mercredi 30 décembre 2020

Rhizomiques #59

Elle se leva pour aller se verser un verre de vin : elle en but une petite gorgée, avant de poser le verre sur le rebord de la fenêtre. Elle se tint ensuite face à lui, elle ne savait pas ce qu’elle voulait – voulait-elle l’embrasser pour lui souhaiter bonne nuit, ou bien désirait-elle parler encore un peu, lui reprendre la main un moment – si bien qu’au bout du compte, tout ce qu’elle fut capable de dire fut : « Bonne nuit ! » – cette minceur de la langue résonnant comme une moquerie, quelques mots devaient remplacer tout ce qu’elle ne savait pas – et elle s’engagea dans le couloir pour regagner sa chambre. 

Il resta près du feu encore un moment, il écoutait le martèlement de son propre cœur – des soulèvements et des bonds terrifiants. Quelque chose, comme la possibilité de la joie, presque de la joie, même. Il n’avait jamais imaginé que cet emballement du cœur puisse lui revenir – ni qu’il désirait un tel emballement.

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Le premier jour où je l’ai vue, j’ai tout de suite compris que ce qui m’arrivait était insensé. En tout cas, je n’aurais jamais cru… Oui, ce jour-là, j’ai rencontré l’être dont la contemplation pouvait déjà à elle seule me combler. Ses traits, la façon dont elle bougeait, dont elle baissait les paupières, la façon dont elle se servait de son corps, la façon qu’elle avait aussi de rester immobile (…). A mesure je découvrais des détails qui me ravissaient, des choses qui pour d’autres auraient été insignifiantes, et chaque fois c’était un nouveau coup au cœur. Je me disais : pas possible, tout ça réuni dans un seul être… quoi, des conneries quand on les formule, mais dans le flot de la pensée si évidentes si désespérantes… Ah ! tout ça est trop fragile.

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Chaque détail de sa personne m’était un émerveillement, et lorsqu’il était en face de moi, j’étais dans la contemplation stupéfaite de ses poignets, de ses doigts, du lobe de ses oreilles, du creux bleuté de ses paupières. J’aurais voulu être de l’eau pour pouvoir l’épouser entièrement.

Parfois, quand j’étais seule chez moi, j’étais si emplie de l’amour que j’éprouvais pour lui que je m’allongeais par terre, dans ma chambre ou au milieu du salon, et là, étendue, je ne faisais rien d’autre que me laisser traverser par cet amour. Dans ces moments, je me sentais à la fois fébrile et calme, tout mon être tremblait de joie, ma pensée était une plaine baignée de soleil.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Rezvani (in Les années Lula)
& Florence Seyvos (in Une bête aux aguets)

lundi 28 décembre 2020

Rhizomiques #58

Un ours blanc ! Fort bien. En ai-je jamais vu un ? Se pourrait-il que j’en eusse jamais vu un ? Ai-je jamais dû en voir un ? Ou puis-je jamais en voir un ?
Que n’ai-je vu un ours blanc ! (Car comment puis-je me le représenter ?)
Si je devais voir un ours blanc, que devrais-je dire ? Si je ne devais jamais voir un ours blanc, que s’en ensuivrait-il ? 
Si je n’ai jamais vu, ne puis, ne dois jamais voir ni ne vois jamais un ours blanc vivant, n’ai-je jamais vu la peau d’un seul ? N’en ai-je jamais vu le portrait ? – ni la description ?  
N’ai-je jamais rêvé d’un seul ? 
Est-ce que mes père, mère, oncle, tante, frères et sœurs ont jamais vu un ours blanc ? Que donneraient-ils pour en voir un ? Comment se comporteraient-ils ? Comment l’ours blanc se serait-il comporté ? Est-il sauvage ? Apprivoisé ? Terrifiant ? A-t-il le poil hérissé ? Ou lissé ? 
L’ours blanc vaut-il la peine d’être vu ?
N’y a-t-il point d’inconvenance à cela ?
Vaut-il mieux qu’un noir ?

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Elle rêva qu’un homme s’était mis à l’espionner, qui désirait son pauvre vieux corps. Ce rêve était dérangeant, mêmes sil apportait aussi d’étranges moments de plaisir – et, quand elle se réveillait le matin, elle trouvait des traces de nez et de pattes sur sa vitre, là où un ours noir s’était tenu pour essayer de voir à l’intérieur. Elle ne parla à personne de ce rêve et, toute seule, elle se mit à installer de la nourriture sur la table de jardin qui se trouvait derrière le magasin, elle préparait un décor pour l’ours, comme un enfant organiserait un goûter pour un invité imaginaire. Cela n’avait rien d’imaginaire, cependant, parce que, chaque matin, quand elle allait à sa fenêtre, elle voyait que la nourriture avait disparu, que l’assiette était nettoyée, ce qui fait qu’elle se retrouvait la nuit, éveillée, en train d’attendre l’ours – elle tendait l’oreille pour percevoir le bruit de la tasse et de la soucoupe en porcelaine quand il lapait le lait – mais cet ours était très précautionneux et n’arrivait que lorsqu’il entendait Helen ronfler, si bien qu’elle n’assistait à sa venue que dans ses rêves ; elle se réveillait de plus en plus tôt le matin, dans l’espoir de l’apercevoir, mais en vain ; elle s’émerveillait toutefois de la persistance de l’espoir et du désir, même sous un épiderme aussi ancien que le sien.


Laurence Sterne (in La Vie et les Opinions de Tristram Shandy)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)

lundi 21 décembre 2020

Fin...
 
 
(crédit Snash)
 
 
D'autres histoires à venir cet hiver.
En attendant, de ci de là, surgiront des rhizomiques, des vivaces et des attentives...

dimanche 20 décembre 2020

Des reflets aveuglants

20 octobre
épisode 30

Elle n’a pas de papier journal à disposition, mais qu’à cela ne tienne : Charlotte nettoie ses vitres. Marre que le ciel se confonde avec la poussière. Au-dehors, la radio de JC ne s’entend que fenêtre ouverte, comme assourdie sous des couvertures. Au-dedans ce n’est guère probant, on voit des reflets aveuglants bordés de traînées grises, Charlotte aurait dû penser à passer un chiffon sec au préalable. Elle y retourne. Maintenant c’est l’intérieur de sa chambre qui apparaît poussiéreux. Cela ne fait pas longtemps qu’elle a fait le ménage, si ? Même pas un mois, c’était juste après son anniversaire. Elle n’est pas franchement satisfaite du résultat mais plutôt contente d’elle – une intention en action.

Cesser les photos paresseuses dans le cadre préexistant de la fenêtre ouverte. Qu’elle ait nettoyé les vitres n’y change rien mais impulse pourtant quelque chose, elle ne saurait dire quoi. Pour sa composition d’automne il lui reste encore 53 photos à prendre, ce sera la plus incohérente, une même saison sur deux années différentes, de nouveaux angles, l’idée même de composition qui n’était pas présente au départ. Elle ne fera plus que des photos d’extérieur.

JC est adossé contre le fond de son abri, la radio sur son giron, il a enroulé ses pieds dans une couverture, « Tu vas bien JC ?

- On va m’expulser.
- Comment ça ? 
- Le vieux flic, celui qui est sympa…  
- Eh bien ?  
- Il m’a dit que ça n’allait pas traîner, comme quoi ils avaient reçu des plaintes et la maire veut que je dégage. Ils vont venir et ils vont m’expulser.  
- Mais ils n’ont pas le droit de faire ça !  
- Tu rigoles ? De toute façon je voulais partir, je vais aller dans le Sud il y fait meilleur l’hiver.  
- Qu’est-ce que tu racontes : tu es arrivé ici en plein hiver l’an dernier. 
- Justement, j’en ai marre. Prends-moi en photo. 
- Mais tout le monde te connaît ici, tu fais partie de la vie du quartier !
- Dis pas de conneries. Je suis à la rue. Tu m’as invité à dormir chez toi ?
- Je t’ai proposé de prendre des douches !
- Au cinquième étage, non merci. Prends-moi en photo.
- Pourquoi ?  
- Comme ça je pourrai me dire que tu ne m’as pas oublié. »

JC se lève et prend la pose, Charlotte est accablée, elle a le sentiment d’être requise pour un cliché funèbre. Elle se tient toujours accroupie, JC lui sourit, un nuage effiloché joue dans sa tignasse blanche en contre-plongée. Ils regardent côte à côte la photo qu’elle a prise, On dirait le Christ, s’exclame JC, montre-moi comment ça marche. Elle devine ce qui va suivre, Tu appuies là. Elle se tient les bras ballants au milieu du trottoir, JC se recule un peu, Souris, Charlie ! Une voiture klaxonne à l’horizontale.

samedi 19 décembre 2020

Un cycliste lui adresse un clin d'oeil

19 octobre
épisode 29

Charlotte revenait de la supérette quand un cycliste lui a fait un clin d’œil alors qu’il la croisait. Un homme jeune, élancé, elle l’a regardé s’éloigner. Elle s’est demandé s’ils se connaissaient, mais pourquoi n’aurait-il rien dit ? Un ami commun ? Quelqu’un à qui elle aurait acheté ou revendu ? Ou juste un dragueur assez spécial, un genre d’allumeur ? Plutôt agréable à regarder si l’on appréciait le style sportif. Ce qui n’avait jamais été le cas de Charlotte. Elle a repris sa marche en se traitant de menteuse – les clubbers en sueur et tee-shirt jusqu’au bout de la nuit…

Elle ne sait plus quand elle se ment, ne sait pas quand elle s’est rendue en boîte la dernière fois. S’en souvient très bien, c’était à l’occasion de son anniversaire. Elle range ses courses dans le réfrigérateur. Sa mère ne peut faire dix mètres dans la rue sans qu’une cliente la salue, au fil des années le périmètre s’est agrandi. J’essaie de ne pas regarder quand je ne veux pas être dérangée. Charlotte a remarqué que sa mère employait fréquemment le verbe essayer pour décrire son quotidien. Et ce n’est pas qu’un mot, sa relation avec son compagnon, insistante en dépit des mensonges et du peu de fiabilité, repose sur la bonne volonté qu’elle manifeste, un principe d’optimisme sans beaucoup d’illusions. Son dos se voûte aussi - à force d’éviter les regards hors de la boutique ? Quand Charlotte était petite, sa mère était rapide, on devait courir pour se maintenir à sa hauteur. Même Tonio lui disait « Maman, ralentis ! » Elle ne se rendait pas compte.

Il y a des messages sur le répondeur, toujours les mêmes numéros, elle se laisse tomber dans le canapé. Elle avait eu envie d’un fauteuil en emménageant, et puis elle s’était dit qu’elle ne resterait pas longtemps, et que les fauteuils étaient des meubles de vieux. Le plus pénible, c’est d’attendre une réponse qui ne vient pas. Comprendre que l’on néglige de vous répondre, que ce soit délibérément ou par désinvolture. Parfois une réponse arrive avec des jours, des semaines de retard, et l’excuse de n’avoir pas trouvé le temps – mais ce n’est pas vrai. « Rien ne meurt avant d’avoir perdu toute possibilité d’être », a-t-elle lu quelque part.

Sa photo du jour est un oiseau, elle avait cru qu’ils étaient tous partis. Elle se couche tôt, du reste il fait nuit et presque froid. Sa tête repose de côté sur l’oreiller. De la main elle se caresse la joue, comme si quelqu’un était auprès d’elle, qui l’aime inconditionnellement. (Ce mot-ci est trop long à penser, Charlotte s’endort.)

[la citation est extraite de Les vieux ne pleurent pas, de Céline Curiol]

vendredi 18 décembre 2020

"Tu es sûre que ça va ?"

18 octobre
épisode 28

- Maman, je n’ai pas de photographie d’Antoine.
- Je croyais que tu avais gardé ses cartons ? 
- De photo de lui, son visage. J’en ai de quand on était petits, mais pas de plus récente…
- Je peux te faire des doubles.
- Je crois que cela me ferait du bien.
- ...
- Je suis désolée, je ne voulais pas...
- Ne t’excuse pas, j’espérais que tu surmontais, avec le temps. On n’en a pas trop parlé. 
- Non… Tu fais comment ?
- Comme toi, j’imagine. Je crois qu’il me donne du courage.
- Moi aussi. Mais ça ne suffit pas.
- Un jour, il m’a dit quelque chose qui m’a troublée à propos de toi. Il m’a dit avoir compris que sa mission n’était pas de protéger quiconque. Au début je ne voyais pas de quoi il parlait, d’autant que je ne l’avais jamais entendu parler de mission. Je lui ai demandé en riant s’il estimait que j’avais besoin d’être protégée, et je me souviens, le plus sérieusement du monde il m’a répondu : « Certainement, comme tout le monde », mais que ce n’était pas la question.
- Quel est le rapport avec moi ?
- C’était étrange justement, parce qu’il n’y avait pas de lien explicite, il a poursuivi en disant : « Charlotte est beaucoup plus seule qu’on ne le croit ». Et puis on n’en a plus reparlé.
- C’était quand ?
- Il y a cinq, six ans, après son déménagement. 
- Je n’étais pas seule du tout à l’époque, je sortais tous les soirs.     
- Et maintenant, tu es sûre que ça va ?

jeudi 17 décembre 2020

Elle s'est découragée trop tôt

17 octobre (épisode 27)

Elle s’est découragée trop tôt. Ce qu’il fallait, c’était de la méthode. Elle le savait pourtant, puisqu’une analogie avec les puzzles lui était venue, mais ensuite elle s’était racontée qu’il suffisait de sortir les photos au petit bonheur la chance pour qu’elles produisent une composition cohérente, quelle présomption ! C’est étonnant d’ailleurs, quand elle y pense, ce bringuebalement constant entre une confiance absurde et une dépréciation non moins extrême ; ses photos ne sont pas de si piètre qualité qu’elle l’a cru au moment où elle a failli renoncer, et d’ailleurs même Nadia les avait trouvé intéressantes. Il faudrait que Charlotte parvienne à se stabiliser, à devenir un peu plus objective.

Elle recommence, cette fois en ordonnant trois tas, un par saison. De 90 à 92 pièces par puzzle. Elle testera toutes les combinaisons possibles, elle y passera le temps qu’il faudra. Dans moins de deux mois elle pourra ajouter l’automne, et même elle y joindra les clichés contrariés pris récemment, celui du rétroviseur de la Vespa, celui de la flaque. Comme des inclusions, de petites taches inattendues dans un iris.

La nuit précédente elle a rêvé qu’elle se trouvait dans une crique, sur une plage déserte. Le ciel menaçait, elle était inquiète, mais pleine d’espoir en même temps, elle savait qu’elle devait creuser à mains nues jusqu’à atteindre une source d’eau douce où elle verrait le visage-miroir de son frère. Elle creusait dans le sable mouillé, attentive à ce que la marée ne vienne pas détruire son puits, mais ses mains rencontraient une roche en travers qui empêchait d’aller plus profond, et elle devait recommencer un nouveau trou à quelques pas de distance. Cela semblait devoir se répéter infiniment – quand elle s’est réveillée. Dans l’obscurité de sa chambre elle pouvait distinguer au plafond le visage de Tonio avec une précision extraordinaire, il souriait d’un air un peu triste. Elle l’avait trouvé finalement, et une émotion qui ressemblait à du bonheur l’avait comme nimbée dans son lit. C’est pour lui qu’elle réussirait ses tableaux composés, pour lui qui n’apparaissait sur aucune de ses propres photos bien sûr, et Charlotte comprenait que ce tri superficiel qu’elle avait effectué quelques semaines auparavant, paysages, matières, gens, mouvement, avait par-dessus tout révélé l’absence du seul visage qui lui manquait, du seul être qu’elle aimerait toujours et sans plus de revers possible.