vendredi 31 janvier 2020

Hybrides #31

Nous achetons un journal local, The Daily News. Il y a un article intitulé « Les enfants, un fléau », que je lis du début à la fin, déconcertée par la représentation  manichéenne du monde. Les patriotes d’un côté, les étrangers illégaux de l’autre. Il est difficile d’accepter qu’une telle vision du monde ait sa place en dehors d’une bande dessinée de super-héros. (…)
« Des dizaines de milliers d’enfants affluent aux États-Unis en provenance des nations instables d’Amérique centrale. »
« … cette masse de 60 000 à 90 000 enfants étrangers illégaux arrivée en Amérique… »
« Ces enfants sont porteurs de virus auxquels, aux États-Unis, nous ne sommes pas habitués. »
(…) Il m’est difficile de ne pas me laisser envahir par la rage. Mais j’imagine qu’il en a toujours été ainsi. J’imagine que le récit commode a toujours été de présenter les nations qui sont systématiquement maltraitées par des nations plus puissantes comme des no man’s land, une périphérie barbare dont le chaos et les peaux basanées menacent la paix blanche civilisée. Seul un tel récit peut justifier des décennies de guerre sale, de politiques interventionnistes  et d’illusion globale de supériorité morale et culturelle des puissances économiques et militaires du monde. En lisant des articles comme celui-ci, je suis amusée par leur certitude indéfectible concernant ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, le bien et le mal. Non pas amusée, en fait, mais un peu effrayée. Rien de tout cela n’est nouveau, cependant je suppose que je me suis tout simplement habituée à être exposée à des versions plus édulcorées de la xénophobie. Je ne sais pas ce qui est le pire.
---

- Hitler aimait les animaux. Le régime nazi a créé des lois pour la protection des animaux. Hitler voulait en finir avec les abattoirs et la consommation de viande.
- Je ne savais pas.
- Non, évidemment que vous ne saviez pas. Les gens préfèrent ne pas savoir. Il n’est pas facile d’admettre qu’un homme qui a fait tant de mal à l’humanité ait été sensible à la souffrance des animaux. On peut entendre que Gandhi ait été végétarien et qu’il aimait les animaux. Mais l’idée qu’Hitler n’ait pas été complètement mauvais est difficile à avaler.
---

Elle aimait se trouver avec les moutons dans un lieu fermé. Elle était fascinée par les lignes de couleur, les configurations des cornes et la touffe irrégulière de laine au sommet de chaque tête, seule partie du corps qui n’était jamais tondue. Quand elle se déplaçait parmi ces brebis, celles-ci se séparaient lentement comme de l’eau lourde et levaient vers elle un regard étrange et calme, leurs yeux ambrés sinistrement partagés par de sombres pupilles horizontales.


Valeria Luiselli (Archives des enfants perdus)
& José Eduardo Agualusa (La société des rêveurs involontaires)
& Barbara Kingsolver (Dans la lumière)






mercredi 29 janvier 2020

29 mars


Il fait nuit. Sur le rond-point gire inlassablement la caméra de surveillance. Il y a encore du sel et du ketchup à la baraque à frites – tu vois la mine réjouie des piétons quand ils se lèchent les doigts ? La statue du grand homme tourne imperturbablement le dos au chat qui renifle le glyphosate épandu sur les massifs floraux. Le bureau de poste ouvert seulement le matin est d’autant plus fermé – impossible de se glisser entre les barreaux de métal à moins d’être un chat ou un animal encore plus petit que tu ne repérerais pas, même avec tes lunettes. Les voitures lasses rentrent se coucher sans faire crisser leurs pneus. Et l’on repart pour un tour dans le sens des aiguilles d’une montre. Il fait jour. On quitte l’appartement acidulé, à la gare le train nous attend comme s’il n’avait pas bougé depuis trois jours. Et les champs d’un vert OGM défilent, d’un coup le wagon se remplit de soldats en civil. Impossible dès lors de dormir, dit-elle, ce qui se comprend – combien de poignards glissés dans les paquetages ? L’un de ces enfants au crâne rasé et aux muscles gonflés a troqué son treillis pour le maillot sponsorisé d’une équipe de foot. Quand l’uniforme vous sied… Un autre, si grand qu’il tient à peine assis, joue sur son téléphone à faire progresser un plombier dans la jungle. Arrivés à Paris, ils se dispersent. Le ciel est bleu, croyons que tout va bien, même si sur le parvis un Afghan et ses deux enfants attendent, enveloppés dans une seule couverture, une barquette de fruits vide à leurs pieds.

mardi 28 janvier 2020

28 mars


         « On va patater en 511 ! » annonce le maître des éclairages. Et de fait, l’obscurité prend forme, des chemins de lumière dorée se dessinent, un corps hérissé de piquants émerge de sa tanière, se redresse, s’ébroue, ne dirait-on pas qu’il va s’envoler ? Ah non, ce sont les images projetées en-dessous de lui qui pivotent tel un palétuvier céleste, « Je lance le fondu dès que tu me désécrases », informe la vidéaste. D’hésitante, la transe prend de l’ampleur, aux manettes le sorcier sonore se démultiplie, « Je t’envoie un ‘cue’ sur ton retour, tu entends ? »
         Decrescendo le soir dans un bar du centre-ville. Chacun son bord de table, un verre de vin, un panaché, une bière sans alcool, une limonade – ça descend. Le néon rouge supplée d’imaginaires coups de soleil. Le coiffeur, la vendeuse de lingerie et le  confiseur cèdent leurs baux. Mais les affaires fleurissent à la baraque à frites. Dans l’appartement prêté aux murs acidulés on décolle le papier huilé, on ajoute du saucisson et des pistaches. On révise la journée écoulée. On termine avec des tisanes, la tête penchée près des rainures à miettes, les doigts fatigués.

lundi 27 janvier 2020

27 mars


         Commencer par le sommeil, cette angoisse ! Ils ont tous le même air égaré parce qu’aucun ne dort à sa fatigue. Parfois la nuit (ce qu’ils s’en réservent), ça ne veut pas venir, souvent le jour ça leur tombe dessus et ils n’ont d’autre choix que de résister – « je n’ai pas le choix », se convainquent-ils –, d’un effort surhumain conserver ses paupières relevées. Leurs cillements se prolongent à peine, dans un léger brouillage aqueux – les larmes qu’ils verseront aux toilettes s’ils parviennent à s’absenter quelques minutes. Ils endurent encore et encore, et un jour ils tombent.
         Dehors le soleil bat son plein. Les fleurs des pommiers s’épanouissent presque à vue d’œil, comme se détendent les pores de la peau d’un bras nu, se dénoue une écharpe devenue superflue. On en a plein les yeux. C’est trop ! Retour dans le théâtre où le noir est mis, traversé sporadiquement de sillons de lumière. Les réglages vont prendre toute la journée. Sur le sol, douze mille baguettes chinoises fourbissent leurs échardes – celles qui ne se sont pas déjà enfoncées dans de petites mains. Le riz ne tombe pas du ciel, mais la grâce vaudra manne céleste. Puis il fait nuit dehors aussi.

dimanche 26 janvier 2020

26 mars


         Le confort est un repli, le confort est une abstraction. Un rêve organisé, comme on le dit de certains voyages. Le confort est un voyage pour valise à roulettes – hors macadam ça ne passe plus. Un « agréable voyage », ainsi que nous le souhaite sans en rien penser le conducteur du train. (Ses intonations montantes, inculquées en stage d’expression orale.) Le confort est une concrétion, un mausolée en construction. Rempli d’objets-doudous. On n’y a pas mal. On s’y fait. On y meurt. Le confort est un progrès sans suite. Une merveilleuse chance de durer. Le confort est une garantie et un poison lent. Le confort est une menace d’épouvante. Où est ma tablette de chocolat ? Le confort est une addiction.
         Ils vivent avec le sentiment de ne pas avoir le choix. Ils le disent : « Je n’ai pas le choix ». Au téléphone dans le train, refermant leur laptop, il y a de la fierté dans le constat. Une image de soi, courageuse, résignée, nostalgique déjà de la vie qu’ils auront dilapidée. Toute cette humanité vaincue. On pourrait les décrire à l’infini. Leur conformisme, leurs petites audaces, leurs doudous d’adultes. Un air égaré. Tous pareils – tous amochés. Et soi ? L’espoir de ne pas être autant zombifié.
         Mon confort n’est pas le tien. Mais mon confort est comme le tien. Il me rend peureux. Pusillanime. À cause de mon confort je préfère ne pas. Il est collant. Il ne suffit pas de s’en détacher, impossible, il faut s’en arracher.