquettent littéralement le corps de ceux qui se trouvent sur leur trajectoire. Certaines petites bombes contiennent des flèches métalliques à crochet, qui clouent les gens au sol. Un B-52 peut lâcher 25 000 de ces petites bombes en une seule sortie.
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Ôter de nos paupières le néant chaque matin, puis plonger dans le flot vibrant de l‘illusion. Se laisser porter jusqu’à devenir un mirage bariolé. Mais se souvenir de la vérité.
 
Joyce Carol Oates (in Le Champ d’honneur de Hazard, Minnesota)
& Nic Dunlop (in The Lost Executioner. A Story of the Khmer Rouge)
& Olga Tokarczuk (in Jeu sur tambours et tambourins)

jeudi 16 novembre 2023

Rhizomiques #162

Je suis très inquiet et Charlie le sent. Elle grimpe sur mes genoux et me caresse le visage. (…) « Oh, s’exclame-t-elle, ne sois pas triste, Grand-papa. » Je réponds : « Je ne suis jamais triste quand tu es là », alors qu’en fait je le suis – triste qu’elle ait à vivre dans un monde pareil. Mais je devrais peut-être lui dire la vérité en fait : je suis triste, tout le temps, et on a le droit de l’être. Mais cette gamine est si joyeuse que cela semblerait immoral de le faire.
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J’aurais aimé connaître cette époque, je me sens en phase avec cette génération, tous ces jeunes gens qui souhaitaient déposer les armes. La paix, le pouvoir des fleurs : je vote pour. Hippies, mes frères. Je comprends leurs espoirs et leurs aspirations, leurs revendications, j’y adhère, je partage volontiers leur naïveté et tout le reste. Ultime résurgence du socialisme utopique. C’était notre dernière chance. Comme il devait être bon de croire en quelque chose ! Faire l’amour, pas la guerre : quel meilleur programme politique, économique et social nous a-t-on jamais proposé ? Le plus ambitieux aussi. Trop, sans doute, pour les pauvres créatures humaines – matérialistes, consuméristes – que nous sommes.
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« Les chansons peuvent-elle changer le monde ?
- Les chansons ne changent pas le monde. Ce sont les gens qui changent le monde. Les gens font passer des lois, manifestent, entendent Dieu et agissent en conséquence. Les gens inventent, tuent, font des bébés, déclenchent des guerres. » Il allume une Marlboro. « Ce qui soulève une question : "Qu’est-ce qui, ou qui est-ce qui, influence les gens qui changent le monde ?" Ma réponse est la suivante : "Les idées et les sentiments." Ce qui soulève une autre question : "D’où viennent les idées et les sentiments ?" Ma réponse est la suivante : "Des autres. Du cœur et de l’esprit de quelqu’un. De la presse. De l’art. Des histoires. Et enfin, et surtout, des chansons." Des chansons. Des chansons, comme des graines de pissenlit qui essaiment dans le temps et l’espace. Qui sait où elles se poseront ? Ou ce qu’elles apporteront ? (…) Où atterriront ces graines-chansons ? C’est la parabole du semeur. Souvent, elles atterrissent sur un terrain  infertile et rien ne pousse. Mais il arrive parfois qu’elles atterrissent dans un esprit qui est prêt. Qui est fertile. Que se passe-t-il alors ? Il se passe que des idées et des sentiments surgissent. De la joie, du réconfort, de la compassion. De l’assurance. Un chagrin cathartique. L’idée que la vie pourrait être, devrait être, mieux que ça. Une invitation à se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre pendant un petit moment. Si une chanson plante une idée ou un sentiment dans un esprit, elle a déjà changé le monde. »
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Notre passé, notre présent et notre avenir sont contrôlés. Je ne comprends pas comment les Palestiniens peuvent faire l’amour. Il n’y a plus de place en moi pour l’amour.
 
Hanya Yanagihara (in Vers le paradis)
& Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)
& David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Ahmed Tobasi (in Télérama du 01/11/23)

mardi 14 novembre 2023

Rhizomiques #161

Ce monde n’est pas fait pour les poètes. Il est taillé pour les gangsters et les avocats. Pour les courtiers. Pour les chasseurs de prime et les capitaines d’industrie. Pour les pionniers et les entrepreneurs. (…) Regardez : qui a gagné ? Les bisons sont morts, les Indiens sont morts, Sitting Bull et Geronimo et Black Hawk et Crazy Horse, et Poe a crevé comme un chien dans une rue boueuse de Baltimore, et Emily Dickinson s’est recluse dans sa chambre, et Percy Bysshe Shelley, paria, réprouvé, s’est noyé à pas 30 ans, mais il y a toujours des millions de bébés Ford en circulation. Je ne comprends pas. Pourquoi ne recherche-t-on pas tous la beauté ? pourquoi n’aspire-t-on pas tous à la paix, à l’harmonie ? pourquoi la violence, la force brute, l’asservissement ? pourquoi le cumul et non le partage ? Pourquoi tu ne mettrais pas la table, au lieu de pleurnicher ? intervenait en général Michelle à ce moment-là. Elle pouvait se montrer rude quand mes jérémiades l’agaçaient. Je l’aimais pour ça aussi. Elle était mon lien avec le réel. Mon attache. Mon ancre. Les pieds sur terre, elle tenait fermement ma main et me retenait, m’empêchait de m’évaporer, de me dissoudre, là-haut, dans des sphères nébuleuses. Elle me ramenait à la maison, à la raison. Elle était mon garde-fou.
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J’ignore s’il est jamais possible d’être parfaitement à l’aise dans la vie, mais il y a des moments où on se sent plus proche de cet état – quand on ne se souvient plus de ce que ça fait de souffrir. Pendant ces périodes-là, on avance dans le vide, oubliant qu’on ne va nulle part, et du coup ce vide paraît moins effrayant (…) Et puis quelqu’un d’autre arrive, nous rencontre à cet instant-là, et on se dit qu’on est capable de gérer. On se dit qu’on est capable de gérer, parce qu’à ce moment-là on a l’impression qu’on est capable de gérer n’importe quoi.
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La mort de Don Quichotte ressemblait à l’extinction, en chacun d’entre nous, d’une forme particulière de folie magnifique, une grandeur innocente, une chose qui n’a plus sa place ici-bas, mais qu’on pourrait appeler l’humanité. Le marginal, l’homme dont on ridiculise la déconnexion d’avec la réalité, le décalage radical et l’incontestable démence, se révèle, au moment de sa mort, être l’homme le plus précieux d’entre tous et celui dont il faut déplorer la perte le plus profondément.
 
Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Salman Rushdie (in Quichotte)

mercredi 8 novembre 2023

Rhizomiques #160

Tout dérape autour de nous et il n’y a plus rien à quoi on puisse se rattraper. Tout l’univers a craqué aux coutures. Pour certains d’entre nous, pour ceux qui ont commencé à s’en apercevoir, tous les autres demeurent aveugles. Ou parfaitement décidés à ne rien voir. Pour eux, tout va bien, les affaires continuent, la Terre est plate et le climat ne change pas. (…)
Je ne sais pas combien ils sont aux alentours à avoir commencé à voir ce que je vois, à avoir fait les mêmes expériences que moi, mais je parie que je ne suis pas le seul. Et, si c’est le cas, il doit y avoir pas mal de gens pleins d’effroi par ici. Un tas de visionnaires terrifiés. Même les prophètes, quand les visions ont commencé à leur parler, ont cru qu’ils devenaient fous, au début. (…)
Et je commence à chercher ces autres personnes. Celles qui, comme moi, ont la fin du monde dans le regard.
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- Il ne gagnera pas, dit Tyler. Je veux dire, il n’y avait aucune foutue arme de destruction massive. Zéro. Que dalle.
(…)
Il n’y avait aucune arme de destruction massive. Et nous les avons bombardés quand même.
Et, soit dit en passant, il a détruit l’économie. Il a gaspillé des milliers de milliards de dollars.
(…)
Barrett dit : « Ce qui m’inquiète réellement, c’est la coupe de cheveux de Kerry. »
Tyler ferme les yeux, son visage se crispe, comme au début d’une migraine. Il ne veut pas être, il ne sera pas, celui qui ne peut supporter une plaisanterie, l’oncle qu’on est obligé d’inviter pendant les vacances alors même que tout le monde sait qu’il va ressasser sans fin… ressasser quelque injustice, trahison ou autre méfait de l’Histoire qu’il porte, tel le costume de l’Homme de fer, soudée à son corps.
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L’enfer des vivants n’est pas quelque chose qui existera dans le futur ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons en restant ensemble. Il y a deux façons de ne pas souffrir. La première est facile pour le plus grand nombre : accepter l’enfer et en faire partie jusqu’à ne plus le voir. La deuxième est risquée et exige une attention et un apprentissage continus : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au beau milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire place.
 
Salman Rushdie (in Quichotte)
& Michael Cunningham (in Snow Queen)
& Italo Calvino (in Les villes invisibles)

jeudi 2 novembre 2023

Rhizomiques #159

Elle se demande si on peut se souvenir de sa découverte viscérale de l’horreur et la combattre en même temps ? Les deux choses exigent des énergies radicalement différentes.
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 « Et ce n’est pas la fin du monde, dit-elle.
- Pas pour certains d’entre nous. »
Elle le serre plus étroitement contre elle. « Ne commence pas, murmure-t-elle. Pas ce soir. »
Tyler hoche la tête. Il ne va pas commencer. Pas ce soir. Il n’y aura pas de discours sur les prisons secrètes de la CIA en Pologne ou en Roumanie, sur les écoutes téléphoniques illégales, ou le fait que Bush en personne a reconnu que trente mille civils irakiens étaient morts depuis le début de la guerre.
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J’ai commencé à comprendre que j’allais devoir garder perpétuellement présentes à l’esprit deux idées apparemment contradictoires. La première est l’acceptation sans rancune de la vie comme elle est et des hommes comme ils sont : à la lumière de cette idée, il va sans dire que l’injustice est banale. Cela n’impliquait pas que l’on glisse vers la complaisance, car la deuxième idée est de puissance égale : que dans sa propre vie il ne faut jamais accepter ces injustices comme banales mais au contraire les combattre de toutes ses forces. Mais ce combat commence dans le cœur de chacun ; ainsi m’incombait-il désormais d’éliminer de mon propre cœur toute haine et tout désespoir.
 
Chris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Michael Cunningham (in Snow Queen)
& James Baldwin (in Chroniques d’un enfant du pays)