lundi 31 octobre 2022

Rhizomiques #121

Récemment, un amant irlandais vieillissant lui avait écrit à l’improviste, après deux décennies de silence, lui demandant si elle se souvenait de la nuit qu’ils avaient passée ensemble à Heidelberg, tant et tant d’années auparavant. Se rappelait-elle qu’ils avaient commandé du steak tartare, sans savoir, innocents et ignorants qu’ils étaient, ce qui allait débarquer sur leur table ? Etait-ce à cause du bœuf cru qu’elle avait vomi cette nuit-là, ou à cause de lui ? Aurait-elle l’amabilité de le lui préciser ? C’était important pour lui. 
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- C’est inutile et ne pourra te servir à rien – murmura-t-elle, d’une voix qui, pour Andrés, paraissait ancienne, de l’époque où elle ne lui parlait pas ainsi –, Mais je veux que tu saches que je regrette beaucoup. 
- Clara. 
- Tu sais combien je l’aime. Je ne me repens pas du tout d’être allée avec lui. Au fond, ce qui me fait mal est que toi et lui ne soyez pas un seul, ou que moi je ne puisse être deux. 
- S’il te plaît – dit Andrés –. C’est très bien ainsi. Ne dis plus rien. 
- Non, ce n’est pas très bien ainsi – reprit-elle –. Ce n’est pas bien. C’est, tout simplement. Comme toujours.
 - Ne le regrette pas – dit Andrés. 
- Ce n’est pas ça, pas exactement. Ce qui fait mal est d’être sûre d’avoir fait ce qui est juste, et dans ce sentiment lui-même, tout à coup, 
   Le dégoût de la justice, savoir que rien n’est juste quand il y a plus de deux personnes. 
- Ne le regrette pas – répéta Andrés –. Surtout pas ça. 
- Laisse-moi au moins le faire pour moi – dit Clara. 
- Je ne peux pas t’en empêcher – dit-il –. Que tu éprouves cela est bien plus que je ne pouvais souhaiter quand – 
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Elle n’aura pas de nouvelles avant la semaine suivante. Antoine lui répondra Des regrets, quelle horreur, vivre dans le passé c’est moche. Adélaïde sera vexée. Pas tant par le vent magistral, plutôt parce que le regret, de façon générale, ce n’est pas trop sa tasse de thé. Elle n’était pas sincère et mal lui en a pris. Si elle avait été sincère, elle lui aurait écrit viens rompre ma solitude. Ça n’aurait pas marché non plus. 
 
Margaret Drabble (in La sorcière d'Exmoor)
& Juan Cortazar (in L'Examen)
& Chloé Delaume (in Le cœur synthétique)

vendredi 28 octobre 2022

Rhizomiques #120

« J’ai l’esprit occupé par le corps, beaucoup plus qu’avant. » 
Frère Thomas tend le bras vers la bouteille. 
« Et par le corps, tu entends quoi ? 
- Des pensées sur le sexe, dis-je. 
- Ce n’est pas anormal d’avoir l’esprit occupé par le corps à ton âge. 
- Je ne pense peut-être pas sans cesse au corps, mais je pense en tout cas beaucoup à ces choses-là, plusieurs heures par jour au minimum. 
- Ce n’est, je crois, pas loin de la moyenne. 
- Quand je suis dans la rue, je perçois les autres avant tout comme des corps. Je ne fais même pas attention à ce qu’ils me disent. (…) 
Frère Thomas remplit les verres. Le contenu est rouge sang aujourd’hui. 
« Il me semble parfois n’être rien d’autre qu’un corps, en tout cas, à quatre-vingt-quinze pour cent, dis-je. 
- Liqueur de cerise », dit-il. 
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Il avait eu une copine une fois et elle était sortie avec un autre type. T’imagines ça. C’est juste genre
C’est ce qui s’était passé. Ce type avait couché avec elle mais lui non. C’était la vérité et il le savait pertinemment. Elle avait couché avec l’autre mais pas avec lui. Pourquoi ? Faut juste genre – faut réfléchir, faut réfléchir… t’es obligé, ça te fait vraiment trop flipper, tu trouves ça flippant, tu te demandes si t’as fait quelque chose de mal, un truc genre je sais pas quoi ; si c’est ta faute, tu te poses la question, ou genre si t’es gay, alors c’est peut-être que je suis gay et voilà ce que c’est, genre si la fille a pas envie de toi, comment ça se fait ? 
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Ouais Sally arrêtait pas de parler avec ce type. Peut-être qu’elle l’aimait bien. Les femmes ont la manie d’aimer les types bizarres, les types pas aimables, les types dont les autres types savent qu’il faut les éviter comme la peste, les types qui sont de véritables trous du cul. Pourtant, les femmes s’obstinent. Elles s’obstinent les mecs, elles s’obstinent à leur courir après. Qu’est-ce que ça veut dire ? 
(…) Ces salauds sont même pas foutus de lire. Et pourtant, ils arrêtent pas de parler du monde comme s’il leur appartenait. Des vrais branques. Et ils ont aucun centre d’intérêt. Dans la vie je veux dire. Aucun centre d’intérêt. Ils sont pas foutus de tenir une conversation. Posez-leur des questions sur la politique, ils y connaissent que dalle. Et pourtant, les femmes, putain de dieu, elles s’obstinent à leur courir après. Pourquoi est-ce que les femmes s’obstinent à faire ça ? Peut-être qu’elles les voient comme des âmes égarées ou je sais pas quoi. 
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Pourquoi la préférence des femmes pour d’autres nous donne-t-elle toujours l’impression qu’elles ont choisi un abruti ? 
 
Audur Ava Ólafsdóttir (in Rosa Candida) 
& James Kelman (in La route de Lafayette) 
& James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)
& Enrique Vila-Matas (in Mac et son contretemps)

mardi 25 octobre 2022

Rhizomiques #119

Des fois, elle avait une façon de me regarder, comme si elle comprenait pas ce que je lui trouvais. Ou l’inverse, elle savait pas ce qu’elle me trouvait, si elle me trouvait quoi que ce soit, comment est-ce qu’elle avait pu se laisser emballer par un type comme moi. 
Emballer ! C’était pas un morceau de viande, nom de dieu. 
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- D’où vient cet intérêt pour les plantes ? demande-t-elle. 
- J’ai été élevé pour ainsi dire dans une serre. Je me sens très bien au milieu des plates-bandes. 
J’imagine qu’elle s’intéresse modérément au jardinage et comme aucun sujet de conversation ne me vient à l’esprit, je pourrais être obligé de faire passer nos échanges à un autre niveau, sans paroles. J’ai devant moi deux possibilités : passer à l’acte ou n’en rien faire. La question est de savoir quand exactement le laps de temps offrant la possibilité du choix sera écoulé : dans cinq minutes, dans dix minutes ou bien est-il déjà passé ? J’enlève ma montre et tend le bras au-dessus de Thorlàkur pour la poser sur la table de nuit. Elle me regarde avec ses grands yeux. Ce n’est vraiment pas facile de savoir ce qu’elle peut bien penser. Du reste ça n’a pas d’importance, tout est flou et embrumé dans ma propre tête. 
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C’était l’un de ces moments où vous regardez celui que vous aimez depuis longtemps, et soudain plus rien ne va chez lui. Il n’y a absolument rien de bien. Vous avez même du mal à croire qu’il ait pu vous fasciner un jour.
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- Que vient faire la crainte avec l’amour ? 
- Si tu ne le sais pas, c’est que tu n’as pas encore aimé. L’amour obtenu coïncide avec la plus grande crainte, celle de le perdre. En tant que prêtre, ma crainte est dans le danger de perdre la foi. Je ne suis pas propriétaire de ce sentiment, je suis un intérimaire à l’essai. Tous les jours je peux être licencié pour incapacité. Toi, tu es un homme et tu n’as pas éprouvé dans l’enthousiasme de l’amour la crainte de perdre la personne aimée et donc de te perdre aussi toi-même ? 
 
James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Rosa Candida) 
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Erri De Luca (in La nature exposée)

vendredi 21 octobre 2022

Rhizomiques #118

Vos cris mimaient le plaisir que vous auriez voulu ressentir à l’idée de coucher avec l’homme que vous aimiez absolument. 
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Un (ancien) amant s’est plaint du fait que Clare avait tendance à "partir à la dérive" quand ils étaient ensemble ; il ne savait fichtrement jamais où elle avait la tête, mais il sentait que ce n’était pas avec lui. 
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Il ne faisait jamais le premier pas pour la voir. Il ne prenait jamais l’initiative de l’embrasser. Elle devait vraiment être tordue. Une perverse aux besoins anormaux, qui saute sur tout le monde. 
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Je regardais les passants par la vitre et le rideau de pluie sous les réverbères. Je lui ai dit qu’il était attirant en partie parce qu’il se montrait étonnamment passif. Je savais que c’était moi qui devais t’embrasser, ai-je dit. Que tu ne ferais jamais le premier pas, ce qui me rendait vulnérable. Mais j’avais aussi ce sentiment de pouvoir redoutable, je me disais : il va me laisser l’embrasser, et ensuite, qu’est-ce qu’il va me laisser faire d’autre ? J’étais presque ivre de ça. Je n’arrivais pas à savoir si j’avais tout contrôle sur toi, ou pas du tout. 
Et maintenant tu ressens quoi ? 
Plutôt que j’ai le contrôle. Ça te dérange ? 
Il a répondu que ça lui était égal. Qu’il trouvait ça sain d’essayer d’équilibrer le rapport de force entre nous, même si selon lui, on n’y arriverait jamais totalement. 
 
Nathalie Kuperman (in La vie sauvage)
& Joyce Carol Oates (in Cardiff, près de la mer)
& Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
& Sally Rooney (in Conversations entre amis)