vendredi 31 mai 2019

Hybrides #8

« Je n’arrête pas de chercher les empreintes des petits pas accomplis par les humains, mais elles ont disparu. Les Lumières sont achevées. Le fondamentalisme est partout, qu’il soit religieux ou économique, et partout on constate une réaction face à la complexité, une tentative d’ignorer les contradictions et les énigmes de notre existence. Les gens ont un besoin maladif de la simplicité, de ces paradigmes en noir et blanc faciles à assimiler. Le moindre flou, la moindre ambiguïté sont perçus avec hostilité. »
-----
Il embrasse ses cheveux, qui sentent l’orage, et son épaule, qui a l’odeur d’un galet sur la plage. « Le sexe t’aidera à traverser les périodes sans argent beaucoup mieux que l’argent les périodes sans sexe, lui dit-il.
- Ce qui m’a le plus manqué, c’est ton humour.
- Moi, ce sont tes facultés cognitives qui m’ont manqué. Et ta syntaxe. Franchement, c’est tout. Pas ton corps. Je me fiche complètement de ton corps.
- Me voilà libérée d’un grand poids », répond-elle en riant. De toutes les femmes qu’il a connues, elle est la première qui se moque éperdument de l’allure qu’elle a, ou qui s’en satisfait complètement, ce qui revient au même.


Elliot Perlman (in "Ambiguïtés")
& Barbara Kingsolver (in "Les Cochons au paradis")

jeudi 30 mai 2019

Hybrides #7

Pour écrire, il faut aimer (...).

-----

J’ai frayé avec la plus petite des deux. Oui, je l’ai fait. Frayé avec la plus petite des deux et elle a voulu savoir ce qu’était ce Médayon que tu m’avais offert et voulu savoir Est-ce une bonne épouse ? tandis même que, me chevauchant, elle donnait un petit coup de reins et me regardait dans les yeux comme pour jeter la disgrâce sur ton Honneur mais je t’assure que (alors même qu’elle redoublait de coups de reins, les yeux toujours droit dans les miens) je ne lui ai pas donné satisfaction, n’ai pas souillé Ton nom ou ta mémoire, quoique pour servir la VÉRITÉ je croie devoir librement confesser que lorsqu’elle s’est penchée en avant pour présenter ses Charmes féminins, amenant l’un puis l’autre à ma bouche, en demandant est-ce que ma femme faisait cela est-ce que ma femme était aussi hardie ? j’ai produit une expulsion de souffle qui nous l’avons tous deux compris signifiait NON ma femme ne fait pas cela, ma femme n’est pas aussi Libre. Et tout le temps encore que nous avons frayé là-bas, elle a tenu le Médayon dans son point serré et, quand tout a été fini, demandé est-ce qu’elle pouvait le garder ? Mais drainé à présent de mon infâme lubricité, j’ai répondu sèchement que non. Et je suis parti dans les bois. Où j’ai pleuré. Et pensé alors avec une Tendresse véritable à toi. Et dessidé qu’il valait mieux mentir.
Te mentir.
(…)
La Lune était haute et je me suis dit qu’un homme doit parfois préserver la paix & épargner Celle qu’il aime. Ce que j’ai fait. Jusqu’à maintenant. J’avais prévu de te raconter tout cela non pas dans une lètre mais de vive voix. Quand peut-être la chaleur du récit serait susceptible d’amortir le choc. Mais ma situation paraissant désespérée à l’extrême je te raconte tout, je t’appelle de toutes mes forces, de la voix la plus fidèle (j’ai bésé la plus petite des deux, oui, je l’ai fait, j’ai fait cela), dans l’espoir que tu sauras, et Lui aussi qui entend & pardonne tout, tout entendre & pardonner (…)

John Fante (Mon chien Stupide)
& George Saunders (Lincoln au bardo)

mercredi 29 mai 2019

Vivaces #5

On dit qu'un paysage est un état d'âme, qu'on voit le paysage extérieur avec les yeux du dedans.
(José Saramago, in "La caverne")

Marcher, cela fait imprégnation. Faire passer par les pores de sa peau la hauteur des montagnes quand on s'y affronte très longtemps, respirer des heures durant la forme des collines en les dévalant longuement. Le corps devient pétri de la terre qu'il foule. Et progressivement, ainsi, il n'est plus dans le paysage : il est le paysage.
(Frédéric Gros, in "Marcher, une philosophie")

Pour écrire il faut se sentir libre comme au sommet d'une montagne.
(Björk)

dimanche 26 mai 2019

26 juillet


           La perspective donne un tempo.
           Un monstrueux pylône gâche la ligne de crête. Binh-Dû irascible ne verrait que lui. Rêvant de sabotage (l’attaquer à la pince-monseigneur ? remplir une gourde d’acide ?).
           Faudrait-il sensibiliser les employés de supérette à l’infamie que constitue la musique diffusée dans ces lieux déjà mortifères ? Serait-ce charitable ? Serait-ce pour leur bien ? Leur faire savoir que nombre de leurs neurones sont ainsi irrémédiablement détruits (à moins d’un sevrage drastique en cure de silence) ?
           Faut-il dire et redire la désolation sans bornes que génère le comportement humain ? Est-ce intéressant, est-ce utile, cela se justifie-t-il ? Ou plutôt varier les obsessions, il en est de plus plaisantes et généreuses, adoucir le regard, musicaliser l’ouïe. (L’odorat, le goût, le toucher sont aussi attaqués, mais autant établir des priorités.)
           Ne jamais oublier de chercher ailleurs, où réside la joie. Une âme plus sereine l’aurait à peine remarqué, ce foutu pylône. Pour autant, savoir qu’il détonne, et le regarder en face, car ne pas voir le pylône c’est ignorer le mendiant. Peut-être simplement ne pas se fournir en acide, et simplement donner la pièce. Tel est ce monde, et voilà tout.
           Un amas de chenilles forme champignon mouvant d’où l’on ne voudrait jamais s’extirper. Un c’est le cocon, vu d’en haut. La remembrance des ailes, en perspective. Deux c’est la gravure oscillante d’une fleur sur la pierre. Ramasser l’ombre, la pierre, la fleur ? Ou laisser vivre, trois ! C’est le tonnerre soudain : ici ! Maintenant !
           Franchis vite le col avant que je ne te rattrape et te foudroie ! Oui, de l’autre côté ce sera grandiose. Mais non, profite de chaque seconde ! Chaque pas sur le névé. En bas il fera 35°, mais non ! Ici tu pleures de froid, ta morve coule, profite ! Cours avant que cela ne tombe, cours sur le chemin, la pluie s’abat, te fouette, accroupis-toi.
           Tes pieds vont être trempés. Les grêlons vont percer ta cape. Les grêlons vont te briser le crâne ou les os de tes doigts en protection. La foudre va te tuer.
           Mais finalement : la vie devant soi excède en perspective une poignée de secondes.

[merci à Edward Abbey – lire « Le gang de la clé à molette »]

samedi 25 mai 2019

25 juillet


      Les montagnes exhalent des nuages verticaux. En haut du col, Binh-Dû reprend son souffle, quand arrive sur le chemin, venant de l’autre côté, l’être surhumain qu’il était une ou deux décennies plus tôt. Non, ce n’est pas une question d’âge mais l’oubli de l’hubris, à force d’humilité forcée, son abandon. L’oubli que Binh-Dû aussi est – surhumain. Marcher n’est pas une fatigue, selon quelle loi ? Est-il bien nécessaire de manger ? L’être surhumain venu de l’autre côté dresse en équilibre impossible une pierre sur le cairn. Un, les nuages sont les exhalaisons des montagnes.
      Deux, les montagnes sont des lèvres qui s’épanouissent en pétales dans une merveilleuse lenteur. L’amour doit être absolu. Et la détestation ? Surhumain sinon rien, Binh-Dû souffre d’une rancune effroyable contre le genre humain. Il ne pardonne même pas le futur. Mais s’il ne pardonne pas, sa rancune le détruira. Un barbu lui sourit gentiment. Il s’agit de rechercher la joie indépendamment de toute la tristesse. Certains rêves attestent d’un blocage, sentier éboulé, saison déclinante. D’autres boucles sont vertueuses, où l’on revisiterait le bonheur et ses exigences.

vendredi 24 mai 2019

24 juillet


Être ici est un mieux-être systématique, mais parvenir ici a réclamé un effort considérable, l’arrachement à la stase. Quand l’effort deviendra trop grand tu seras quasiment mort. Ils sortent des œufs et s’engagent dans la pente tels des zombies, ils demandent (poliment,  leur concéder cela) si le sentier mène bien au refuge – où ils pourront manger des saucisses-frites et boire de la bière. Un, le torrent caresse la mousse d’une pierre arrondie se prêtant à la caresse d’une main. Ils remonteront le sentier vers leurs œufs, hissant leur ventre sur leurs cuisses. Aller dans la fatigue c’est tout autre chose, c’est découvrir l’au-delà de la fatigue – une libération, une reprise de pouvoir. Dans le chalet à mi-pente, un livre d’or collecte les témoignages d’une idiotie satisfaite. Kiki a gravé son nom au canif sur une poutre, avec la date, aussitôt imitée par Riton, Lolo et JB. Maintenant c’est ici et ici c’est mieux être. Que demander de plus ? La pluie s’interrompt juste avant d’atteindre le bout de tes chaussures perméables. Deux, ce sont les chevaux dans le pré, qui jouent à s’approcher, se fuir et courir ensemble. La joie est le mouvement est la vie. Trois, ton amie sait pouvoir recevoir, depuis l’hôpital où elle veille, un peu de ce que tu vois et lui envoies. Les ondes téléphoniques ne franchissent pas les montagnes mais les pensées, si.