mardi 23 avril 2024

Rhizomiques #186

Il est difficile de rester seul avec soi-même. La solitude n'est supportable que quand cet imbécile n'est pas là.
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Un voisin qui donne une fête
Des gens qui rient.
Heureusement qu’ils ne m’ont pas entendu, ou alors ils sont assez intelligents pour m’ignorer.
J’aimerais pouvoir m’ignorer.
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(…) cette fausse flatterie de certains groupes de filles
est une fête pur sucre que tu dois manger
les yeux fermés tandis que tu
en avale les cuillerées
en même temps que les sourires de celles qui te flattent
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Je n’aime pas les fêtes. J’ai hérité d’une espèce d’aversion pour la mise en scène du contentement. Je suis né fatigué. Comme disait mon père, ce qui fatigue le plus, c’est ce qui n’arrive jamais.
 
Thomas Arfeuille
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Laura Kasischke (Ce que j’ai appris en troisième, in Où sont-ils maintenant)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)


mardi 16 avril 2024

Rhizomiques #185

    Je préférais quand il pleuvait et ventait. Je pouvais alors rester dans ma chambre et regarder des films sur mon lit, lire ou dormir en toute bonne conscience. Le soleil était contraignant. Quand il faisait beau, on était censé sortir, voir des amis, être gai. Rester à l’intérieur par un temps pareil semblait fou et me donnait l’impression d’être une ratée, même si mes activités étaient exactement les mêmes que d’habitude. Et même si, après tout, j’étais maîtresse de ma propre vie.
    J’étais libre de faire comme je l’entendais. Par conséquent, pourquoi avoir mauvaise conscience si je ne souhaitais pas aller me soûler en terrasse ?
    Merde alors ! Qu’ils aillent tous se faire foutre !
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    En fin de compte c’est triste à dire mais la situation actuelle m’arrange plutôt. Comme il n’y a plus de bars, ni boîtes, ni soirées, au moins je ne me sens plus coupable de ne jamais y aller. C’est la suspension officielle de tout ce que je fuis… Tout comme j’ai toujours rêvé qu’un pouvoir un peu autoritaire décrète l’interdiction de la sexualité. Ce serait génial. Je dirais à tout le monde eh non, que veux-tu, depuis l’interdiction je n’ai plus de vie sexuelle
    Bien entendu il m’arrive de penser que je ferais mieux de me mettre sur un site de rencontres, plutôt que d’attendre l’interdiction de la sexualité.
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À la terrasse d’un café, un homme m’aborde et interrompt ma lecture. Il me pose un tas de questions. Je sais maintenant qu’il joue du saxophone et qu’il habite le quartier. Il me parle comme si je n’avais rien de mieux à faire. Pourtant je lisais Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, et je pensais, à tort, qu’avec un tel titre j’étais tranquille.
 
Karl Ove Knausgaard (in L’Étoile du matin)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)
& Mathilde Forget (in À la demande d’un tiers)

mardi 9 avril 2024

Rhizomiques #184

Le Baron détestait la foule. (…) « Parfois, on est pris au piège : on entre dans un lieu qu’on croit agréable, pour découvrir à l’intérieur qu’il est bondé, et qu’on s’y trouvera très mal. » Il soupira. « Je rêve d’une machine pour mesurer à distance la fréquentabilité d’un endroit pour une personne délicate dans mon genre. On braquerait le capteur sur la zone à étudier, et la densité s’afficherait, avec un code couleur – de vert à rouge. Ainsi n’irait-on que là où c’est vert, en s’épargnant l’énervement, le sentiment d’oppression, l’irritation des zones rouges. » Il réfléchit un instant puis ajouta : « Et comme je déteste aussi le bruit, ce densitomètre ferait sonomètre. Tout en un. »
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S’ils trouvent un moyen de cloner des animaux, après ce sera des humains – on dirait de la science-fiction mais ça va arriver. Et après ? Plus besoin d’humains ? Juste des machines pour faire tourner le monde ? (…) Des humains clonés qui occupent tous les corps de métier et qui nous disent, à nous les grands non-clonés, que nous avons mal écrit l’histoire et que nous devons maintenant être remplacés ?
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Il observa les gens agglutinés autour des tables aux contours sinueux, occupés à manger, rire, bavarder avec animation, avec leurs visages éclatants de santé et leurs corps musclés, un biotope de réussites évolutives éblouissantes, un vivier de corrections génétiques fructueuses. Il scruta les tables à la recherche de quelqu’un qui détonnerait dans le décor, quelqu’un qui ne dirait mot, perdu dans ses pensées, ou qui aurait les yeux dans le vague. Quelqu’un de trop gros, ou qui aurait des épaules osseuses, un teint blafard, des cheveux clairsemés, quelqu’un avec de la tristesse dans le regard.
 
Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Ewoud Kieft (in Les Imparfaits)

mardi 2 avril 2024

Rhizomiques #183

Elle avait les larmes aux yeux à l’épicerie, en regardant une boîte de pêches au sirop. Elle passait trois heures à essayer de libérer un papillon de nuit blanc qui était resté coincé dans la véranda. Elle rampait sur la pelouse après qu’il l’avait tondue, à la recherche de survivants, redoutant de trouver des corps d’insectes écrasés et hachés, des traces de terriers détruits et de rongeurs mutilés. Et, pendant ce temps, il continuait à acheter des packs familiaux de serviettes en papier, de gros paquets moelleux qu’il portait sur son épaule, comme s’il était une sorte de bucheron robuste et costaud – alors même qu’ils avaient convenu d’utiliser les serviettes réutilisables en bambou qu’elle avait achetées en ligne et qu’il avait jetées un après-midi par mégarde. Elle grimaçait quand elle faisait démarrer la voiture et que l’odeur d’essence commençait à se répandre dans l'air. Ils se disputaient pour savoir si Nora devait être élevée selon des principes végétariens ou si, au contraire, elle devait se nourrir quotidiennement de membres et de torses de gros animaux aux yeux de biche qui n’avaient pas vécu un seul jour sans être destinés à autre chose que l’abattoir. Pourquoi ne pouvait-on pas vivre sa vie comme on le souhaitait ? Pourquoi était-on toujours enchaîné aux gens qui sombraient autour de soi, pourquoi était-on aligné sur leur niveau de vie, pourquoi le seul choix était-il papier ou plastique, plutôt que de pouvoir choisit de ne rien acheter du tout ?
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Cela faisait partie de sa personnalité émotive prompte à la compassion, comme s’il était né et était devenu homme pour être choqué par la disharmonie du monde et en souffrir.
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Celui qui revendique la sagesse revendique la souffrance ; et un cœur doué de compassion perce les os telle une rouille.
 
Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Lidia Jorge (in Estuaire)
& Saint Augustin

mardi 26 mars 2024

Rhizomiques #182

Sur un grand tableau accroché au mur, le profil d’un bœuf apparaît comme une carte géographique parcourue de lignes de frontières délimitant les zones d’intérêt comestible, qui comprennent l’entière anatomie de la bête, à l’exclusion des cornes et des sabots. C’est la cartographie de l’habitat humain, non moins que le planisphère de la planète, l’un comme l’autre protocoles censés ratifier les droits que l’homme s’est attribués, de possession, de répartition et de dévoration sans reste des continents terrestres et des quartiers du corps animal.
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    Mais pourquoi quelqu’un mangerait-il n’importe quelle créature qu’on doit tuer pour que ce quelqu’un puisse la bouffer, alors qu’il y a tant de choses qu’on peut manger dans le monde sans rien tuer ?
    Plus Sacha grandit, plus elle se rend compte que l’espèce à laquelle elle appartient est cinglée.
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Je me suis entendue parler au chien, et ça m’a rappelé que j’existais. Ça ne ressemblait jamais à ce à quoi je m’attendais, l’existence.
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    Le chien est mort au bout d’une semaine en orbite autour de la Terre. Sans souffrir. C’est ce que dit le dépliant. D’après la photo de la capsule, on  a l’impression que le chien ne pouvait même pas se lever, ni bouger, encore moins tourner plusieurs fois comme les chiens aiment le faire avant de se coucher, sa mère dit que c’est une habitude ancestrale, de faire leur lit avant de se coucher, que ça remonte à l’époque où les chiens dormaient dans les hautes herbes et tournaient jusqu’à les aplatir.
    Qu’est-ce que ça avait dû lui faire, ce truc en verre qui se refermait devant sa truffe, à ce chien qui ne pouvait pas comprendre ce qui se passait, puis cette capsule propulsée dans le ciel au-delà de la gravité ?
(…)
    Pourquoi tu ne manges pas ? avait demandé sa mère à table ce soir-là.
    Je ne peux pas, avait-elle répondu, je pense à la gravité de la vie de ce petit chien.
 
Italo Calvino (in Monsieur Palomar)
& Ali Smith (in Été)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Ali Smith (in Hiver)

vendredi 22 mars 2024

A contre-saison #18

 22 septembre

(D.R.)

« (…) Monter, monter, sillonner le haut vent
comme s'il était nécessaire de s'engloutir
dans la profonde cavité du ciel.
Monter sans jugement,
jusqu'au plus haut creux de la hauteur,
monter avec l'élan de l'abîme, en caressant
la lisse peau du ciel,
l'absente cicatrice où se ferme le cercle (…) »


 

Antonio Caballero (in Un mal sans remède)


lundi 18 mars 2024

Rhizomiques #181

J'ai une nouvelle théorie. Tu veux la connaître ? Ma théorie, c’est que les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976, l’année où le plastique est devenu le matériau le plus utilisé au monde.
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    Les spécialistes vont jusqu’à dire que les sachets en plastique constituent un véritable tournant dans l’histoire de la vie sur Terre, qu’ils chamboulent radicalement les habitudes séculaires de la nature, car ils sont vides à l’intérieur et composés uniquement d’une enveloppe extérieure. Or ce renoncement historique à tout contenu leur confère des possibilités d’évolution surprenantes. Ces sachets en plastique sont légers, mobiles et dotés de deux oreilles préhensibles qui leur permettent de s’accrocher aux objets et aux organes d’autres êtres et d’étendre de leur sorte leur habitat. Ils ont commencé par les faubourgs des grandes villes et les décharges publiques ; et il leur a fallu quelques bonnes saisons venteuses pour atteindre la province, puis les terres lointaines quasi inhabitées. Ils ont étendu leur domination sur des pans immenses de la Terre – depuis les grands échangeurs autoroutiers jusqu’aux plages sinueuses, depuis les parkings désertés des supermarchés jusqu’aux arêtes rocheuses du massif de l’Himalaya. Au premier coup d’œil, ces êtres semblent faibles et délicats, mais ne nous fions pas aux apparences ! Ils vivent très longtemps et sont quasiment indestructibles ; il faut quelque trois cents ans pour voir leurs corps graciles commencer à se décomposer.
    Nous n’avons jamais eu affaire dans l’histoire à une forme d’existence aussi agressive. (…)
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Des poulpes ayant trouvé une petite bouteille en plastique flottant à la surface de leur réservoir se sont longtemps amusés à la projeter par de puissants jets d’eau vers le siphon de l’aquarium, ce qui la faisait revenir vers eux, et le jeu pouvait continuer indéfiniment. Présentez un objet à un poulpe, disent encore les spécialistes, il passera vite de la question « qu’est-ce que cette chose ? » à « que puis-je faire avec elle ? » – une question à laquelle le jeu répond en émancipant les choses de leur être, dans un flux incessant de désappropriations-réappropriations.
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Notre société est si plastique que le langage lui-même est plastique.
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins)
& Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

mercredi 13 mars 2024

Rhizomiques #180

Quand je repense aujourd’hui à la fin de 2019, je me rappelle un mélange de fatalité et de lassitude, comme si la désillusion avait désormais imprégné les tissus cérébraux de chaque individu.
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    Tout le mois d’avril 2020, historiquement sec à cause du réchauffement climatique, cette forêt [autour de Tchernobyl] a brûlé, exposant les pompiers ukrainiens au double danger du feu et de la radioactivité, dans la relative indifférence de la population mondiale confinée par la pandémie de coronavirus.
    (J’essaie d’imaginer l’effet que cette phrase de science-fiction aurait eu sur moi, enfant.)
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Il était dans la même galère que ses semblables et serait obligé d’écouter les annonces officielles, les affirmations moyennement crédibles de gouvernants qui, selon l’usage, s’adressaient aux citoyens avec condescendance. Ce qui semblait bon pour les masses dans l’esprit d’un homme politique ne valait sans doute pas pour tout le monde, en particulier pour Roland. Mais il faisait partie des masses. Il serait traité comme l’idiot qu’il avait toujours été.
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Comme ces gens étaient manipulés ! Comme ils étaient naïfs, politiquement parlant ! Mais leur émotion était sincère. Leur rage était on ne peut plus sincère.
 
Paolo Giordano (in Dévorer le ciel)
& Marie Darrieussecq (in Pas dormir)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Joyce Carol Oates (in Une histoire de martyrs américains)

jeudi 7 mars 2024

Rhizomiques #179

- Je regarde par la fenêtre à l’arrière de notre maison et je ne vois pas le parc ni les arbres. Je vois juste que tout ça est en train de mourir. Une partie de moi sait que ce n’est pas le cas – "mourir" n’est pas le mot exact – mais une autre partie regarde dehors et voit un endroit déjà mort. Tu comprends ? Je regarde notre fille, je sais qu’il n’y a aucun avenir pour elle, et ça déchire mon cœur en deux. Et ce qui me rend folle, c’est que tout autour de moi, partout, des gens conduisent des voitures, achètent des barbecues au propane et mangent des double cheeseburgers, et pas un seul d’entre eux n’agit comme s’il était en train de mourir, alors que c’est le cas. Pas un seul d’entre eux ne voit ce que je vois, et ça signifie que nous n’avons aucune chance.
- Écoute, écoute donc ce que tu dis. Si tu entendais quelqu’un dire ça, ta sœur ou notre fille, que lui dirais-tu ? Tu lui dirais de se faire aider. D’aller voir quelqu’un.
- Ou peut-être que je les écouterais. Peut-être que je me demanderais s’il y a une quelconque réalité dans ce qu’elles disent.
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J’ignore si vous avez lu l’article paru dans Esquire, a-t-il dit, une étude sur l’état psychologique des spécialistes du climat. Comme moi. Il se trouve que nous faisons partie des catégories de scientifiques les plus exposées à la dépression et à divers troubles de l’humeur. Syndrome de stress prétraumatique, voilà comment les psychologues appellent ça. Ou syndrome de Cassandre. Selon eux, c’est ce qu’on expérimente chaque fois qu’apparaît un graphique sur l’écran et qu’on voit l’avenir dans ce graphique. Et c’est ce qui nous arrive lorsque nous essayons de transmettre ces informations au monde extérieur, aux citoyens, à la presse, aux décideurs. Si vous me demandez une définition exacte de l’époque où nous vivons, la voici : une époque prétraumatique.
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J’avais une drôle de sensation, comme quand on est dans une baignoire et qu’on retire la bonde mais qu’au lieu de sortir on reste assis là à devenir de plus en plus lourd, jusqu’à ce que la toute fin de l’eau fasse du bruit en tourbillonnant dans le trou.
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Le poisson rouge voit son avenir dans sa boule de cristal et aussitôt l’oublie.
 
Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Paolo Giordano (in Tasmania)
& (Becky Manawatu (in Auē)
& Éric Chevillard (in L’autofictif)
 
(NDLR : Si vous jugez que ce blog a pris une tournure un poil trop sinistre depuis disons cinq mois, n'hésitez pas à protester auprès du responsable qui verra ce qu'il pourra faire...
Contact dans la colonne de droite.)

mardi 27 février 2024

Attentives #34

Si je voulais être une bonne mère (et j’y tiens !), que servirais-je demain matin à mon cher enfant pour son petit-déjeuner ? Je lui donnerais ce qu’il y a de meilleur pour lui : une copieuse assiette d’œufs brouillés et de bacon. Le traditionnel breakfast que les mamans américaines préparent pour leurs rejetons. Hautement recommandé pour leur croissance et leur santé. C’est l’évidence.

Mais traditionnel depuis quand ? depuis des siècles ? depuis toujours ? Non. Depuis qu’un groupe alimentaire, la Beech-Nut Packing Company, s’est retrouvé face à des tonnes de bacon à fourguer et s’est adressé à un homme du nom d’Edward Bernays pour chercher le moyen d’en augmenter les ventes.

Et recommandé par qui ? Par quelques nutritionnistes auprès desquels Bernays a eu l’ingéniosité de réaliser une pseudo-étude, légèrement biaisée, qu’il s’est empressé de faire publier dans les journaux et d’envoyer à des milliers de médecins de famille, dans tout le pays, lesquels ont à leur tour passé le mot à leurs nombreux patients. Ce n’est pas de la publicité, c’est de la science. C’est prouvé et approuvé par des experts. C’est l’autorité qui parle. Et ainsi, en quelques mois, les habitudes alimentaires ont changé.

(…)

En 1929, Bernays fut engagé par l’American Tobacco Company afin de résoudre un de leurs problèmes : cette convention sociale qui empêchait les femmes de fumer faisait perdre aux marchands de tabac un énorme marché potentiel (la moitié de la population). Comment y remédier ? Eddy a eu une idée de génie. Mise en scène : lors de la grande parade de Pâques, à New York, il paie un groupe de suffragettes pour qu’elles cachent un paquet de cigarettes sous leurs jupes et le sortent, toutes ensemble, ostensiblement, au milieu de la foule et au moment opportun. Les photographes, prévenus, seront là pour immortaliser ce geste, ô combien symbolique. Car, attention, ce ne sont pas des cigarettes que ces jeunes femmes enflamment, ce sont les "torches de la liberté" (expression que Bernays leur a dictée au préalable). Dès le lendemain, l’image et le slogan font la une des quotidiens. C’est gagné. Le magicien a transformé une vulgaire opération commerciale en acte de rébellion, en acte de libération féministe. (…)

- Très habile, ce Bernays.

Peu connu du grand public, mais un des hommes les plus puissants du XXème siècle. De ceux qui font bouger les choses, comme tu as pu t’en rendre compte à travers ces deux exemples concrets. On connaît mieux son oncle, Sigmund Freud, dont les travaux sur l’inconscient l’ont fortement inspiré. (…)

Edward Bernays a compris comment mener les foules. Comment les faire aller là où il veut, ou, plus exactement, là où ses clients (ceux qui le rémunèrent grassement à cette fin) le souhaitent. (…) Dans son essai Propagande, il explique les principes et mécanismes qu’il a mis au point et qui permettent, au fond, de tout vendre au plus grand nombre : du parfum, du savon, des cigarettes, des voitures, des présidents, la guerre, la paix, le bonheur, la démocratie, la tyrannie – absolument tout. L’un de ses plus fervents lecteurs s’appelle Joseph Goebbels, qui saura remarquablement mettre en pratique ses théories afin d’éduquer le peuple allemand.

Cependant, Edward Bernays a aussi très vite et très bien compris que "propagande" était un vilain mot. Il lui substitue donc les termes plus policés de "relations publiques" et invente dans la foulée le métier qui va avec : "conseiller en relations publiques".

Grand promoteur de la démocratie, le conseiller Bernays n’aura de cesse, tout au long de sa prolifique carrière, d’y associer les valeurs et vertus du capitalisme, auxquelles il réussit à faire adhérer pleinement les Américains, en même temps qu’il leur inculque la haine du communisme.

Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)

jeudi 22 février 2024

Rhizomiques #178

Pourtant, il y a en lui quelque chose que je ne distingue jamais : l’hésitation. Je suis effaré quand je lis les grandes lignes simplistes de ses articles et je pense à un prêtre du sud de la Suède qui me confia un jour : « Ce que j’ai dit au cours de la discussion : que la Bible est la parole de Dieu du début à la fin, je n’y crois pas non plus. Mais il ne faut pas troubler la foi de ces âmes simples. »
Et je me suis alors senti brûlant d’une haine que j’ai eu du mal à réprimer.
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Dieu n’est pas plein d’amour. Le Dieu de la sainte Bible ne se soucie pas du tout d’amour. L’obéissance, la soumission aveugle – voilà ce qu’exige Dieu, pas l’amour. Jésus-Christ était celui qui prenait des risques, un provocateur*. Dieu a puni Jésus pour le remettre à sa place.
[* en français dans le texte]
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S’il devait encore regarder une seule Vierge à l’Enfant, une seule Crucifixion, une seule Assomption, une seule Annonciation, il allait "vomir". Historiquement, affirma-t-il, le christianisme avait été un éteignoir pour l’imagination européenne. L’expiration de sa tyrannie, quel cadeau ! Ce qui passait pour de la piété n’était que du conformisme imposé par un totalitarisme intellectuel d’État. Contester ou défier celui-ci au seizième siècle équivalait à risquer sa vie. Comme protester contre le réalisme socialiste dans l’Union soviétique de Staline. Cinquante générations durant, le christianisme avait fait obstacle non seulement au progrès scientifique mais plus ou moins à toute vie culturelle, à toute liberté d’expression et à tout questionnement. Il avait mis aux oubliettes pendant une éternité les philosophies tolérantes de l’Antiquité classique, condamné des milliers d’esprits brillants au puits sans fond d’ineptes querelles théologiques. Il avait propagé son prétendu Verbe au prix d’horribles violences et s’était maintenu en place par la torture, les persécutions et la mort. Doux Jésus, laissez-moi rire ! L’expérience que l’humanité avait du monde comprenait une infinité de sujets et pourtant dans l’Europe entière les grands musées étaient pleins de la même camelote criarde. 
 
Göran Tunström (in Partir en hiver)
& Joyce Carol Oates (in Cardiff près de la mer)
& Ian McEwan (in Leçons)


mercredi 21 février 2024

A contre-saison #16

 21 août

"Le lendemain matin, dans l’intimité de ma chambre, j’ai mangé l’un des pétales, j’en ai glissé un autre dans mon soutien-gorge, et j’ai mis le reste de la rose dans un vase, où je l’ai examinée comme une icône les jours suivants, tentant d’extraire l’amour des lambeaux de ce protoplasme."

                                                                                    Jean Hegland (in Dans la forêt)

lundi 19 février 2024

Rhizomiques #177

- Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la plaque d’immatriculation de votre voiture, dit-il.
    Prise au dépourvu, je cherche mentalement le numéro de ma Peugeot.
- ISA 35.
- Oui, c’est bien ça, dis-je.
- Isaïe 35:1. Le désert et le pays aride se réjouiront ; la solitude s’égaiera, et fleurira comme un narcisse.
    Je rentre dans la maison et j’enlève mon bleu de travail.
- Ça aurait été très différent si votre numéro avait été LUC 21 puisqu’il aurait alors renvoyé à l’Apocalypse, ajoute-t-il.
    Je l’entends au téléphone qui feuillette des documents et, en attendant qu’il trouve le passage correspondant de l’Évangile de Luc, j’ouvre le réfrigérateur pour en sortir du beurre et du fromage.
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Il se rappela la première fois où Bibliana avait contemplé Jésus cloué sur la croix. Elle avait eu l’air consterné, et avait fait le commentaire suivant : « Il aurait dû se marier, ce Jésus, regardez comme il est maigre. » Puis, le regard de Bibliana s’était attardé sur les pieds du crucifié. C’était en eux que le Fils de Dieu perdait sa race et gagnait une parenté avec les humbles.
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Au catéchisme, on avait dit aux enfants de penser au Christ lorsqu’ils avaient peur, mais le Christ qu’ils voyaient sur les images pieuses et les calendriers n’était pas homme à vous protéger. Il pouvait être votre cousin, peut-être, un cousin qu’on aimait bien et qu’on ne voyait que rarement, mais il avait l’air si enclin à la réflexion et à la confiance qu’il ne pouvait pas être d’un bien grand secours ; pas comme son père. Lorsqu’il revenait des champs avec les garçons, les vêtements trempés de sueur et le visage comme dissous par la chaleur, on distinguait malgré tout la chair solide qu’il y avait derrière, le squelette auquel tenaient ses muscles qui ne vieillirait, ne mourrait jamais.
 
Audur Ava Ólafsdóttir (in Éden)
& Mia Couto (in Les sables de l’empereur)
& Joyce Carol Oates (in Au bord du fleuve)

mercredi 14 février 2024

Rhizomiques #176

(Y avait-il qui que ce soit pour y croire ? Qu’était donc le Paradis, exactement ? L’enfant connaissait l‘Enfer parce qu’il avait vu dans certains livres du bureau de son grand-père des gravures de l’Enfer des plus terrifiantes et particulièrement convaincantes ; mais les illustrations du Paradis, plus rares, l’étaient selon lui beaucoup moins.)
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    Les quatre femmes lisaient ce qu’elles-mêmes ou quelqu’un d’autre avait écrit pour elles, et en nous regardant, assis en face du piano, ceux qui étaient aussi bien proches que loin, elles concluaient au son de la musique de vent et d’eau, jouée par les doigts agiles de M. Peralta, que nous devrions vivre notre vie comme ça, avec une patience et un amour infinis envers Dieu, en aimant toujours, en ayant toujours confiance, en croyant que Dieu nous réservait de grandes richesses pour la fin, comme c’était arrivé à Job. Qu’on souffre avec patience, le Diable défie Dieu de faire un pari sur la vie de chacun de nous. Qu’on réfléchisse à ça, disait le récit des veuves. Voulait-on, par la conduite de nos vies, donner raison au Démon ? Voulait-on que l’ennemi remporte le pari qui nous était échu ? Patience, beaucoup de patience. Si ce n’était pas dans cette vie, ce serait dans l’autre que nous aurions la récompense nécessaire. Et moi, à ce moment-là, je n’ai pas été sensée et je me suis mise à rire. C’était plus fort que moi.
(…)
    Je leur ai donc dit que le récit de Job était très bien, que je trouvais parfait que le martyr ait été récompensé aussi généreusement, mais si le récit résolvait le problème de Job, il n’expliquait pas pourquoi il y avait de la souffrance dans le monde sans aucune justification, ni pourquoi tant de personnes souffrantes mouraient sans récompense.
    Dona Mariline a expliqué : « Celui qui est patient et qui remet sa douleur à Dieu, s’il n’est pas récompensé dans cette vie le sera dans l’autre.
» J’ai alors répondu que le récit était mal terminé, parce que Job, pour servir d’exemple complet, pour se rapprocher de nous tous, aurait dû être récompensé seulement dans l’autre vie, et non pas dans celle-ci. Et j’ai dit plus, j’ai dévisagé les veuves et je leur ai assuré que moi, tout comme Job, ce que je voulais c’était parler directement à Dieu, et lui demander pourquoi il permettait à Satan de parier sur les êtres humains. De quel droit, sur notre tête, si fragile, si naïve, si proche du crâne des pauvres animaux irrationnels, Dieu se permet-Il de parier sur chacun de nous ? Par hasard nous sommes fils de Dieu ou seulement esclaves de l’amour que nous Lui devons ? ai-je demandé, affrontant les huit yeux qui me scrutaient, très étonnés. L’une d’elle, pas la meneuse, a dit : « Mes bras ont la chair de poule parce que vous dites des hérésies. »
---
La foi est insultante pour Dieu. Elle lui signifie clairement que sa Création est imparfaite et que l’on accepte de se la fader toute une vie seulement parce qu’il est entendu que ce sera mieux et enfin satisfaisant après.
---
    Gudrùn m’a demandé de lui lire quelque chose.
- Que veux-tu que je te lise ? ai-je demandé.
- Juste le passage où tu es arrivé.
    J’en étais au Livre de Job donc j’ai lu ce qui est dit de Job, l’intègre et le juste, le pieux et consciencieux, qui a été enchaîné et torturé par les cordes de la souffrance.
- Merci, dit-elle tout bas, et il m’a semblé percevoir un tremblement dans sa voix.
    Puis je l’entendis murmurer : Je le savais, tout en secouant les oreillers entre nous avant de me tourner le dos. J’ai regardé sa belle épaule arrondie sous la chemise de nuit. Si j’en avais été au Cantique des cantiques et que j’avais lu tes seins sont comme le raisin, je serais peut-être encore un homme marié.
 
Joyce Carol Oates (in Les maigres bêtes de la nuit)
& Lídia Jorge (in Misericordia)
& Éric Chevillard (extrait de L’autofictif du 4/02/24)
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Ōr)

jeudi 8 février 2024

Rhizomiques #175

- Nous voyons ce que nous voulons voir.
- Nous voyons ce qu’on nous a dit de voir.
- Ce qu’on nous a dit que nous voulions voir – c’est ce que nous "voyons".
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Ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas_
Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends_
Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance_
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L’ennui avec la croyance, c’est qu’il faut croire que la croyance suffira.
 
Joyce Carol Oates (in En attendant Kizer)
& Johann Le Guillerm (extrait du spectacle Le pas Grand Chose)
& Tommy Orange (Ici n’est plus ici)

mardi 6 février 2024

Rhizomiques #174

L’homme postmoderne a beau être incroyant, rien ne peut plus l’empêcher de croire n’importe quoi.
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- Je comprends que bien des gens en sont au stade du déni.
- Bien des gens. Environ quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population.
- Lorsque quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pensaient que la Terre était plate, cela ne l’empêchait pas d’être ronde. La Terre n’avait pas besoin que les gens la croient ronde pour être ronde. Aujourd’hui, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pique-niquent joyeusement sur une voie de chemin de fer. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un train à l’approche et qui roule sacrément vite.
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- Choisir de croire à quelque chose que personne d’autre ne croit est un acte d’autodestruction.
- Choisir de ne pas croire à quelque chose que vous savez être vrai est encore plus destructeur.
 
Camille Riquier (in Nous ne savons plus croire)
& Salman Rushdie (in Quichotte)
& Nina Allen (in Conquest)


mercredi 31 janvier 2024

Rhizomiques #173

L’équipe des Risques Environnementaux ClimaTech a investi dans un projecteur holographique portable. Elle holo-diffuse des visions de sécheresse et de fin du monde sur les murs du restaurant historique Chez Sunny. Rapidement, plusieurs clients perdent l’appétit. Cela ne fait pas rire les propriétaires.
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Rendre la vie normale. Rendre la vie normale. Rendre la vie normale. On dirait un mantra pour les fous. Rendre les choses normales semble être le but de la société moderne et c’est d’un tel ennui. Comme si tourner sur une boule au milieu d’un univers inexplicable l’était, normal. Comme si être fait de poussière d’étoile et ne pas avoir la moindre putain d’idée sur ce qui se passe après la mort ne valait pas la peine d’être discuté ! La vie est une folie. Parler en ligne avec des inconnus et vivre dans des boîtes (…). Essayer de ne pas se lever pour crier dans un train bondé : personne ne m’aime ! Rester occupé. Mourir en silence. Ne pas poser de putains de questions. S’il vous plaît. Ça vaudra mieux pour vous. Un monde où nous empoisonnons la nature et attendons le jour où elle se rebiffera et nous empoisonnera à son tour, et le fera – c’est certain – si nous continuons à planter des piques dans la planète et à lui prendre son pétrole ou à polluer son ciel ou à massacrer ses animaux, un jour elle libérera un agent pathogène capable de tous nous éradiquer. Si ce premier agent pathogène n’y parvient pas, ce sera au moins un avertissement pour nous dire de cesser d’agir de la sorte ou la prochaine fois, il nous éliminera pour de bon. C’est un gaspillage de vie humaine de ne pas tout changer, et plus encore de se laisser enfermer dans le silence jaune de la médiocrité. La planète se meurt pendant que les humains désespèrent ou nient la vérité.
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C’est donc comme ça, la fin du monde, me dis-je. Tout est dingue et pourtant les gens continuent à faire des trucs normaux.
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    Ouais. Comme si le D majuscule de Déluge appartenait au passé. Alors qu’on est tous antédiluviens actuellement.
    Personne ne l’admet, même en voyant les images de l’Australie en feu. Même quand un demi-milliard de créatures mortes – ce qui signifie 500 000 000 êtres vivants morts –, ce n’est le bilan que d’une seule province. Même quand on voit ces photos des Australiens sans aucune lumière d’été qui respirent un air chargé de poussière rouge sur une plage, sous un ciel rouge, suspendus comme des marionnettes dont personne ne peut tirer les ficelles, et un cheval alezan, ahuri et grave au milieu d’eux comme preuve de leur irréprochabilité, tandis que dans leur dos, la boule de feu s’élargit à l’horizon tel un soleil fait de beurre en train de fondre.
 
Lavanya Lakshminarayan (in Analog Virtuel)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Ali Smith (in Eté)

vendredi 26 janvier 2024

Rhizomiques #172

    Impossible de reconstituer sa harangue insensée.
    La raison était celle-ci : selon lui, j’avais cessé d’être celle que j’étais, parce que je ne m’intéressais plus à la politique, je ne me moquais plus des promesses des gros bonnets, je n’allumais plus la télé pour suivre les magouilles du Portugal. Je ne me souciais plus des réfugiés pour lesquels je pleurais auparavant, ni des guerres en Syrie, ni des autres endroits en Orient et en Afrique. Je ne notais plus sur des feuilles des phrases comme celle que je lui avais montrée, la réplique d’une jeune fille qui, avec ses enfants dans les bras après les combats d’Alep, disait aux reporters : Si la mort était à vendre, je l’achèterais. C’est vrai. Je l’avais écrite avec difficulté, quelques mois auparavant, pour ne plus jamais l’oublier, et je la lui avais montrée. Et j’avais pleuré sur cette phrase sans bien comprendre l’ampleur de la tristesse qui en découlait. Mais là, je ne voulais plus souffrir inutilement, car trois mois auparavant, j’avais définitivement conclu que les événements tragiques à la télévision commençaient toujours mal et ne se finissaient jamais bien.
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Les armes nucléaires de nouvelle génération se multipliaient, commandées par des intelligences artificielles ayant le doigt sur la détente, alors que les indispensables équilibres naturels, les jet-streams et les courants océaniques, comme les insectes pollinisateurs, les barrières de coraux, les sols riches et grouillants de vie, la flore et la faune sous toutes leurs formes donnaient des signes d’épuisement ou disparaissaient. Certaines parties du monde brûlaient ou étaient recouvertes par les eaux. Or simultanément, dans la chaleur désuète du cercle familial, rendue plus rayonnante par les privations récentes, il éprouvait un bonheur que rien ne pouvait abolir, pas même l’annonce de tous les désastres menaçant le monde. C’était insensé.
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Tandis que le monde se délite, ils sont tous là à danser, avec cet amour et cette joie.
 
Lídia Jorge (in Misericordia)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)

lundi 22 janvier 2024

Rhizomiques #171

Le bruit courait que la fin de l’apartheid était en vue, que la démocratie fleurissait partout en Amérique du Sud, que la Chine s’ouvrait au reste du monde, et qu’à présent l’énorme navire impérial soviétique prenait l’eau de toutes parts. Alors qu’ils allaient quitter la cuisine, Roland conclut avec emphase qu’au début du nouveau millénaire, onze ans plus tard seulement, l’humanité aurait atteint un degré supérieur de maturité et de bonheur.
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Jerry gratte sa guitare. « Toutes les trois, quatre générations, émerge une génération de radicaux, de révolutionnaires. Nous, les amis, on est les frotteurs de lampe. On se déchaîne, on se fait tirer dessus, on se fait infiltrer, on se fait acheter. On meurt, on fait faillite, on passe à l’ennemi. Ça, c’est clair et net. Mais les génies qu’on libère, ils restent libres. Aux oreilles des jeunes, ils chuchotent ce qui était auparavant indicible : "Hé, gamins… il n’y a pas de mal à être gay." Ou : "Et si la guerre n’était pas une preuve de patriotisme, mais que c’était juste complètement crétin ?" Ou encore : "Pourquoi si peu de gens possèdent-ils tellement, putain ?" À court terme, on  a l’impression que pas grand-chose ne change. Ces gamins sont loin des leviers du pouvoir. Du moins pour l’instant. Mais à long terme ? Ces chuchotements sont les esquisses de l’avenir. »
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« Je ne suis pas en train de sauver le Nicaragua, je ne fais que ce que je supporte de faire de la vie dans ces circonstances. (…) J’ai choisi mon camp. Et je sais que nous pouvons perdre. Je n’ai jamais vu des gens tant souffrir pour un idéal. Ils en ont marre à crever de l’embargo et de la guerre. (…) Et tu sais quoi ? Ce n’est même pas ça que je prends en considération, là n’est pas le problème. Tu crois que la révolution est un grand tout ou rien. Moi, je la vois comme un matin de plus au milieu d’un champ de coton moite, à inspecter le dessous des feuilles pour voir ce qui s’est passé là, à inventer quelque chose qui n’ouvrira pas la voie à des problèmes plus graves la semaine d’après. En ce moment précis, c’est ce que je fais. (…) Voilà ce que j’ai décidé : le moins que tu puisses faire dans ta vie c’est de déterminer ce en quoi tu espères. Et le plus que tu puisses faire, c’est de vivre dans cette espérance. Non l’admirer de loin, mais vivre à plein dedans. Ce que je cherche est tellement simple que je ne peux pratiquement pas l’exprimer : l’élémentaire générosité. Assez à manger, assez d’espace pour circuler. La possibilité que les gosses puissent un jour grandir et ne soient ni les destructeurs ni les détruits. C’est à peu près tout. »
 
Ian McEwan (in Leçons)
& David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Barbara Kingsolver (in Une rivière sur la lune)