mercredi 23 juin 2021

le soleil joue avec ton ombre

19 juillet 2020

Jour 4

On ne joue jamais seul. Même en solitaire, même en patience, même au hasard. Il y a toujours un sentiment d’altérité, fût-elle fantasmatique.

Cette fois-ci, pour ton dernier jour, tu t’offres le grand tour. La montée abrupte le matin, à flanc de cascade, les quelques randonneurs essoufflés tu les dépasses en courant.

(Tu n’imagines pas être à l’avenir – quel avenir ? – moins bondissant, plus fatigué encore que tu ne l’étais à ton arrivée, et devoir lever les yeux vers ton ancien toi.)

Le premier refuge, tu le snobes, ne veux rien voir, rien entendre, tu continues ta course dans le vallon, traverse le torrent, grimpe encore jusqu’au prochain plateau.

Là tu t’arrêtes, tu bois de l’eau. Tu t’imprègnes par toutes les cellules de ton corps de ce spectacle caché, ce cirque inaltérable de montagnes.

Puis tu continues, c’est de plus en plus beau, cela ne saurait s’altérer de mémoire d’homme, tu te raccroches à cette pensée. Tu surplombes un lac.

Le refuge au bord du lac tu n’en veux pas non plus, il y a moyen de longer une ligne de crête, dans les éboulis. Tu penses aux amies, tu leur raconteras.

Tu penses à un livre que tu écriras – tu t’arrêtes pour prendre des notes. Tu repars, te souvenant de respirer au rythme de l’ici et du maintenant.

À l’approche d’un nouveau col tu penses à ceux qui sont morts, tu imagines qu’ils t’aiment encore. Les fleurs abondent. Ici même, il y a plusieurs années, sous l’orage tu as prié.

Tu as demandé un surcroît d’existence – des choses utiles à faire. Voilà un jeune couple et leurs deux enfants, ils guettent les bouquetins, ils sont magnifiques.

Dans une autre vie cela se serait passé ainsi pour toi aussi. Les névés sont épais, cette fois tu as pris tes bâtons métalliques pour ne pas glisser.

Le troisième refuge te surprend, juste en devers du col, une serveuse masquée apporte des sodas à des corps avachis, huilés de soleil. Ils sont horribles, tu t’enfuis.

                        

Il ne s’agit plus que de redescendre, tu ralentis. Tu n’es pas pressé. Une autre fois tu es rentré à la nuit, tu avais vu davantage d’animaux. Là ce sont surtout des marmottes.

Deux marmottons jouent à la bagarre, dévalant et remontant sans fin un talus. Tu t’approches pas à pas. Le jeu et l’autre, telle est l’évidence, tu médites un moment.

Le soleil couche ton ombre en arrière de toi. Une autre fois tu avais croisé un serpent. Cette nuit tu dormiras près de la cascade. Le lendemain tu t’en iras.

lundi 21 juin 2021

le poil misanthrope

18 juillet 2020

Jour 3

Les gens…

(L’issue logique de l’humanité est sa destruction. C’était fascinant cette aventure de l’intelligence, elle était merveilleuse cette planète, mais soyons raisonnables : il est temps d’arrêter le massacre. Qu’elle crève donc, l’humanité !)

Certes tu es sans doute un poil misanthrope…

Mais tu t’offres cinq jours de vacances annuelles pour ne plus les entendre... Tu pars dans les montagnes à près de 3000 mètres d’altitude… Au bout de trois jours cela commence à faire effet, tu es moins déprimé, un peu apaisé… Trois jours sans informations, sans échanges ineptes, sans trop de laideur dans les oreilles, les yeux, le nez… Ce troisième jour tu n’as croisé personne depuis des heures, tu descends d’un col, cherches un bon endroit pour faire une pause… Tu le choisis avec soin, des rochers plats au milieu des rhododendrons, le soleil dans le dos, devant toi un panorama magnifique… Le chant des oiseaux et des cascades…

Quand apparaît un homme sur le sentier en contrebas qui s’immobilise et te vole ta vue. Il attend, toi aussi – qu’il reparte. Il s'avise de ta présence, te demande s’il est sur le bon sentier (comme s’il y en avait d’autres). Il attend un couple qui le rejoint en ahanant. Ça y est, ils s’extasient. Manque encore une femme qui arrive avec une lenteur lamentable tout en parlant au téléphone à une amie restée en bas qui choisit des cartes postales. Ils se prennent en photo à présent, tu fermes les yeux pour qu’ils ne te demandent rien de plus. Enfin ils repartent. Ils n’ont pas fait vingt mètres qu’ils s’arrêtent à nouveau, deux randonneurs en sens inverse avec qui commenter le fait que c’est dur, c’est beau, il fait chaud. Et sont-ils sur le bon sentier ? Ils s’entendent bien, ils rient fort. Au bout de cinq minutes ils se disent au revoir, satisfaits chacun de soi et les uns des autres. L’un des deux randonneurs laisse son ami continuer, lui s’arrête pile au centre de ton panorama pour envoyer un texto. Il grommelle, ça capte mal. Ça dure encore cinq minutes. Puis il remballe son téléphone et sort sa bite pour pisser sur le talus. Eh, oh, il y a quelqu’un ! cries-tu absurdement – la goutte qui fait déborder le vase. Il sursaute, s’excuse – Je vous avais pas vu –, râle – Ça m’a coupé l’envie. Sans se presser il disparaît.

Les gens… Les gens, ils sont pas méchants. Ils font pas exprès. Ils te prêteraient leur téléphone, ils te donneraient de la super-glu pour recoller ton rétro cassé, ils te laisseraient prendre une douche chez eux… Ils votent peut-être Le Pen, ils sont comme tout le monde, ordinaires… Mais toi, quand sauras-tu sans en souffrir constater une fois de plus leur manque de sensibilité ? Tu le leur dirais ils se vexeraient, ne comprendraient pas, te traiteraient de Parisien, te frapperaient, voteraient encore plus tranquillement Le Pen ou Macron. Toi qui comprends si bien Diogène – Ôte-toi de mon soleil ! – comment sauras-tu jamais les tolérer ? Tu tentes de convoquer l’Amour et l’humour… Tu te dis que cela en fera une bien bonne à raconter à tes amis qui ne sont pas des "gens"… Tu te dis que le récit que tu es en train d’en faire vaut bien les vingt minutes de méditation contemplative qui t’ont été subtilisées... Tu te racontes que c’est justement une leçon de vie sur la tolérance et l’humilité, qu’il est juste que tu paies pour ton sentiment de supériorité…

Puis au soir, dans le village bitumé, tu vois une adolescente un peu boulotte descendre la rue en faisant rebondir un ballon de basket, maladroitement (il se loge sous une voiture garée) mais en souriant, pleine d’une énergie de jeu… Et l’humanité, tu l’aimes à nouveau, tu ne veux pas qu’elle s’anéantisse.

samedi 19 juin 2021

croisements d'interactions

17 juillet 2020

Jour 2

Tu es parti sur un sentier rectiligne, en diagonale sur l’adret. Il faisait déjà trop chaud sur tes coups de soleil mais tu espérais que la transpiration chasserait les visions de la nuit. Tu as dépassé un homme qui buvait à la pipette de son sac à dos poche à eau, assis sur le bord du chemin, C’est raide ! a-t-il dit, encore essoufflé, et tu as souri de son besoin d’interaction. Ta légère condescendance marquait une fierté de grimper plus vite que lui, ton propre besoin d’interaction. Arrivé au col tu as tourné le dos aux remontées mécaniques et à leurs hideux pylônes, ainsi seulement c’était beau.

L’après midi, au retour, soudain ta douleur au bras gauche t’a plié en deux (dans un mouvement vif pour chasser un insecte), cassant l’œuf de la veille : constat d’impuissance, extinction du désir, perte de la joie. Tu es reparti en convoquant d’autorité… la joie ? Est-ce possible, relancer ainsi le triangle vertueux ? Ensuite est venu le moment épique, à la descente, il te fallait des bâtons de marche sous peine de ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre, tu as brisé du bois en manquant te fracturer les os. L’assis du matin t’a dépassé, C’est raide aussi dans l’autre sens ! as-tu dit.

vendredi 18 juin 2021

Il y a erreur ! criais-tu.

17 juillet 2020

Nuit 2

Tu es resté en haut pour la nuit, comme un animal, dans la vallée tu aurais rejoint les zombies masqués faisant la queue devant l’épicerie. Tu voulais continuer à ne voir aucun masque de toute la journée : pour la première fois depuis trois mois, tu as pu t’imaginer qu’il y avait encore de l’avenir – du moins y avait-il encore du présent. Tu t’es couché non loin d’un tas de fumier, dans le pépiement d’oiseaux curieux.

Tu as passé une nuit cauchemardesque. Une première fois tu t’es réveillé en sortant d’un grand magasin parisien où tout le monde se contaminait avec insouciance, croyant qu’on pouvait se presser entre les rayons, dans les escalators, au restaurant panoramique comme on le faisait auparavant, en riant de toutes ses dents. Tu tentais de retenir ta respiration mais rien à faire, des milliers de poumons en fonctionnement précaire.

Une seconde fois tu étais dans un immense entrepôt, il y avait foule encore, on vous passait au détecteur. Il fallait afficher entre 200 et 800 pour pouvoir passer, tu étais à 400. En-dessous de 200 c’est encore mieux ou c’est qu’on est mort ? plaisantais-tu. Le préposé ne savait pas. Tu arrivais dans une grande salle vétuste avec des bancs, tu t’asseyais, la salle se remplissait de gens trop près, tu te relevais, te dirigeais vers le  fond de la pièce, que faisais-tu là ?

Un homme tombait par terre, il se convulsait, tu ne savais pas comment l’aider, quelqu’un ? Personne d’autre que toi ne réagissait. Tu te dirigeais vers la porte pour chercher de l’aide, mais elle avait été fermée, tu découvrais que tous ceux qui t’entouraient étaient amorphes ou pire. Une femme nue agonisait sur un banc, une autre se tenait debout, bras ouverts, souriant d’un sourire de martyre. Il y a erreur ! criais-tu. Moi je suis à 400 !

mercredi 16 juin 2021

La puissance exprime la joie

16 juillet 2020

Jour 1 

Tu sais que tu devrais y aller progressivement, tes jambes ont perdu l’habitude. Tu as le désir, mais un corps plus raisonnable encore. Il y a une piste qui mène aux pâturages d’altitude, peut-être sauras-tu en rester là, atteindre un premier lac, t’asseoir parmi les fleurs et regarder les marmottes ; déguster un avocat et une banane, remballer peau et noyau afin de ne pas perturber l’écosystème ; puis redescendre modérément fatigué. Tu ne te sens pas trop perturbateur d’écosystème ici-haut. Tu te sens revenir chez toi, réfugié, bien accueilli, ce qui était dur c’était la vie en bas avec tous ces humains déplorables.

Le lac est trop près, tu continues, il y a encore des combes cachées plus haut, un col invisible, un contournement de pic, un second col, un retour possible par une autre vallée. Soit tu écoutes ta fatigue, soit tu entends ta puissance. Où se dissout le désespoir, la question se pose-t-elle longtemps ? Tu la poses sans sériosité à la marmotte, tu la déposes, que la marmotte la grignote – conséquence nulle pour sa flore intestinale. Tu penses au cancrelat avec qui dialogue le prisonnier à l’isolement, investi d’une personnalité voire d’une sollicitude. Vivre en absolue solitude c’est vivre sans réponse, hors les siennes propres et celles de l’univers.

Mais qui vit comme cela (hormis un prisonnier à l’isolement) ? Un peu moins absolument, on ne saurait se passer d’interactions humaines ou animales. Chaque acte provoquant une réaction indécidable de l’autre – et la confirmation de sa propre consistance que cela implique. Tu marches au-delà de ta fatigue, la puissance exprime la joie qui génère le désir qui concentre la puissance… Et la seule question qui demeure est celle de l’œuf et de la poule. La poule a trouvé un couteau, tu t’en servirais pour trancher le voile des illusions, mais elle ? Tu t’en sers pour cesser un peu de penser, le paysage t’inspire un émerveillement essoufflé, ici, c’est ici que tu voulais être.

mardi 15 juin 2021

Partir de très bas

15 juillet 2020

Jour 0

Partir de très bas. Le procédé est éminemment narratif mais dangereux aussi, dans quelle mesure es-tu responsable de ce désespoir qui au fil des jours t’a englué ? Aux dernières nouvelles tu dansais avec la femme de la vie d’un autre, tu te plaignais à peine d’une douleur au bras gauche quand il s’agissait de le rejeter en arrière (ton bras). Le mot "confinement" t’évoquait des aventures fictives, héroïques, d’où l’on s’extirpait victorieux. / Tu notais les signes du retour du printemps avec une impatience confiante.

On se souviendra, c’était 2020. Rien ne garantit que les années suivantes ne consolideront pas une nostalgie affligée envers les décennies précédentes. Tu te demandes, toi, indépendamment de tout cela, à quand remonte ton désespoir, jusqu’où tirer le fil. Tu avais quatorze ans peut-être. Plutôt : tu avais quatorze ans, peut-être le fil a-t-il commencé alors à former pelote. Et depuis tu te débats, avec plus ou moins de réussite. / Tu es tout de même parvenu à quitter ta chambre, après des mois d’immobilité. La route défile.

Un peu après midi tu t’arrêtes dans un village à l’écart de la nationale. Un chemin s’élève au milieu des arbres. Tu grimpes, la transpiration colle à ta chemise. Tu voudrais échapper à la rumeur automobile en contrebas, bientôt une faille dans la falaise ? Non, plus tu montes, non moins tu entends, les camions, les motos, les voitures, aussi les trains sur les voies qui longent la nationale. Tu n’avais pas prévu tout cela. Tu continues, tu sues, tu fuis. / Au sommet les rochers forment repli, enfin tu peux te cacher, entendre le bruissement des feuilles.

Tu es reparti. La cloche du village sonnait le glas, lentement, tu n’as pas vu le cimetière mais un panneau municipal sur lequel était indiquée la procédure pour recevoir les pastilles d’iode gracieusement offertes aux habitants en cas d’accident nucléaire. Tu as compris pourquoi ce village était "fleuri". Nous vivons une époque d’épouvantable prévenance. Au soir tu cherches où te garer, tu erres entre les aménagements touristiques, des gens en treillis font un barbecue au bord d’un lac, à portée d’autoradio. / La laideur tout du long. Tu fuis encore.

Six cent soixante kilomètres de laideur (tu n’es pas enclin à prendre en considération les champs de tournesol, les allées de peupliers, certains vallonnements de vignes), mais peut-être aurais-tu pu t’épargner la visite d’une demi-douzaine de zones industrielles à la recherche d’un rétroviseur pour ta voiture, peut-être aurais-tu pu faire des provisions avant de partir et te dispenser ainsi d’arpenter les travées d’un hypermarché zombiesque. / Mais enfin, tu es arrivé – le dernier kilomètre suspend ton souffle – au plus haut que monte la route, dans une montagne magique.