vendredi 28 janvier 2022

Vivaces #32 / Rhizomiques #94 (suite)

Freud, l’un des grands maîtres du récit, savait que, contrairement à ce que suggère le temps linéaire, le passé n’est pas figé. On peut revenir en arrière. On peut reprendre les choses où on les a laissées. On peut réparer ce que d’autres ont brisé. On peut parler avec les morts.
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Finalement, ce qui se répète dans l’amour, ce sont les conditions de son apparition ; c’est l’acte de naissance des fantômes, dit Jean-Max Gaudillière, quand dans l’amour ceux qui surgissent en arrière des visages aimés superposent leur corps sépulcral à celui encore vivant des vivants.
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Pour vivre, il faut toujours trahir des fantômes.
 
Jeanette Winterson (in Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?)
Anne Dufourmantelle (in En cas d’amour – psychopathologie de la vie amoureuse)
Gaston Bachelard (in L’intuition de l’instant)

mercredi 26 janvier 2022

Rhizomiques #94

Il est trop tard et pourtant c’est là, peut-être plus vivant, plus présent qu’au moment où ça s’improvisait dans la vie. De vivre est trop prenant, trop précaire, on vit mais dans le malaise d’être, on est trop occupé par la tension d’être pour savoir ce que nous sommes en train de vivre. Et ce n’est que plus tard, bien plus tard, que le jamais plus vous étreint, que vous prenez conscience, par le recul, que vous avez vécu tel ou tel moment non présent à ce que vous viviez, tendus d’être simplement, en tension de présence, non à ce que vous viviez mais à vous maintenir entier dans votre peau. Toute votre énergie était engagée non dans l’échange ou l’épanchement mais dans ce maintien, cet énergique maintien de l’animal prêt à la fuite qui demeure toujours en éveil sous votre peau artificielle d’homme souriant, apparemment détendu et attentif. Et c’est alors, quand vous vous trouvez en sûreté dans l’après, que surgit tout à coup le jamais plus. Vous voilà dégagé de la pénible tension d’être celui qu’on attend de vous, quelque chose de plus fort et de plus présent que le simple souvenir, ou une offre de la mémoire, vous remet en face d’un de ces moments chargés de jamais plus, et se présentent cette fois en toute quiétude le moment, l’instant, reviennent des paroles, des regards, on entend, on voit. Ce n’est plus – c’est.
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Combien de soirées comme celle-ci avons-nous passées ? Combien de temps ai-je été assez stupide pour croire que nous étions indestructibles ? Mais c’est bien ce qui est ennuyeux avec le présent, il n’est jamais la chose qu’on tient dans la main, seulement celle qu’on observe, plus tard, depuis une distance si grande que le souvenir pourrait aussi bien être une flaque d’étoiles aperçue derrière une vitre au crépuscule.
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J’apprends à nouer une amitié avec le temps. Je me présente comme une personne de son âge. Le temps est là pour toujours et moi aussi, même si mon "pour toujours"  est plus bref.
 
Serge Rezvani (in Les repentirs du peintre)
Kawai Strong Washburn (in Au temps des requins et des sauveurs)
Erri de Luca (in Impossible)

jeudi 20 janvier 2022

Rhizomiques #93

Et s’il restait là, devant la fenêtre, à observer la vue jusqu’à en connaître par cœur le moindre détail, la forme des fenêtres, des corniches, des auréoles de rouille sur les toits ? C’est un exercice qu’il lui est arrivé de recommander à certains de ses patients dépressifs, observation scrupuleuse d’un paysage donné, jusqu’à voir celui-ci vraiment. Le cortex visuel se sert, en temps normal, d’une part réduite des éléments sensoriels bruts qui lui parviennent et avec lesquels il compose une représentation du réel, inférant "le reste" à partir de souvenirs. Ainsi perceptions présentes et passées sont-elles combinées, à l’insu de chacun, en une mosaïque appelée "vision".
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Peut-être que tout le monde a un jardin d’Éden, je ne sais pas ; mais on a à peine le temps de l’entrevoir avant que surgisse l’épée flamboyante. Peut-être que le seul choix que la vie nous laisse est de garder le souvenir du jardin ou de l’oublier. De toute façon, ce souvenir exige une certaine force, oublier exige une force d’un autre ordre ; faire l’un et l’autre serait héroïque. Ceux qui se souviennent courtisent la folie à travers la souffrance, la souffrance de la mort indéfiniment répétée de leur innocence ; ceux qui oublient courtisent une autre folie, la folie qui nie la souffrance et hait l’innocence ; et le monde est essentiellement partagé entre les fous qui se souviennent et les fous qui ont choisi d’oublier.
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- Oui, il est souvent douloureux d’ouvrir les yeux, mais… La vérité est toujours révolutionnaire…
- Che Guevara ? Non, je suis bête… Frieda Kahlo ?
 
Céline Curiol (in Les lois de l'ascension) 
& James Baldwin (in La chambre de Giovanni)
& Martin Winckler (in L’École des soignantes)

mardi 18 janvier 2022

Rhizomiques #92

« J’ai peur de devenir aveugle », nous dit Elsa ce soir-là. Elsa n’avait pas de raison de penser qu’elle deviendrait aveugle, mais l’idée l’empêchait de dormir. « Je ne peux rien imaginer de pire. Je sais bien qu’il y a des aveugles très heureux, mais honnêtement – et le but ici, c’est d’être honnête, il me semble – je ne crois pas que j’aurais les ressources mentales nécessaires pour ne pas sombrer dans la dépression – si je devenais aveugle. Et puis, si je dois être encore plus honnête, je dois dire qu’entre pouvoir voir et être heureuse, je préférerais pouvoir voir. »
Patrick a eu l’air de tout à fait comprendre ce qu’elle voulait dire. Il hocha la tête gravement. Personne ici ne voulait être heureux. Nous voulions juste arrêter d’avoir peur.
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Elle pense à une histoire qu’elle a lue quelque part. Un homme se rend chez son médecin, qui vient de lui découvrir une maladie incurable. Je suis absolument désolé, on ne peut rien faire pour vous sauver. Combien de temps me reste-t-il à vivre, docteur, dites-le moi. Six mois, pas plus. L’homme est terrassé par cette nouvelle. Quelques mois plus tard, son médecin lui dit que sa maladie évolue un peu différemment, mais qu’il reste condamné. Il n’a pas plus de deux ans à vivre. Dans le dernier épisode de l’histoire, le médecin dit à son patient d’un ton tragique : Il n’y a rien que l’on puisse faire, vous êtes condamné, vous vivrez encore trente ans, peut-être cinquante ou soixante, avec de la chance, mais pas davantage. Et l’homme est terrassé.
Mathilde exige la même compassion pour l’homme au dernier épisode de l’histoire qu’au premier.
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Je finis par confier à une amie quelques détails concernant mes crises de larmes – leur intensité, leur fréquence. Elle dit (gentiment) que d’après elle nous pleurons parfois devant la glace non par auto-apitoiement mais parce que nous voulons être vus dans notre désespoir. (Un reflet peut-il être un témoin ? Peut-on se tendre à soi-même l’éponge imbibée de vin aigre et plantée au bout d’un roseau ?)
 
Camille Bordas (in Ils meurent jeunes, en général)
Florence Seyvos (in La sainte famille)
Maggie Nelson (in Bleuets)

samedi 15 janvier 2022

Rhizomiques #91

En règle générale, parmi les aptitudes sociales traditionnelles, on m’accorde au mieux l’humour, un terme bien trop galvaudé. Mais dans la catégorie des pas-complètement-branques dans laquelle je me range, mon rire n’a rien à voir avec le désir de contribuer aux joies de l’existence ou de trouver drôle le reste du monde.
Je trouve le reste du monde tout sauf drôle.
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Sur les photos du début du XXème siècle les visages ne sourient pas. Ils sont comme rengorgés et aussi effrayés qu’on prenne leur portrait. Quand apparaissent les sourires sur les photos ? Quand devient-on des sujets désinvoltes ? Avec les affiches de cinéma, pour imiter les acteurs ?
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Monsieur Palomar pense au monde sans lui : celui infiniment vaste d’avant sa naissance, et celui bien plus obscur d’après sa mort ; il tente d’imaginer le monde avant les yeux, avant toute espèce d’œil ; et un monde qui demain, à cause d’une catastrophe ou  d’une lente usure, redeviendrait aveugle. Qu’advient-il (advint-il, adviendra-t-il) donc dans un tel monde ?
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On se sent heureux d’être en vie un jour comme ça, non ? Je plains les gens qui ne sont pas encore nés de ne pouvoir en profiter.
 
Chris Kraus (in Sommerfrauen, Winterfrauen)
& Erri de Luca (in Impossibile)
& Italo Calvino (in Il signor Palomar)
& Lucy Maud Montgomery (in Anne of Green Gables)

mardi 11 janvier 2022

Rhizomiques #90

L’hiver dernier, j’ai pris l’habitude de courir dans les champs à la nuit tombée. J’évitais ainsi le risque de croiser un de ces joggeurs en vêtements techniques fluorescents qui halètent comme des joueurs de tennis. Je voulais de toute force la solitude et la morsure du froid sur mes mollets, je filais sans un son dans l’obscurité jusqu’à m’y fondre. Seuls me rassuraient les animaux et l’idée que tu existes quelque part – toi seule me sauvait de la misanthropie.
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Il se peut que l’amour ne puisse survivre, si on le place dans un milieu. Peut-être meurt-il si on laisse entrer le monde extérieur ; peut-être tombe-t-il en poussière si l’on ouvre la fenêtre. Or je sais bien que cet air-là, celui de l’extérieur, c’est le vrai. Mais je ne peux établir le rapport interne-externe. Je ne parviens pas à opérer la jonction. Cela est d’autant plus surprenant que l’amour est une réalité, et même une réalité très quotidienne.
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Quelqu’un pour qui l’extérieur a toujours été à la fois irrespirable et infranchissable ne devrait pas accorder le moindre sens à la nostalgie d’un espace ouvert accueillant.
 
Fanny Chiarello (in Le sel de tes yeux)
Margaret Drabble (in La cascade)
Céline Minard (in Boules à neige)