jeudi 28 juillet 2022

Aperçus d'altitude

Le chemin des crêtes sinue entre les gouffres.
Puits évasés au fond desquels subsiste une neige brunie,
hors d’âge, parsemée de cailloux et de débris de pins chutés.
Je me surprends à y chercher un squelette désarticulé
qui pourrait bien être le mien. Mais non,
aux branches épineuses me raccrocher lors des passages délicats,
et progresser comme vu du ciel sur une cordillère
indéfiniment fractale.

Là-haut, une fourmi dévale en roulant sur elle-même
la déclivité trop raide et friable du chemin
où je marque l’empreinte de mes pas.
Il lui faudrait des milliers de vie pour parcourir son domaine,
traversé en une heure de mes enjambées.
 
En toute fin de journée j’aperçois une petite fleur jaune accrochée
à un œillet de ma chaussure.
Son voyage fut-il plus étonnant que le mien ?

mercredi 6 juillet 2022

Rhizomiques #112

Son corps était devenu à la fois quelque chose qu’il fallait cacher, et l’endroit où se cacher.
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J’avais pris l’habitude d’appréhender le monde par de rapides coups d’œil obliques, espérant qu’en retour le monde ne ferait que m’effleurer du regard.
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Elle dit : Je m’appelle Catherine, je suis naïve, ne sois pas fâchée. Ce n’est pas la peine d’être dure avec moi. Ça ne sert à rien, je ne me rends pas compte, je n’ai pas une intelligence normale, je vois les choses à ma façon, je suis directe, c’est tout, comme les animaux. Je sais que le monde des humains est indirect. Je sais que c’est un problème. (…) On peut me faire croire n’importe quoi. Jusqu’à l’âge de 26 ans, j’ai cru qu’il y avait du sperme dans les haricots.
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La membrane qui me séparait des autres était toujours là, mais maintenant je la trouvais protectrice, et derrière elle je bourdonnais d’activité, déterminée, invisible.
 
Robin McArthur (in Là où les prés tentent d’exister)
Joyce Carol Oates (in Ma vie de cafard)
Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle)
Alex Ohlin (in Copies non conformes)

vendredi 1 juillet 2022

Rhizomiques #111

C’est l’impulsion qui m’a toujours manqué, un manque d’agilité qui m’empêchait, me bloquait, quand j’étais petite, à l’école. Pendant une demi-heure on nous laissait jouer dehors. Pour la majorité des élèves c’était un laps de temps presque euphorique, mais pour moi, c’était une torture. Je détestais les hurlements, l’exaltation spontanée.
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Je me tiens sur la première marche, mes pieds pâles grossis par l’eau comme par une loupe. Ma mère voudrait que j’aie un comportement différent, je le devine, mais j’en suis incapable. Je ne peux pas me jeter dans la mêlée comme ça. Ce n’est pas dans ma nature de présumer que les gens désirent ma compagnie. La seule chose que j’arrive à faire est de les considérer en adoptant une expression avenante.
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En vérité, elle n’était pas forcée de rentrer directement. Elle aurait pu aller passer une quinzaine de jours dans la ferme du Sommerset, chez Molly, dont la mère l’avait chaleureusement invitée. Mais Bessie avait décliné l’offre : elle aimait à se dire qu’elle n’avait nulle part où aller. C’était rassurant pour elle de ne pas avoir grand choix ; elle préférait se sentit légèrement lésée, plutôt que de s’exposer au risque de connaître de nouveaux lieux, de nouveaux plaisirs. Elle aurait aimé voir la ferme mais elle n’avait pas l’entrain nécessaire. Alors, avec perversité, elle chérissait son sentiment d’exclusion.

Jumpha Lahiri (in Où je suis)
Lily King (in Father of the Rain)
Margaret Drabble (in La Phalène)