samedi 30 octobre 2021

La vie c'est au-dehors

(8/n)

Cet ennui de la douleur… On pourrait croire qu’elle distrait. On pourrait en tartiner des pages et des pages, et répondre moins évasivement aux voisins qui demandent Vous allez bien ? en vous croisant dans l’escalier. On pourrait s’en raconter de belles, sur un mode préférentiel selon que l’on se désire vainqueur ou à plaindre. (Tu apprends la mort d’un poète à la rubrique "Divertissement" d’un site d’infos. Cela te choque, probablement n’as-tu pas l’âme d’un vainqueur.)

Avant qu’on t’introduise dans le tube, tu as attendu une vingtaine de minutes dans un réduit de 4 m³, en caleçon, chaussettes et blouse en papier jetable. Peut-être était-ce un moyen de vérifier que tu n’avais pas menti en cochant Non à la question de savoir si tu étais claustrophobe. Tu as regardé attentivement tes yeux par-dessus le masque, dans un petit miroir. Tu n’as pas joué avec le cordon terminé par une boule qui pendait absurdement d’une prise électrique surélevée.

Quel était le sens de tout ceci ? La nuit suivante, une amie voyageuse t’invite à la suivre, tu ne prends pas assez de risques ! La vie c’est dehors ! Tu protestes, J’aimerais bien mais j’ai mal ! Je ne peux presque pas bouger mon bras ! Puis, alors que tu somnoles dans une voiture garée en plain champ, des chats s’introduisent par la vitre et urinent sur les sièges. À quel désir correspond ce rêve, qui ne soit désir félin ? Tu pourrais commencer à souffrir moins et guérir précocement.

Car il ne faudrait pas oublier Céline. Elle n’a jamais été convaincue par l’étymologie du verbe éduquer – et encore moins par la vertu d’une "éducation nationale". Qu’est-ce que cet en-dehors auquel dédier sa mission ? Ne pourrait-on le concevoir aussi comme un hors-école, ou mieux encore n’est-il pas un hors-de-soi radical au point de se trouver enfin libre ? Rémi ne la prend pas au sérieux quand elle doute (il ne prend pas au sérieux la philosophie). L’ennuierait-elle, un peu ?

jeudi 28 octobre 2021

Comment pourrais-je bouger moins ?

(7/n)

À quand remonte la dernière fois où elle a décidé quelque chose pour elle seule, sans considération de ses proches ? Une vraie décision s’entend, pas de ces micro-choix du quotidien. Elle cherche, elle balaie à rebours les jours, les mois, les années. Ce devait être avant qu’elle rencontre Rémi, il y a plus de cinq ans. Elle se remémore une semaine d’avril sur la côte normande. Partie seule, au début elle avait craint de s’ennuyer, et puis elle avait pris goût à la liberté de faire exactement ce qu’elle voulait de ses journées. Elle s’était dit qu’elle recommencerait.

Tu bougeais trop dans le tube, même si tu pensais être immobile. Juste ton cœur et ta respiration, Comment pourrais-je bouger moins ? as-tu eu envie de répondre à l’opératrice qui te parlait dans le casque. D’un coup tu t’es senti oppressé malgré la musique classique ; le son des claquements électromagnétiques a pris le dessus. Mais au final, sorti du tube, on t’a félicité : tes os et tes tendons sont encore en bon état. Les options soucieuses se réduisent à ton avantage, vas-tu pouvoir penser à autre chose ? Tu esquisses un pas de danse bancal, quitté l’hôpital.

mercredi 27 octobre 2021

Quelque chose comme ça

(6/n)

Bien entendu, le véritable prénom de Céline n’est pas Céline.

Elle a appelé sa grand-mère sur skype pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Sa grand-mère maternelle s’appelle Noémie et elle a quatre-vingt-huit ans. Elles sont nées à deux jours d’écart, et nul doute que cette presque coïncidence importe dans le lien qui depuis toujours les unit.

Céline a trouvé que Noémie avait l’air en forme, elle le lui a dit comme un compliment mais a senti une hésitation, à mille kilomètres de distance. Elle s’en veut parfois d’être attentive, et parfois de manquer de délicatesse. Noémie voulait que Céline lui raconte « ce qu’elle faisait de beau » en ce moment, et comment se passait la rentrée, Céline l’a rassurée. La vie est belle par ici, le temps est doux et ensoleillé, les Terminale semblent désireux d’apprendre. Elle essaie de varier sa réponse – sa grand-mère lui a posé exactement la même question deux jours plus tôt.

Toute philosophe qu’elle est, Céline est incapable de concevoir la mort prochaine de Noémie. Comment ce sera, la vie sans Noémie, son amour et son courage. Et toi, comment vas-tu, pas trop fatiguée par tous ces gens qui te téléphonent pour te souhaiter un bon anniversaire ? demande-t-elle à son tour, enjouée. Et de nouveau une hésitation au bout de la connexion. À quatre-vingt-huit ans, il y aurait plutôt lieu de se rappeler combien d’amis et de parents ne sont plus en mesure de nous souhaiter un bon anniversaire du fait même qu’ils sont morts. Et justement Noémie raconte qu’elle a reçu un appel du fils d’une vieille amie, lui annonçant son décès le mois précédent. Je me doutais bien qu’il s’était passé quelque chose comme ça, étant donné qu’elle n’avait pas répondu à ma dernière lettre, commente Noémie. Sans affect particulier – « quelque  chose comme ça » – mais Céline doit contenir son émotion. Elle emmène l’ordinateur dans le jardin pour montrer à sa grand-mère les dernières roses de la saison, Noémie rit – « Ça me donne le vertige ! »

Par la fenêtre tu vois des passants courbés contre les bourrasques et la pluie, leur masque chirurgical collé sur le nez. Tu envies à Céline sa vie d’avant 2020. Il y a des fins de monde qui pourraient avoir commencé comme cela, même s’il est encore trop tôt pour le savoir. S’il te faut continuer à croire qu’il est encore trop tôt – quand bien même tu sais que la fonte des glaces au Groenland est désormais irréversible... Dans quelle mesure tes amis plus jeunes que toi sont-ils une assurance contre l’éventualité de mourir seul ? Mourir vieux est-il le meilleur espoir qu’il te reste ?

Autant continuer à parler de Céline.

mardi 26 octobre 2021

Tu as réussi à t'envoler du haut de la falaise

(5/n)

Tu as réussi à t’envoler du haut de la falaise mais tu sentais bien que tu allais très vite perdre de l’altitude, le défi était de ne pas heurter l’océan de plein fouet. Tu y es parvenu assez élégamment, de plus tu avais pied. Ton sac à dos pesait lourd sur tes épaules et ta peau était marbrée d’indurations, les gens te prêtaient une attention discrète. Tu devais sans cesse remonter la bretelle gauche de ton sac… jusqu’à ce que tu doives te résoudre à ouvrir les yeux face au mur de ta chambre, échoué là tel un oiseau blessé.

Mais autant parler de Céline.

Il a plu tout au long de la journée, des averses successives et, alors que le soleil descend, la gare de triage miroite de toutes ses surfaces métalliques. Les rails bien sûr. Céline imagine qu’elle pourrait sentir la rouille se former très lentement, comme une floraison voisine de celle des herbes sauvages sur les talus, entre les traverses. Rémi lui assure qu’il ne demande rien de plus à l’existence que de continuer à vivre auprès d’elle, et il semble ne pas douter que ce sera le cas. Il a des projets aussi. Acheter une maison, avec un terrain à cultiver, monter une coopérative maraîchère, ouvrir un tiers-lieu artistique… Il a besoin d’elle pour cela, mais quel est son besoin à elle ? Ce que Céline souhaiterait, c’est apprendre à ne plus dépendre émotionnellement de Rémi ni de quiconque. Elle croit qu’elle y gagnerait une plus grande tranquillité d’esprit. Ils seraient plus heureux tous les deux. Elle ne l’investirait plus de rôles irréalistes. Peut-être même pourrait-elle prendre au sérieux et sans angoisse les projets de Rémi.

Le voici qui revient du travail. Elle l’embrasse avant qu’il n’ait pu prononcer le moindre mot.

lundi 25 octobre 2021

Le concept de liberté commence à la lasser

(4/n) 

Elle fête son anniversaire en toute discrétion. Ses parents lui téléphonent, et Rémi est au courant, bien sûr, ainsi que quelques amis plus ou moins perdus de vue dont certains ont oublié. Il y a un amant sentimental qui n’en finit pas de ne pas oublier, chaque année depuis dix ans un mail qu’on croirait d’excuse, pourtant non dépourvu de point d’exclamations, comme s’il tenait à la prendre en faute – eh oui, c’est encore moi, tu croyais que j’oublierais, tu pensais que je n’étais pas sérieux quand je jurais que je t’aimerais toujours ? –, à la réflexion il y entre plus de reproche que d’excuse. Être né, ce n’est pas une si grande affaire, pense-t-elle, et ce n’est pas parce qu’on aime danser qu’on désire fêter son anniversaire.  

Oui, je voulais parler de Céline !

Rémi lui a offert… un cadeau précieux qu’elle gardera secret.

Tu es en arrêt maladie, le téléphone a sonné mais tu étais couché à moitié endormi, tu n’as pas pu décrocher à temps car tout le haut de ton corps était pris dans un étau de douleur à ne pas desserrer inconsidérément. Quelqu’un qui s’enquérait de toi, qui voulait prendre de tes nouvelles. Qui s’imaginait que tu dormais à minuit mais que tu étais réveillé à dix heures du matin.

Céline se demande si distinguer notion et concept est une manière bien pédagogique d’entamer un cours devant des élèves en manque de sommeil parmi lesquels seulement quatre ou cinq n’ont pas définitivement décidé que la philo était une perversion sadomasochiste. (Et elle devrait se considérer chanceuse du ratio d’intérêt que son cours suscite ; et elle veut croire que sur les cinq lycéen.ne.s qui l’écoutent, les deux garçons ne passent pas plutôt l’heure à la regarder.)

L’autonomie est une notion qui n’est même pas au programme, mais le concept de liberté, au bout de cinq années d’enseignement, commence à la lasser.

La veille en sortant du restaurant, Rémi et elle marchaient bras dessus bras dessous, un homme noir était affalé contre le mur, ivre, il éructait des phrases inintelligibles qui le faisaient rire. Plus tôt dans la journée, Céline faisait des courses, devant elle une dame souffrant de Parkinson tremblait tellement qu’on aurait voulu la dissuader d’acheter cette pâtisserie industrielle qui ne rentrerait pas dans son cabas. À ces deux occasions, Céline n’est pas intervenue.