mardi 27 février 2024

Attentives #34

Si je voulais être une bonne mère (et j’y tiens !), que servirais-je demain matin à mon cher enfant pour son petit-déjeuner ? Je lui donnerais ce qu’il y a de meilleur pour lui : une copieuse assiette d’œufs brouillés et de bacon. Le traditionnel breakfast que les mamans américaines préparent pour leurs rejetons. Hautement recommandé pour leur croissance et leur santé. C’est l’évidence.

Mais traditionnel depuis quand ? depuis des siècles ? depuis toujours ? Non. Depuis qu’un groupe alimentaire, la Beech-Nut Packing Company, s’est retrouvé face à des tonnes de bacon à fourguer et s’est adressé à un homme du nom d’Edward Bernays pour chercher le moyen d’en augmenter les ventes.

Et recommandé par qui ? Par quelques nutritionnistes auprès desquels Bernays a eu l’ingéniosité de réaliser une pseudo-étude, légèrement biaisée, qu’il s’est empressé de faire publier dans les journaux et d’envoyer à des milliers de médecins de famille, dans tout le pays, lesquels ont à leur tour passé le mot à leurs nombreux patients. Ce n’est pas de la publicité, c’est de la science. C’est prouvé et approuvé par des experts. C’est l’autorité qui parle. Et ainsi, en quelques mois, les habitudes alimentaires ont changé.

(…)

En 1929, Bernays fut engagé par l’American Tobacco Company afin de résoudre un de leurs problèmes : cette convention sociale qui empêchait les femmes de fumer faisait perdre aux marchands de tabac un énorme marché potentiel (la moitié de la population). Comment y remédier ? Eddy a eu une idée de génie. Mise en scène : lors de la grande parade de Pâques, à New York, il paie un groupe de suffragettes pour qu’elles cachent un paquet de cigarettes sous leurs jupes et le sortent, toutes ensemble, ostensiblement, au milieu de la foule et au moment opportun. Les photographes, prévenus, seront là pour immortaliser ce geste, ô combien symbolique. Car, attention, ce ne sont pas des cigarettes que ces jeunes femmes enflamment, ce sont les "torches de la liberté" (expression que Bernays leur a dictée au préalable). Dès le lendemain, l’image et le slogan font la une des quotidiens. C’est gagné. Le magicien a transformé une vulgaire opération commerciale en acte de rébellion, en acte de libération féministe. (…)

- Très habile, ce Bernays.

Peu connu du grand public, mais un des hommes les plus puissants du XXème siècle. De ceux qui font bouger les choses, comme tu as pu t’en rendre compte à travers ces deux exemples concrets. On connaît mieux son oncle, Sigmund Freud, dont les travaux sur l’inconscient l’ont fortement inspiré. (…)

Edward Bernays a compris comment mener les foules. Comment les faire aller là où il veut, ou, plus exactement, là où ses clients (ceux qui le rémunèrent grassement à cette fin) le souhaitent. (…) Dans son essai Propagande, il explique les principes et mécanismes qu’il a mis au point et qui permettent, au fond, de tout vendre au plus grand nombre : du parfum, du savon, des cigarettes, des voitures, des présidents, la guerre, la paix, le bonheur, la démocratie, la tyrannie – absolument tout. L’un de ses plus fervents lecteurs s’appelle Joseph Goebbels, qui saura remarquablement mettre en pratique ses théories afin d’éduquer le peuple allemand.

Cependant, Edward Bernays a aussi très vite et très bien compris que "propagande" était un vilain mot. Il lui substitue donc les termes plus policés de "relations publiques" et invente dans la foulée le métier qui va avec : "conseiller en relations publiques".

Grand promoteur de la démocratie, le conseiller Bernays n’aura de cesse, tout au long de sa prolifique carrière, d’y associer les valeurs et vertus du capitalisme, auxquelles il réussit à faire adhérer pleinement les Américains, en même temps qu’il leur inculque la haine du communisme.

Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)

jeudi 22 février 2024

Rhizomiques #178

Pourtant, il y a en lui quelque chose que je ne distingue jamais : l’hésitation. Je suis effaré quand je lis les grandes lignes simplistes de ses articles et je pense à un prêtre du sud de la Suède qui me confia un jour : « Ce que j’ai dit au cours de la discussion : que la Bible est la parole de Dieu du début à la fin, je n’y crois pas non plus. Mais il ne faut pas troubler la foi de ces âmes simples. »
Et je me suis alors senti brûlant d’une haine que j’ai eu du mal à réprimer.
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Dieu n’est pas plein d’amour. Le Dieu de la sainte Bible ne se soucie pas du tout d’amour. L’obéissance, la soumission aveugle – voilà ce qu’exige Dieu, pas l’amour. Jésus-Christ était celui qui prenait des risques, un provocateur*. Dieu a puni Jésus pour le remettre à sa place.
[* en français dans le texte]
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S’il devait encore regarder une seule Vierge à l’Enfant, une seule Crucifixion, une seule Assomption, une seule Annonciation, il allait "vomir". Historiquement, affirma-t-il, le christianisme avait été un éteignoir pour l’imagination européenne. L’expiration de sa tyrannie, quel cadeau ! Ce qui passait pour de la piété n’était que du conformisme imposé par un totalitarisme intellectuel d’État. Contester ou défier celui-ci au seizième siècle équivalait à risquer sa vie. Comme protester contre le réalisme socialiste dans l’Union soviétique de Staline. Cinquante générations durant, le christianisme avait fait obstacle non seulement au progrès scientifique mais plus ou moins à toute vie culturelle, à toute liberté d’expression et à tout questionnement. Il avait mis aux oubliettes pendant une éternité les philosophies tolérantes de l’Antiquité classique, condamné des milliers d’esprits brillants au puits sans fond d’ineptes querelles théologiques. Il avait propagé son prétendu Verbe au prix d’horribles violences et s’était maintenu en place par la torture, les persécutions et la mort. Doux Jésus, laissez-moi rire ! L’expérience que l’humanité avait du monde comprenait une infinité de sujets et pourtant dans l’Europe entière les grands musées étaient pleins de la même camelote criarde. 
 
Göran Tunström (in Partir en hiver)
& Joyce Carol Oates (in Cardiff près de la mer)
& Ian McEwan (in Leçons)


mercredi 21 février 2024

A contre-saison #16

 21 août

"Le lendemain matin, dans l’intimité de ma chambre, j’ai mangé l’un des pétales, j’en ai glissé un autre dans mon soutien-gorge, et j’ai mis le reste de la rose dans un vase, où je l’ai examinée comme une icône les jours suivants, tentant d’extraire l’amour des lambeaux de ce protoplasme."

                                                                                    Jean Hegland (in Dans la forêt)

lundi 19 février 2024

Rhizomiques #177

- Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la plaque d’immatriculation de votre voiture, dit-il.
    Prise au dépourvu, je cherche mentalement le numéro de ma Peugeot.
- ISA 35.
- Oui, c’est bien ça, dis-je.
- Isaïe 35:1. Le désert et le pays aride se réjouiront ; la solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse.
    Je rentre dans la maison et j’enlève mon bleu de travail.
- Ça aurait été très différent si votre numéro avait été LUC 21 puisqu’il aurait alors renvoyé à l’Apocalypse, ajoute-t-il.
    Je l’entends au téléphone qui feuillette des documents et, en attendant qu’il trouve le passage correspondant de l’Évangile de Luc, j’ouvre le réfrigérateur pour en sortir du beurre et du fromage.
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Il se rappela la première fois où Bibliana avait contemplé Jésus cloué sur la croix. Elle avait eu l’air consterné, et avait fait le commentaire suivant : « Il aurait dû se marier, ce Jésus, regardez comme il est maigre. » Puis, le regard de Bibliana s’était attardé sur les pieds du crucifié. C’était en eux que le Fils de Dieu perdait sa race et gagnait une parenté avec les humbles.
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Au catéchisme, on avait dit aux enfants de penser au Christ lorsqu’ils avaient peur, mais le Christ qu’ils voyaient sur les images pieuses et les calendriers n’était pas homme à vous protéger. Il pouvait être votre cousin, peut-être, un cousin qu’on aimait bien et qu’on ne voyait que rarement, mais il avait l’air si enclin à la réflexion et à la confiance qu’il ne pouvait pas être d’un bien grand secours ; pas comme son père. Lorsqu’il revenait des champs avec les garçons, les vêtements trempés de sueur et le visage comme dissous par la chaleur, on distinguait malgré tout la chair solide qu’il y avait derrière, le squelette auquel tenaient ses muscles qui ne vieillirait, ne mourrait jamais.
 
Audur Ava Ólafsdóttir (in Éden)
& Mia Couto (in Les sables de l’empereur)
& Joyce Carol Oates (in Au bord du fleuve)

mercredi 14 février 2024

Rhizomiques #176

(Y avait-il qui que ce soit pour y croire ? Qu’était donc le Paradis, exactement ? L’enfant connaissait l‘Enfer parce qu’il avait vu dans certains livres du bureau de son grand-père des gravures de l’Enfer des plus terrifiantes et particulièrement convaincantes ; mais les illustrations du Paradis, plus rares, l’étaient selon lui beaucoup moins.)
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    Les quatre femmes lisaient ce qu’elles-mêmes ou quelqu’un d’autre avait écrit pour elles, et en nous regardant, assis en face du piano, ceux qui étaient aussi bien proches que loin, elles concluaient au son de la musique de vent et d’eau, jouée par les doigts agiles de M. Peralta, que nous devrions vivre notre vie comme ça, avec une patience et un amour infinis envers Dieu, en aimant toujours, en ayant toujours confiance, en croyant que Dieu nous réservait de grandes richesses pour la fin, comme c’était arrivé à Job. Qu’on souffre avec patience, le Diable défie Dieu de faire un pari sur la vie de chacun de nous. Qu’on réfléchisse à ça, disait le récit des veuves. Voulait-on, par la conduite de nos vies, donner raison au Démon ? Voulait-on que l’ennemi remporte le pari qui nous était échu ? Patience, beaucoup de patience. Si ce n’était pas dans cette vie, ce serait dans l’autre que nous aurions la récompense nécessaire. Et moi, à ce moment-là, je n’ai pas été sensée et je me suis mise à rire. C’était plus fort que moi.
(…)
    Je leur ai donc dit que le récit de Job était très bien, que je trouvais parfait que le martyr ait été récompensé aussi généreusement, mais si le récit résolvait le problème de Job, il n’expliquait pas pourquoi il y avait de la souffrance dans le monde sans aucune justification, ni pourquoi tant de personnes souffrantes mouraient sans récompense.
    Dona Mariline a expliqué : « Celui qui est patient et qui remet sa douleur à Dieu, s’il n’est pas récompensé dans cette vie le sera dans l’autre.
» J’ai alors répondu que le récit était mal terminé, parce que Job, pour servir d’exemple complet, pour se rapprocher de nous tous, aurait dû être récompensé seulement dans l’autre vie, et non pas dans celle-ci. Et j’ai dit plus, j’ai dévisagé les veuves et je leur ai assuré que moi, tout comme Job, ce que je voulais c’était parler directement à Dieu, et lui demander pourquoi il permettait à Satan de parier sur les êtres humains. De quel droit, sur notre tête, si fragile, si naïve, si proche du crâne des pauvres animaux irrationnels, Dieu se permet-Il de parier sur chacun de nous ? Par hasard nous sommes fils de Dieu ou seulement esclaves de l’amour que nous Lui devons ? ai-je demandé, affrontant les huit yeux qui me scrutaient, très étonnés. L’une d’elle, pas la meneuse, a dit : « Mes bras ont la chair de poule parce que vous dites des hérésies. »
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La foi est insultante pour Dieu. Elle lui signifie clairement que sa Création est imparfaite et que l’on accepte de se la fader toute une vie seulement parce qu’il est entendu que ce sera mieux et enfin satisfaisant après.
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    Gudrùn m’a demandé de lui lire quelque chose.
- Que veux-tu que je te lise ? ai-je demandé.
- Juste le passage où tu es arrivé.
    J’en étais au Livre de Job donc j’ai lu ce qui est dit de Job, l’intègre et le juste, le pieux et consciencieux, qui a été enchaîné et torturé par les cordes de la souffrance.
- Merci, dit-elle tout bas, et il m’a semblé percevoir un tremblement dans sa voix.
    Puis je l’entendis murmurer : Je le savais, tout en secouant les oreillers entre nous avant de me tourner le dos. J’ai regardé sa belle épaule arrondie sous la chemise de nuit. Si j’en avais été au Cantique des cantiques et que j’avais lu tes seins sont comme le raisin, je serais peut-être encore un homme marié.
 
Joyce Carol Oates (in Les maigres bêtes de la nuit)
& Lídia Jorge (in Misericordia)
& Éric Chevillard (extrait de L’autofictif du 4/02/24)
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Ōr)

jeudi 8 février 2024

Rhizomiques #175

- Nous voyons ce que nous voulons voir.
- Nous voyons ce qu’on nous a dit de voir.
- Ce qu’on nous a dit que nous voulions voir – c’est ce que nous "voyons".
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Ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas_
Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends_
Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance_
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L’ennui avec la croyance, c’est qu’il faut croire que la croyance suffira.
 
Joyce Carol Oates (in En attendant Kizer)
& Johann Le Guillerm (extrait du spectacle Le pas Grand Chose)
& Tommy Orange (Ici n’est plus ici)

mardi 6 février 2024

Rhizomiques #174

L’homme postmoderne a beau être incroyant, rien ne peut plus l’empêcher de croire n’importe quoi.
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- Je comprends que bien des gens en sont au stade du déni.
- Bien des gens. Environ quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population.
- Lorsque quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pensaient que la Terre était plate, cela ne l’empêchait pas d’être ronde. La Terre n’avait pas besoin que les gens la croient ronde pour être ronde. Aujourd’hui, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pique-niquent joyeusement sur une voie de chemin de fer. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un train à l’approche et qui roule sacrément vite.
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- Choisir de croire à quelque chose que personne d’autre ne croit est un acte d’autodestruction.
- Choisir de ne pas croire à quelque chose que vous savez être vrai est encore plus destructeur.
 
Camille Riquier (in Nous ne savons plus croire)
& Salman Rushdie (in Quichotte)
& Nina Allen (in Conquest)