mercredi 30 septembre 2020

Narcissus contrariata (10)

Dans la rue il rasait les murs. L’intuition qu’il ne fallait pas qu’on le voie. Comme si un attroupement risquait de se former, qu’on le pointe du doigt, Regardez, regardez tous ! À la fin, il courrait tel un dératé, poursuivi par une foule hostile brandissant des fourches et des torches. Oui, c’était très réaliste. Il gardait la tête baissée, s’efforçant de ne jamais croiser sa silhouette dans une vitrine – de peur qu’elle se déplace en sens opposé du sien.

Son passe fit retentir un son aigre au moment de franchir le tourniquet du métro, comme s’il l’avait usurpé, il réessaya sans plus de réussite, finit par se contorsionner pour se dégager de l’embarras. Heureusement il était maigre, heureusement les gens derrière lui n’avaient vu que son dos, heureusement aucun contrôleur ne vint l’arrêter et le regarder en face. Si visiblement monstrueux. Mais il ne pourrait pas tenir longtemps.

Quitter l’appartement avait été déraisonnable, mais y rester l'eût été davantage, se souvint-il, du moins c’était ce qu’il avait pensé alors qu’il renonçait à téléphoner au lycée en inventant une bonne raison d’être souffrant et de ne pouvoir assurer ses cours. La seconde A remarquerait-elle quelque chose ? Est-ce que, pour une fois, il attirerait l’attention de ses élèves au-delà des quatre fayots du premier rang ?

mardi 29 septembre 2020

Narcissus contrariata (9)

Sylvelle remit le beurre dans son compartiment, d’un coup pressée de s’en aller travailler, laisser son compagnon à sa maussaderie. Autant elle pouvait être attentionnée et patiente, autant elle ne se sentait aucune vocation à lui tenir la main s’il se lançait dans une scène de lamentation déprimée, et je ne vaux rien, et je n’ai plus l’énergie, et le monde est une saloperie... Et qu’est-ce que tu fais avec moi, et heureusement que tu es là... Cela faisait longtemps, ce n’avait jamais été aussi soudain. Elle avait cru qu’il lui était arrivé quelque chose de grave cette fois, avait failli s’y laisser prendre mais non, en fait c’était toujours la même chanson. S’il n’avait pas fait suivre son reproche d’excuses désolées (« Je ne voulais pas dire ça, c’est très bien les petits pains suédois »), elle aurait été plus compréhensive, plus longtemps, mais le voir là, avachi sur une chaise de la cuisine, tête baissée, marmonnant, c’était pathétique. Elle se brûla la langue en expédiant son café, ce qui lui donna mauvaise conscience, Appelle-moi dans la journée, lança-t-elle au moment de quitter l’appartement. Jumien la regarda comme s’il ne comprenait pas ou que ce qu’elle disait n’avait aucun sens. Elle ferma la porte.

lundi 28 septembre 2020

Narcissus contrariata (8)

Comme s’il était malade, elle le soutint, un bras passé par-dessus l’épaule, jusqu’à la cuisine, elle l’assit. Tu as dû faire de mauvais rêves, un bon petit-déjeuner te remettra à l’endroit, suggéra-t-elle tout en mettant en route la cafetière, en sortant les petits pains suédois du placard, le beurre et la confiture du réfrigérateur. Je suis désolé, je te mets en retard, marmonna Jumien. Sylvelle se réservait d’ordinaire une marge de dix minutes au cas où elle manquerait son RER, pour l’instant elle était encore dans les temps. Jumien la regardait beurrer pour lui, il préférait le vrai pain mais avait négligé d’en apporter la veille au soir, y avait-il une explication à trouver dans le déroulement de la soirée, avant qu’il ne s’endorme ? Est-ce que tout serait resté comme avant s’il avait pensé à rapporter du pain, par exemple ? Sylvelle ajoutait de la confiture, s’interrompit soudain, Tu veux du miel ? Par-dessus la confiture ? répliqua-t-il stupidement. Elle choisit d’en rire, Mais non idiot, à la place ! J’aurais voulu du vrai pain, dit Jumien.

dimanche 27 septembre 2020

Narcissus contrariata (7)

Après deux ou trois secondes d’hésitation, il osa regarder leur image. Sylvelle ne comprenait pas : Et alors, quoi ? Comme si elle ne voyait pas qu’il n’était plus le même. Il leva lentement une main, l’autre leva la main opposée. C’était une souffrance, rien que d’y assister. Tu comprends maintenant ? demanda-t-il. Qu’y a-t-il à comprendre ? répondit-elle à son reflet. Mais enfin c’est flagrant ! Quand je lève ma main droite ici, l’autre lève sa main gauche, comment tu expliques ça ? Jumien, c’est le principe du miroir, tout est inversé, si tu es droitier ton reflet est gaucher, ne me dis pas que tu le découvres à l’instant ? Mais bien sûr que je le sais, c’est justement le problème : je lève ma main droite de droitier et l’autre là-bas lève aussi sa main droite, ça s’inverse plus comme ça devrait ! Et il n’y a pas que ça, c’est tout mon visage qui est méconnaissable, ne me dis pas que cela ne te frappe pas ? Sylvelle le regarda attentivement dans le miroir, ils y croisaient leurs yeux. Jumien était au désespoir : visiblement leur couple était fichu, ils n’allaient plus du tout ensemble. Déjà auparavant il avait des doutes mais à présent c’était clair, il n’avait pas sa place auprès d’elle, il était une erreur, une abomination, que Sylvelle demeure à son côté constituait en soi un outrage au bon sens. Elle entoura ses épaules de ses bras, l’embrassa sur la nuque, Viens, ne restons pas là.

samedi 26 septembre 2020

Narcissus contrariata (6)

Je peux entrer ? demanda Sylvelle. Non ! s’exclama-t-il, affolé, cherchant ce qu’il lui fallait dissimuler d’urgence dans cet espace étroit, soudain revenu au temps de son adolescence et c’était sa mère qui se tenait à la porte. Mais la seule chose à soustraire aux regards indiscrets était lui-même, lui et son reflet qui s’agitait en bordure de sa vision et en dépit du bon sens. Empêcher à tout prix qu’elle voie ça, mais comment faire ? Sylvelle entrouvrit, Que se passe-t-il ? Jumien s’assit sur la corbeille à linge, interdit, au moins elle ne verrait qu’un seul de lui-même en entrant. Tu en fais une de ces têtes, on dirait que tu as vu un fantôme, s’inquiéta-t-elle, la tête dans l’entrebâillement. C’est un peu ça, confirma-t-il, moitié soulagé moitié pas du tout. Elle s’approcha, prit son visage entre ses mains, le dévisagea, Tu m’inquiètes, dis-moi ce qui t’arrive. Il la regardait d’en bas, soudain timide, elle lui avait ôté les mots de la bouche, dis-moi ce que tu vois, dis-moi ce qui m’arrive. Tu ne remarques rien d’anormal ? s’aventura-t-il, les yeux rivés aux siens. Je remarque que tu es assis comme un misérable sur la corbeille à linge et que tu as une mine épouvantable. Mais c’est tout ? Dis-moi ce qui ne va pas, s’impatienta-t-elle. Jumien se redressa, prenant appui sur un bras de Sylvelle, et les amena tous deux en face du miroir.

vendredi 25 septembre 2020

Narcisssus contrariata (5)

Il s’approcha du miroir, qui était en fait constitué de deux battants fermant une armoire de toilette, il ouvrit puis referma ceux-ci, dans l’espoir insensé d’un changement, il en inspecta le dos, cherchant un mécanisme de magicien, un double-fond, un jeu de prisme, qu’y connaissait-il ? Il y avait forcément un truc, une explication logique. Mais c’était apparemment toujours ce bon vieux meuble en plastique moulé, cloué au mur, avec les produits de beauté de Sylvelle et ses affaires à lui, tout bien en place, même la poussière sur le dessus semblait d’origine, et les mouchetures de dentifrice sur la surface des glaces s’il y regardait de près.
 
Jumien évitait de lever ses mains à hauteur de réfléchissement, ou de bouger la tête dans un sens ou dans l’autre. Il n'aurait pas fallu non plus qu’il se fît un clin d’œil, ce serait terrible si restait ouvert l’œil fermé... Quoiqu’il n’eût pas le cœur de se cligner de l’œil. Cette armoire, qui était déjà là quand ils s’étaient installés dans l’appartement, cela faisait des années qu’ils avaient envie de la remplacer et ils ne l’avaient pas fait, peut-être auraient-ils dû.

jeudi 24 septembre 2020

Narcissus contrariata (4)

Il avait vraiment une sale gueule. Il se passa la main dans les cheveux, et ça y était : ça lui revenait, ça recommençait ! La main qui s’était levée n’était pas la bonne. Sylvelle ! appela-t-il, mais d’une voix blanche car ce qu’il apercevait dans le miroir, ce pli disgracieux de la bouche, ces rides sur le front, cette expression torve du regard, jamais il ne l’avait vu comme cela. Qu’elle n’entre pas, pensa-t-il aussitôt, heureusement elle ne l’avait pas entendu. Ce visage était une honte, plus il le regardait et plus il lui déplaisait, son âme noire mise à nu. Ses petites et grandes lâchetés, sa pusillanimité, ses mensonges, tout apparaissait au grand jour de l’éclairage de la salle de bains. Non, il ne fallait surtout pas qu’elle voie ça.

mercredi 23 septembre 2020

Narcissus contrariata (3)

Sylvelle embrassait ses paupières, Jumien tendit ses lèvres vers la lumière, elle y déposa un baiser léger. Il ouvrit les yeux. Le demi-jour à travers les rideaux indiquait l’heure, Le réveil n’a pas sonné ? demanda-t-il. Je l’ai désactivé juste à temps pour te réveiller moi-même, murmura Sylvelle. C’est gentil, balbutia-t-il. Il se sentait une raideur au niveau des mâchoires, l’équivalent d’un torticolis dans le cou. L’élocution pâteuse, la gorge sèche et une immense fatigue, comme s’il n’avait pas encore commencé de dormir. Sylvelle l’embrassa, nullement importunée par une haleine matinale qu’il supposait chargée. Sylvelle était la fraîcheur même, comment faisait-elle, mystère. Et elle l’aimait malgré tous ses défauts, cela aussi il avait renoncé à se l’expliquer. Le matin parfois ils faisaient l’amour. Mais il se sentait gourd, avec le souvenir vague, non pas d’avoir trop bu la veille mais... quoi ? Le souvenir du souvenir d’avoir été ivre, ou le souvenir d’avoir pensé qu’il l’était. Il se redressa contre les oreillers, cela n’allait pas mieux. Il y avait eu un rêve... Il se leva, enfila ses pantoufles, la droite, la gauche, et se rendit dans la salle de bains.

mardi 22 septembre 2020

Narcissus contrariata (2)

Il ne voulut pas en voir davantage, c’était trop tôt, la nuit encore, il retourna se coucher. Sylvelle avait regagné du terrain, un bras en travers du côté de Jumien, il le déplaça précautionneusement afin de ne pas déranger son sommeil, mais aussi avec un sentiment de répugnance parfaitement injustifié car elle n’y était pour rien s’il était à l’envers, c’était son visage à lui qui s'était amoché au point de déboussoler les miroirs. Il se roula en boule dans un réflexe de hérisson. Voici une forme qui n’a pas de sens, on ne sait pas où est la tête, où est le cul, et il n’est plus question par conséquent de distinguer la droite de la gauche. De toute façon l’heure n’était pas encore d’aller travailler, c’était juste un réveil intermédiaire, un mauvais rêve. Avait-il même seulement cessé de rêver, s’était-il seulement réveillé ?

lundi 21 septembre 2020

Narcissus contrariata

NARCISSUS CONTRARIATA


Jumien se réveilla chiffonné. Il bâilla, plissa ses yeux encore fermés, passa deux doigts à l’aveugle sur ses caroncules lacrymales pour en dégager la chassie, bâilla encore. Il s’assit sur le rebord du lit, tâcha d’enfiler sans les mains les pantoufles qu’il avait déposées sur la moquette avant de se coucher. Bizarrement son pied droit ne reconnaissait pas les courbes de... sa pantoufle gauche – il n’y avait donc rien de bizarre. Ou si ? Il se rendit dans la salle de bains, un peu titubant, mal assuré. Avait-il bu la veille ? Aucun souvenir de biture, ni d’embarras gastrique. Pas de teint jaunâtre dans le miroir, pour autant que l’éclairage soit fiable. Mais il y avait quelque chose qui clochait. Il se passa la main sur sa mâchoire, sentit le grattement de sa barbe de la nuit. Il se regarda mieux. Il avait un drôle d’air. Comme si son regard était affaissé vers la droite. Il ne se connaissait pas cette expression-là, il essaya de la corriger, en vain. Comme s’il présentait son mauvais profil – et le bon aurait disparu. Ou alors c’était un AVC, il avait fait une attaque en dormant et s’était coincé de petits muscles faciaux ?

Jumien s’aspergea le visage, c’était absurde, il allait parfaitement bien, il s’était simplement levé du mauvais pied. Il sourit à son image.

Sa bouche aussi était de travers. Car il n’avait pas toujours eu ce sourire de faux-cul, si ? Et il avait un nouveau grain de beauté, là, sur la joue gauche. À l’emplacement exact où se trouvait, sur sa joue droite, son vieux et familier grain de beauté... qui n’y était plus. C’était pourtant bien à droite, il n’était pas fou ! Jumien vérifia en portant sa main à sa joue, il sentit la légère excroissance et en même temps fut saisi d’effroi : car dans le miroir, c’était la main opposée qui s’était levée pour toucher l’autre joue.

vendredi 18 septembre 2020

Vivaces #27

Si le choix est illusoire, on doit veiller à en conserver l’illusion intacte. Avec le corolaire suivant : il n’y a pas de retour en arrière possible. Nous avons besoin du aurait-pu-être parce que nous savons qu’il n’existera jamais ; l’imaginaire est notre sustentation, mais le réel est là où nous vivons, une réalité de fragments. Nous déplaçons les pièces lorsque le mouvement est possible, parce que virtualité et nécessité, sur un certain plan, ne font qu’un ; parce que ce qui est écrit et ce qui sera sont incontournablement la même chose, et l’illusion notre seul choix, le choix, notre illusion.
Claire Messud (in La vie après)
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Quand on a rejeté certaines illusions, compris certaines illusions, on est libre d'apprécier les véritables circonstances de son existence : des relations, rien que des relations, pas d'entités, pas d'absolus. Nous sommes ce dont nous faisons l'expérience.
Joyce Carol Oates (extrait de son Journal de 1974)
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Je sais qui tu es mais si je te définis tu disparais.
Carolyn Carlson

mercredi 16 septembre 2020

Attentives #12

Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour: les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s'étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux! Mais, bah ! C'est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu’il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d'Afrique.

Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

Aimé Césaire (in Discours sur le colonialisme)