mardi 22 février 2022

Rhizomiques #99

Oh, que j’aime danser ! Cette robe, je la mets pour la façon qu’elle a de se balancer dans l’air, pour la douceur de sa soie qui virevolte au-dessus de mes chaussures et autour de mes genoux. J’aime me cramponner à un homme pour qu’il me fasse tournoyer en serrant de toutes ses forces mes bras et mes reins, mes nattes fouettant nos deux visages. Ces tourbillons me font rire, et toutes les têtes se tournent, mais pourquoi me gênerais-je ? Que serait cette gêne, sinon une longe nous empêchant d’aller vers un avenir déraisonnable et libre ?
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Elle installa son pied, chargea le premier porte-film dans l’appareil et, penchée sous le tissu, guettant le moment parfait pour ouvrir l’obturateur, elle éprouva une gratitude intense et sauvage pour ce qu’était sa vie. Vint le moment où la lumière sembla d’une densité parfaite, les ombres aussi riches qu’elles pouvaient possiblement l’être. Appuyant sur le déclencheur, elle entendit le petit clic de l’obturateur en train de s’ouvrir, sentit son amour pour le monde déborder à nouveau, et se demanda, émerveillée : Mais où étais-je passée ?
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La pleine lune planait très bas à l’est et, alors qu’ils la regardaient, ils virent qu’une éclipse était en train de se produire. Ils crurent tout d’abord qu’il s’agissait d’une série de nuages noirs qui s’avançaient en contrebas et ils n’y firent pas attention. Ils se dirent, en revanche, qu’il était bien étrange d’entendre les loups hurler de manière si plaintive, et que les coyotes et les chouettes faisaient un drôle de raffut.
Puis, ils remarquèrent cette masse d‘ombre qui gagnait du terrain, la beauté de cette vue leur donna le frisson, de même qu’un étrange choc, à voir l’une des choses les plus essentielles de leur vie disparaître aussi régulièrement. Ils avaient beau savoir ce qui était en train de se passer, ils n’en ressentirent pas moins une accélération inexplicable des battements de leur cœur, ainsi qu’une grande solitude. Ils ne pouvaient se détacher du spectacle, qu’ils regardaient avec un étonnement profond : comment une chose pouvait-elle être à la fois aussi effrayante et aussi belle ?
 
Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)
& Jean Hegland (in Apaiser nos tempêtes)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)

vendredi 18 février 2022

Rhizomiques #98

Elle portait une chemise de nuit qui la couvrait jusqu’aux pieds. Crisostomo se coucha délicatement à ses côtés, peut-être ne feraient-ils que bavarder. C’était là le sentiment le plus intense du monde. Puis Crisotomo se leva,  traversa la chambre, sortit et alla voir Camilio qui était couché, l’embrassa et lui dit : n’empêche jamais l’amour de s’exprimer, fils, qu’aucun préjugé ne te fasse jamais empêcher l’amour de s’exprimer. Le petit demanda : pourquoi tu dis ça, père. Le pêcheur répondit : parce que c’est la seule façon pour que tu te sentes un jour le double de ce que tu es.
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Les arbres, comme toi et moi, ont une longue vie, et ils savent des choses. Ils connaissent la loi, la seule vraie loi qui soit et qu’il faille respecter. Quelle loi ? Tu le sais. Je t’en ai déjà parlé bien souvent. Il faut être bon. Et maintenant dors, mon cœur, car demain la journée sera longue.
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La balle de ping-pong cabossée que je plongeai dans l’eau bouillante retrouva de même sa rotondité. Comme tout s’arrangeait soudain ! Reboiserons-nous un jour ce monde ?
 
Valter Hugo Mãe (in Le fils de mille hommes)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& Éric Chevillard (in Monotobio)

 

mercredi 9 février 2022

Rhizomiques #97

Ce monde n'est pas notre monde avec des arbres dedans. C'est un monde d'arbres, où les humains viennent tout juste d'arriver. (...) Les arbres sont conscients de notre présence : la chimie de leurs racines et des parfums que dégagent leurs feuilles change à notre approche... Quand on se sent bien après une promenade en forêt, c'est peut-être que certaines espèces essaient de nous draguer, ou de nous soudoyer. Tant de remèdes miracles proviennent des arbres, et nous avons à peine gratté la surface de ce qu'ils ont à nous offrir. Les arbres essaient depuis longtemps d'entrer en contact avec nous. Mais ils parlent à des fréquences trop basses pour que les humains les entendent.
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Je voudrais te confier quelque chose au sujet des arbres. Ils se parlent, vois-tu. Imagine ce qu’ils peuvent se dire. Qu’est-ce qu’un arbre peut bien avoir à raconter à un autre arbre ? Des tas de choses. Je parie qu’ils peuvent bavarder indéfiniment. Certains vivent des siècles. Les choses qu’ils voient, ce qui se passe autour d’eux, ce qu’ils entendent sans le vouloir. Ils communiquent par le biais de réseaux souterrains qui s’étendent à partir de leurs racines, des réseaux tissés sous la terre par des champignons, et ils s’envoient des messages, cellule par cellule, avec une patience qui n’appartient qu’aux choses vivantes privées de mouvement. C’est comme si moi, je te racontais une histoire en te disant un mot par jour. (…)
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Au début du Dépérissement, alors que des données dendrologistes catastrophiques envahissaient son ordinateur depuis les quatre coins du monde, elle ne pouvait rien faire sinon boire des Old Fashioned et regarder en boucle des vidéos piratées de Planète Terre, la série de la BBC. Ces images prises depuis l’espace sur lesquelles de magnifiques forêts d’arbres à feuilles caduques passaient en accéléré d’une couleur à l’autre, vert puis rouge doré puis brun puis vert, lui secouaient le corps de sanglots jusqu’à ce qu’elle finisse par s’évanouir – de déshydratation, d’ébriété ou de désespoir, elle n’aurait su dire.
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Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a vingt ans. A défaut, c’est maintenant.
 
Richard Powers (in L'arbre-monde)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& Michael Christie (in Lorsque le dernier arbre)
& ... proverbe d'ici, de là ou de partout, d'hier et d'aujourd'hui

lundi 7 février 2022

Attentives #21

Je m’approche de lui. Sa main serre mon bras juste au-dessus du coude et m’attire vers le kalo. Et à l’instant où mon front entre en contact avec les feuilles, je sens.
(…) Aux endroits où je touche les feuilles et les tiges, je sens un millier de voix qui psalmodient. Oui. Je serre les tiges dans mes mains, j’enfouis mon visage à côté de celui d’Augie. Les psalmodies et les chants. Je connais cette langue même si c’est la première fois que je l’entends de cette façon, c’est une langue de vertus et de cycles, qui donne et qui prend, c’est l’aloha dans sa forme la plus brute. L’amour pur. Le chant prend de l’ampleur, comme dans les grandes assemblées quand les conversations individuelles se fondent en brouhaha, et ainsi ce que je touche est au-delà des voix, au-delà du chant, c’est le bourdonnement de l’énergie et il gagne tout ce qui nous entoure : le kalo dans le champ, je sens sa verdure et sa faim de soleil, son corps qui fléchit et s’arrime au sol humide, et je sens qu’il boit les langues d’eau qui parviennent à lui depuis les poissons, et je sens les poissons, les trilles et les battements de leur queue, l’alternance constante des muscles de leurs corps qui danse à travers l’eau, et puis je sens la boue autour du réservoir et plus loin dans l’herbe, et tout cela grandit et se nourrit du soleil, de la chaleur, de la pluie. Tout cela se réverbère et finit par faire presque trop, trop pour un seul esprit.

Kawai Strong Washburn (in Au temps des requins et des sauveurs)