jeudi 27 juillet 2023

Rhizomiques #156

L’Humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre.
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Oui, l’humanité s’est bel et bien lancée dans un lent et irrémédiable saccage de son environnement naturel. Qu’a de si défaillant l’espèce pour s’attaquer à ce qui l’a nourrie des millénaires durant, elle l’ignore mais remarque qu’une minorité entretient sa suprématie au détriment de la santé du reste du vivant. Dans ses pires cauchemars, Sélène voit une planète désertique, couverte de blocs d’un minéral indestructible dans lesquels hommes et femmes demeurent allongés, nourris et oxygénés par des tubulures, leurs yeux immenses masqués par des lunettes 3D, leurs pouces seuls s’activant sur des écrans tactiles.
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Les dinosaures ont eu une longévité tellement plus grande que ne le sera probablement la nôtre, et pourtant ils avaient un cerveau tellement petit. La sottise serait-elle une bonne stratégie de survie ? Notre niveau d’intelligence pourrait provenir d’un défaut d’adaptation, d’un mauvais tournant, d’une aberration. 
 
Walter Benjamin (in L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique)
& Céline Curiol (in Les lois de l’ascension)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)

mardi 25 juillet 2023

Rhizomiques #155

Pourquoi sommes-nous encore aussi peu évolués dans certains domaines et si incroyablement stupéfiants dans d’autres ? Certaines personnes sont comme la matière et d’autres sont de l’antimatière : il y a ceux qui veulent que l’humanité évolue pleinement et leurs opposants sont une source qui cherche uniquement à garder les choses telles qu’elles sont ou à les ramener à l’âge des ténèbres. Pour paralyser, nier ou détruire le progrès afin de pouvoir, pendant ces quelques secondes particulièrement sournoises qui constituent la vie entière d’un être humain, se leurrer en pensant qu’en contrôlant – dominant, torturant, colonisant, ségrégant, violant, assassinant –, ils sont parvenus, pendant une période de l’histoire, à s’accaparer le temps.
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Tuer ses semblables, les torturer ou les violer, est dans la nature de l’homme, n’est-ce pas ? Qu’elle aimerait que cette expression, dans la nature, soit bannie du langage, qui associe encore et toujours la nature à une cruauté sauvage, à une agressivité aléatoire, au lieu de permettre d’y distinguer des systèmes profondément organisés, souples et équilibrés, des systèmes à la sophistication dédaignée qui permettent pourtant la cohabitation de tant d’espèces. Bien sûr, elle ne prêche pas un retour au temps des pénuries et des épidémies, mais un bond en avant, où les instincts de domination s’estomperaient au profit d’une générosité transversale, où la survie des uns, physique et mentale, ne serait pas assurée par le dépérissement des autres.
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Humains et moustiques, nous sommes parfaitement assortis. Nous sommes l’une et l’autre des espèces aussi inutiles qu’omniprésentes. Mais tandis que vous régnez sur la Terre et la détruisez par plaisir, les héros que nous sommes traînaillons. Nous étions là avant vous – des millions d’années avant, disent les fossiles.
(…)
Comme le faisait remarquer l’évangile gnostique de Philippe : "Le monde est apparu à la suite d’une faute". Il parlait sans doute de Dieu, mais pour ce bon vieux Lucrèce, c’était une question de matière. Quand les atomes tombent dans le vide, ils dévient – à peine, juste assez pour modifier leur trajectoire. Cette déviation, appelée clinamen, engendre la collision et l’agrégat, à la fois la cohésion et la fuite de la matière. Stephen Hawkins l’a dit un jour : "Sans l’imperfection, ni vous ni moi n’existerions". Le moindre écart ouvre une nouvelle voie, un Éden de digressions bifurquant à l’infini.
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L’homme a besoin de l’Éden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent : "Après nous, la fin du monde !" C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.
 
Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Céline Curiol (in Les lois de l'ascension)
& Namwali Serpell (in Mustiks)
& George Sand (in Écrits sur la nature)

mardi 18 juillet 2023

Rhizomiques #154

Tout le monde a dit : et donc ?
   Comme dans et alors ? Comme dans haussement d’épaules, ou qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? ou bien je m’en fous, ou en fait, je suis d’accord, ça me va.
   D’accord, tout le monde n’a pas dit ça. Je m’exprime de façon un peu familière, comme quand on dit "tout le monde fait ça". Ce sur quoi je veux insister, c’est que, sur le moment, ça a été le marqueur d’une époque particulière. (…) C’était devenu à la mode de faire comme si on n’en avait rien à faire. (…)
   À peine quelques mois se sont écoulés depuis qu’on s’est mis à interpeller et à menacer d’expulsion, voire à expulser, des gens qui avaient passé toute leur vie ou presque dans ce pays : et donc ?
   Qu’un gouvernement a suspendu son parlement parce qu’il n’avait pas obtenu le résultat escompté : et donc ?
   Que tant de personnes ont voté pour des gens qui les ont regardé droit dans les yeux en leur mentant : et donc ?
   Qu’un continent a brûlé et un autre fondu : et donc ?
   Que partout dans le monde, des gens au pouvoir ont commencé à s’en prendre à des groupes en raison de leur religion, de leur appartenance ethnique, de leur sexualité, de leur dissidence intellectuelle ou politique : et donc ?
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"Hrmph", fit-elle – ce qui partout dans le monde veut dire "Certes, mais je me pose tout de même des questions".
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- Il dit que ça va être de pire en pire. À cause du réchauffement climatique, là, tu sais.
- Hum…
Jonhson boit son eau fraîche. Il en a déjà entendu parler, de cette histoire de réchauffement, mais il ne sait pas très bien quoi en penser. Ni en quoi ça le concerne, vu la chaleur qu’il fait déjà toute l’année et tous les problèmes d’argent et de papiers que les gens comme eux ont déjà sur les épaules.
 
Ali Smith (in Été)
& Namwali Serpell (in Mustiks)
& Colin Niel (in Darwyne)

jeudi 13 juillet 2023

Rhizomiques #153

Tout fascisme est précédé d’une phase de fascisation qui, en France, dure depuis au moins quinze ans – et dont l’islamophobie est le premier vecteur. On assiste à un processus de radicalisation néolibérale de la classe dirigeante dans sa quasi-intégralité.
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   À n’importe quelle autre période de ma vie, ce genre de chose aurait fait chuter un gouvernement. Où sont passées les bonnes gens de ce pays ?
   Lassitude de la compassion, a dit Richard.
   Rien à foutre de la lassitude de la compassion, elle a dit. Les gens n’ont plus d’âme.
   Le racisme, a dit Richard. Légitimé. La division légitimée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par tous les journaux et chaînes d’information, sur tous ces écrans, à la grâce du dieu des incessants nouveaux commencements, ce dieu qu’on appelle internet.
   Je sais que les gens sont divisés, elle a dit. Les gens l’ont toujours été. Mais les gens n’étaient pas – ils ne sont pas – injustes. Avant, même le racisme britannique reculait quand ça touchait à l’injustice.
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La vérité, l’horrible vérité, c’est que les Arabes n’étaient que des objets pour moi, lointains, abstraits, insignifiants. À mes yeux ils n’avaient rien de réel, rien de tangible. Ils n’étaient même pas visibles. Je ne pensais pas à eux, ils ne faisaient pas vraiment partie de ma vie, ni en bien ni en mal. Les Palestiniens à Jérusalem, eh bien, ils tondaient les pelouses, ils ramassaient les ordures, ils construisaient les maisons, ils débarrassaient les tables. Comme tout Israélien, je savais qu’ils étaient là, et je faisais semblant de les connaître, semblant même d’en apprécier certains, les inoffensifs – on parlait d’eux en ces termes, les inoffensifs, les dangereux – et je ne l’aurais jamais admis, pas même à moi, mais ils auraient tout aussi bien pu être des tondeuses, des lave-vaisselle, des taxis, des camions. Ils étaient là pour réparer nos frigos le samedi. (…) Et s’ils étaient autre chose que des objets, c’étaient des objets qu’il fallait craindre, car si vous ne les craigniez pas ils deviendraient de véritables personnes. Et nous ne voulions pas qu’ils soient de véritables personnes, ce n’était pas dans nos cordes. Un vrai Palestinien était un homme qui vivait sur la face obscure de la lune. Telle est ma honte. Je le perçois comme ma honte. Aujourd’hui je le sais. À l’époque je ne le savais pas. Je ne cherche pas d’excuse.
 
Ugo Palheta (in Télérama du 15/12/21)
& Ali Smith (in Printemps)
& Colum McCann (in Apeirogon)

lundi 10 juillet 2023

Rhizomiques #152

Depuis qu’elle a vu le garde passer les menottes à Paul, c’est comme si elle avait franchi la frontière d’un pays étranger. Il était obéissant, calme… Le geste du gardien était totalement inutile, et tellement froid, comme si Paul était un objet. Elle a lu tous les livres qu’il fallait sur la violence symbolique, les formes douces de contrôle – mais assister à cette petite humiliation quotidienne lui a fait le même effet que regarder des photos de la Shoah quand elle avait douze ans. Elle avait franchi une ligne. Elle ne pouvait plus regarder quelqu’un d’autre sans penser Moi je sais et toi, non.
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     Il y a deux mois, nous avons reçu des instructions d’en haut pour répondre énergiquement aux attaques contre les trains dans la zone d’Inhaminga. Il était impérieux de restaurer le moral de la population qui se sentait démunie devant l’avancée des terroristes. (…) Le temps ne jouant pas en notre faveur, nous avons été contraints, comme vous le savez mieux que quiconque, de procéder à des arrestations massives. (…)
     Notre action était guidée par la logique suivante : ceux qui n’étaient pas encore terroristes le seraient dans un avenir proche. Dans l’impossibilité de les distinguer les uns des autres, nous avons épuisé les capacités de la prison locale. Dans la foulée, nous avons rempli des tentes avec d’autres prisonniers. Ces tentes étaient appelées "salles d’attente". Dès que ces enceintes étaient pleines, on conduisait les prisonniers en camion pour les décharger à l’arrière de l’hôpital.  Là, les nègres creusaient leurs propres fosses et ils étaient exécutés au bord de ces trous. (…) Nous disions aux familles qui venaient s’informer de leur sort que leurs proches "étaient allés chercher du bois dans ma brousse". Je peux vous assurer que beaucoup de gens sont allés chercher du bois au cours de ces journées. J’ignore combien il y a eu de chargements de prisonniers, mais je sais que, pendant des semaines, le transport des suspects s’est poursuivi sans interruption.
     Je vous avoue, Excellence, que moi-même j’ai été impressionné. Il y avait là des vieux, des femmes, des jeunes garçons. En route vers leur lieu d’exécution, toujours dans les camions, certains d’entre eux se faisaient dessus, de peur. Quand on arrivait à destination, on commençait par tuer ceux qui empestaient. Ça m’a retourné l’estomac. Je me suis armé de courage et j’ai confié mes craintes à l’agent Gorgulho. On ne pouvait pas en tuer autant et, qui plus est, à la chaîne. C’est ce que j’ai fait remarquer. L’homme, acerbe, s’est écrié : « Vous voulez trier les coupables ? La guerre sera finie et vous serez toujours là à les trier. » Et il a énuméré les avantages de cette opération aussi accélérée qu’aléatoire.
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Ceux qui nient s’identifient inconsciemment aux bourreaux. Comme les bourreaux qui ne pouvaient nommer autrement que par des euphémismes les atrocités qu’ils commettaient, ils utilisent la déréalisation euphémique en prétendant que ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu, car ils sont de la même espèce que les bourreaux.
 
Kris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)

vendredi 7 juillet 2023

Rhizomiques #151

Je suis prise de panique. Plaque d’immatriculation ? Vignette de contrôle technique ? Je déteste les flics, déteste quand ils m’arrêtent, ne parviens jamais à être naturelle ou détendue en leur présence. Je ne sais pas comment se débrouillent les gens qui évitent une contravention en jouant le coup du charme. Je suis incapable de me montrer autrement que renfrognée et humiliée quand un policier apparaît à la vitre de mon véhicule.
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Ah ! je suis complètement démoralisé. Et, c’est sûr, il va nous demander les papiers. C’est pas qu’ils ne soient pas en règle, mais j’ai horreur de montrer mes papiers. Ça me fout par terre pour la journée entière, angoisse bizarre qui me poursuit des heures et des heures. Qu’un type en uniforme, comme ça… quoi des conneries, avec ses gros doigts…
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(…) Pas moyen qu’il s’en sorte s’ils lui demandaient de souffler, et ce serait sa cinquième arrestation pour conduite en état d’ivresse.
Donc, quand le flic lui avait braqué sa lampe en pleine figure et ordonné de sortir du véhicule, Paul s’était dit qu’il pouvait bien finir sa bière. Il n’avait rien à perdre. Fou de rage, le flic l’avait arraché à son siège, lui avait passé les menottes et l’avait conduit à la prison du comté sans prendre le temps de fouiller  sa bagnole. Le crack est une substance maléfique et addictive, mais Paul n’avait jamais eu aucun problème d’ordre légal avec le crack. D’une certaine manière, c’était l’alcool qui l’avait sauvé ce soir-là. (…) Grâce à son comportement d’alcoolique, il n’avait pas été accusé de possession de drogue.
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Je ne le savais pas mais il est strictement interdit et illégal de se garer devant un commissariat de police, Circulez, circulez ! Non mais ça va pas ! Tu veux que je te coffre ou quoi ? Le passage du vouvoiement au tutoiement s’est fait en un éclair. Et alors qu’il me criait dessus, et qu’en temps normal j’aurais tremblé d’avoir enfreint les règles, je me suis mise à lui répondre en haussant le ton, approchant presque un état de colère, Quoi ! Je suis convoquée, c’est tout ! Dites-moi où je peux me garer au lieu de gueuler comme ça ! J’embrouille les représentants de la loi.
 
Lily King (in La pluie et le beau temps)
& Serge Rezvani (in Les années Lula)
& Kris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Mathilde Forget (in De mon plein gré)