jeudi 29 avril 2021

Il y a toujours un loup

18 janvier 2020

(22/n)

Dana soupçonne que sa mère s’interdit de nouer une relation avec un homme à cause d’elle. Ce qu’elle comprendrait fort bien. Certains hommes peuvent être attirants mais il y a toujours un loup, comme on dit. Le soupçon que Dana entretient envers les hommes est sans commune mesure avec celui dirigé vers sa mère. Ce qui les unifie c’est l’absurdité de sa propre existence : par moments, Dana se sent abasourdie d’être. Il lui semble que sa vie est un brouillon qui s’écrit sur une même page, de plus en plus illisible. Ou plutôt qu’elle vit dans un brouillard quasi permanent, qui ralentit ses mouvements et sa pensée. Elle était plus vive quelques années plus tôt, la vie elle-même était plus intense. Elle s’en souvient comme d’une époque très ancienne, comme si elle était une vieille personne qui se retournerait sur son passé. C’est une sensation physique, une vibration, la brillance de l’air, une profusion de petits événements qui l’étonnaient et faisaient battre son cœur. Peut-être était-ce la sensation d’un avenir ? Peut-être les attentats de novembre 2015 ont-ils abîmé quelque chose en elle qui était précieux et fragile ? Elle n’y pense pas. Mais elle est bizarre, elle le sait. Elle ne regrette pas de n’être plus vierge, au moins si on la viole elle souffrira moins. Elle a de ces pensées horribles souvent. Chaque fois qu’il lui arrive de croiser un homme dans une rue sans témoin, l’idée la traverse de le remercier pour ne l’avoir pas agressée. La moindre des choses, en regard du pire. Elle aimerait apprendre à tuer, juste au cas où. Au lycée, les filles séduisantes n’ont pas ce genre de projet. Jamais de la vie elle n’apprendra à marcher sur des talons. Elle fait de longues promenades seule, il y a un petit bois pas loin où jamais le loup n’est pas, elle sent quand il est plus sage de rester en lisière. Comment fait sa mère, comment faisait-elle à son âge ? Elles n’ont pas de discussion sincère sur le sujet. Mais ça va, Dana se débrouille : quand elle sort, elle se féminise le moins possible.

mercredi 28 avril 2021

Comme une voleuse de chocolats éthiques

17 janvier 2020

(21/n)

Il déboule par surprise devant Lydia qui ne pensait plus du tout à lui, absorbée par un flot incessant de réclamations, les avocats trois pour le prix de deux passés au prix de trois, la promotion sur les draps housse qui ne correspond pas au prix annoncé dans le prospectus, je voudrais me faire rembourser ce pack de lait acheté par erreur car je ne supporte que celui de chèvre… Et lui alors, il avait oublié de faire déduire un bon de réduction ? Mais non, il lui tend un article sans ticket de caisse, l’air content de lui, elle n’entend pas bien, il y a des annonces au micro dans la galerie commerciale, il l’invite à prendre ce sachet de chocolats éthiques farcis de morceaux de fruits rouges biologiques, il invoque la nouvelle année et l’achat d’impulsion, c’est n’importe quoi, il y a du monde derrière, elle répond qu’elle ne peut pas accepter ce n’est pas permis, ce qui le décontenance un instant et puis comme il était apparu il s’en va. La cliente suivante lui dit qu’elle a de la chance, un beau jeune homme qui lui fait des cadeaux, son souci à elle est d’avoir perdu le numéro de code de sa carte de fidélité. Lydia hésite à jeter le sachet dans le bac des retours, le pose sur la tablette en-dessous du comptoir. À la fin de sa journée elle l’empoche, des employés se sont fait virer pour moins que ça, et rentre chez elle comme une voleuse. Sa fille l’accueille, elle a mis la table, Lydia pose les chocolats sur la nappe, C’est pour moi ? – Non, enfin oui, c’est un cadeau d’un client. – Un cadeau pour toi ? – Pas vraiment, je ne sais pas. – C’est un amoureux ? – Tu as envie de quoi ce soir ? Dana ouvre le sachet et croque un chocolat.

mardi 27 avril 2021

Une tête de déterrée

16 janvier 2020

(20/n)

Lætitia  est arrivée en tirant une tête de déterrée, Qu’est-ce qui se passe ? Rien, elle se met tout de suite au travail, il y a un inventaire à vérifier et un petit flot de clients qui se succèdent. Elle ne s’énerve pas face à un raseur hautain revenu pour qu’on le rembourse. Le milieu d’après-midi est une période creuse, Je vois bien qu’il y a un souci, je peux t’aider ? Elle hésite puis lui montre des traces de piqûres sur son avant-bras et sur son cou, il s’approche, incertain, ne voit pas grand-chose à part une rougeur irritée, respire une odeur de peau troublante, Cela fait deux nuits que ça me gratte, je suis sûre que c’est des punaises, ma mère va me tuer. Elle lui ouvre des pages sur son smartphone tout en lui décrivant un scénario catastrophe à base d’infestation massive, d’insecticides hors de prix et de dizaines de sacs poubelle hermétiques. Il tente de relativiser, tout en s’éloignant d’elle autant que le permet la consultation d’un même écran de poche. La question n’est pas d’être ou de n’être pas Jésus. Un peu plus celle de donner et de recevoir. Sa chambre à lui, minable sous les toits, est probablement insalubre même si l’on y gagne en temps consacré au ménage. Il a vu des cafards, souvent, se carapater dans le couloir de l’étage la nuit quand il allait aux toilettes. La question est davantage celle des accomplissements en attente. Tu es sûre que ce ne sont pas des puces ou une sorte d’eczéma ?

lundi 26 avril 2021

Jésus avait-il le sens de l'humour ?

15 janvier 2020

(19/n)

Jésus avait-il le sens de l’humour ? Celui du tragique, incontestablement.

À présent c’est les soldes, de nouveaux stickers à coller sur la devanture. L’affluence est incertaine, en attente des démarques suivantes.

Il n’est pas censé s’asseoir derrière le comptoir, Lætitia  sans doute encore moins, elle se réfugie dans la remise avec son smartphone et ses écouteurs. Il y a là un siège ergonomique qui n’attendait qu’elle. Et un tabouret télescopique qu’il récupère pour son propre usage.

La véritable question consiste à déterminer si Jésus était suicidaire ou seulement courageux. Était-il ou non convaincu de ressusciter ? Il semblerait qu’il ait sacrément douté, et toute cette histoire de résurrection n’est peut-être qu’une fiction édulcorante dont le but serait d’entretenir l’espoir malgré tout.

Il sait combien d’euros il gagne par jour et par heure de travail, il en a fait le calcul précis, déductions comprises. Il sait que chaque mois il augmente sa cagnotte d’à peu près quatre cents euros s’il ne dépense rien d’inhabituel, la question est de savoir quand casser le cochonnet. Et pour quel ailleurs ?

Voudrait-il seulement être ailleurs, dans une autre vie ? Avec qui ?

samedi 24 avril 2021

A un moment, elle a dit C'est drôle

14 janvier 2020

(18/n)

Même les arbres sont en fleurs ! Un cerisier ? De petites fleurs blanches, c’est beaucoup trop tôt, que vont-elles devenir ? Dana n’est plus vierge, elle s’est débrouillée avec ses doigts et un légume adéquat. Elle n’a pas d’impatience mais une grande perplexité. Les garçons de son âge ne l’inspirent pas. Les hommes sur les sites pornos sont immondes et brutaux, pour la plupart.

Lydia à son travail le soir guette du coin de l’œil mais ne voit pas apparaître celui qui fantasme qu’elle pénètre dans sa boutique à lui, dans le quartier de la Bourse. Ils n’ont pas échangé leurs numéros de téléphone. Elle ne pensera pas à lui quand elle ira visiter sa sœur, ne retournera pas au café dont il n’est pas un habitué. S’il est trop timide, cela ne regarde que lui.

Il se demande si elle a le sens de l’humour. Il se l’est demandé tout au long de leurs thés à la menthe (le patron leur avait offert une seconde tournée comme s’il les aimait bien, comme s’il voulait les aider). Elle affichait un petit sourire perspicace, mais de quoi ? Et lui-même était si crispé, dirait-il que l’humour le caractérise ? Ah, ah ! À un moment, elle a dit « C’est drôle ».