dimanche 28 février 2021

Rouvrir l'espace

28 février 2020

Rouvrir l’espace. Sur la table basse, des pots de fleurs et des babioles mettent au défi la porteuse de thé de déposer une théière, petite pourtant (la tienne est plus grosse, et dans ta chambre il n’y a pas de table basse, dans ta chambre il y a des pierres empruntées aux montagnes qu’il faut oser, elles aussi – les pierres ? – déplacer). Une théière, deux tasses, une table basse et des fauteuils crapauds de part et d’autre, au sein desquels vous tentez de vous asseoir en tailleur. Dehors il pleut, un peu de vapeur s’échappe du bec. Un miroir biseauté en face de toi renvoie ton image pour peu que tu te penches et te détournes du visage de Lucia, alors vous voilà côte à côte, semblant regarder dans la même direction, chacun souriant à une personne que vous aimez. Votre lieu de connaissance et de compréhension. L’amour vite prétendu est souvent sans amour, surtout si le désir s’en mêle (et comment ne s’en mêlerait-il pas ?) mais vous êtes au-delà, Lucia et toi, vous incluez de l’amour ce qui échappe à ses définitions et s’en trouve au plus proche. Elle aussi parfois est témoin de ce à quoi elle participe, la mort préside non moins que la vie, l’une et l’autre plus contradictoires que leurs respectives définitions. Tu te souviens à présent : aimer, ce serait comme expirer jusqu’au dernier millimètre cube d’air retenu dans les poumons, et dans un sursaut formidable renaître enfin.

samedi 27 février 2021

Car où étais-tu avant que de naître ?

27 février 2020

Car où étais-tu avant que de naître ?

Tu es en visite, transitoire, chez toi tu ne t’installes pas.
À peine savais-tu former des lettres que tu écrivais au crayon à papier.
Dans tes agendas, au crayon à papier, toute preuve effaçable d’un coup de gomme.

Où étais-tu avant de rencontrer Lucia ? 

Tu as continué à collecter des preuves, plus ou moins pérennes.
Les paysages s’équivalent d’un matin sur l’autre, depuis le même seuil.
L’habitude toujours-déjà là de celui que tu fus, celui que tu es, celui qui attend peu.

Où vas-tu lorsque fatigué tu t’endors ? 

Tu rêves, tu te souviens, tu te retournes sur ton chemin.
C’est toujours la veille du dernier jour, l’imminence d’un départ en beauté.
Tout juste arrivé, un départ en beauté, comme pour sceller le temps des étonnements neufs.

vendredi 26 février 2021

Issue de l'absence, se pose la question de la juste distance

 26 février 2020

Les engins spatiaux se posent l’un après l’autre, telle une noria dépourvue de sens. En point fixe devant les portes coulissantes tu attends, comme tant d’autres fois déjà, à chaque ouverture la possibilité et l’espérance que ce soit elle mais non, ces gens sont trop bronzés, ils arrivent de La Réunion ou de Pointe-à-Pitre. Beaucoup de Blancs bronzés. Une expression au-delà de la fatigue sur le visage, dans le corps, quelque chose de blasé, comme s’ils ne venaient pas de traverser un  océan, comme s’il n’y avait que des soucis qui les attendaient.

Enfin Lucia et son fils, ô comme ils sont uniques ! Ils n’ont pas dormi de la nuit, ils ont même gardé les yeux ouverts durant la descente, deux mille mètres de nuages épais. Ils ne râlent pas quand il s’agit de retrouver la voiture, garée à un emplacement jumeau de celui où elle ne se trouve pas. Ils se réjouissent même de voir tomber la pluie, leur première pluie depuis des mois puisqu’au Canada ne tombe que de la neige. Toi, tu regardes les gouttes prendre du volume et ralentir un peu leur chute, il se pourrait que cette pluie devienne ta première neige depuis un an.

On se recale tant bien que mal. Quelque chose se transforme en toi ou peine à se transformer, selon que tu étais ou non pleinement heureux à l’origine. Il te semble que tu flottes dans ta peau. Trop large, tu l’habites certes mais tu ne tiens pas en place, ainsi qu’on se retourne d’un côté sur l’autre en cherchant le sommeil. Deux hivers que tu n’as pas vu Lucia et son fils – lui-même d’ailleurs ne te reconnaît pas. Ou confusément. Tu la reconnais si précisément. Se pose à nouveau, sortie de l’absence, la question de la juste distance.

jeudi 25 février 2021

Elle se raproche à une vitesse stupéfiante

 25 février 2020

Elle arrive, elle se rapproche à une vitesse stupéfiante. Disons-le tout de suite : Lucia. Pulvérisant toute vertu carbonique dans le ciel des déplacements optionnels, s’en fout le réchauffement climatique ! Lucia tout de même : Lucia ! Si l’humanité a des raisons de s’attarder sur cette planète c’est bien parce que Lucia, la retrouver vaut bien de continuer à se rapprocher du bord du monde, depuis qu’il a cessé de tourner rond. Les Lucia de par le monde, combien en existe-t-il ? Binh-Dû n’en connaît qu’une. Allez, et quelques autres qui portent un nom différent. En ce moment elle s’éloigne de l’hiver canadien où la neige depuis l’automne s’est durcie en congères. Ici, les premières jonquilles commencent à faner.

Reprends-toi, souviens-toi. Tu étais un enfant de l’âge de son fils, et tu étais sérieusement amoureux d’une fille plus grande que toi, la nuit elle prenait ta main dans la sienne et la caressait doucement, souviens-toi, c’était tellement merveilleux que tu devais retirer ta main pour ne pas que ton cœur explose. (Mais de qui parle-t-on à présent ? Tu es sur cette station spatiale en orbite, voici venu le temps – car c’est le lieu – de l’amour égoïste. Revienne qui doit, et tout pourra se perpétuer au-delà de la question de la mort, tout à ta convenance. Il ne te sera rien reproché. Tu ne seras plus jamais pris en défaut.) Ton être tout entier orientera la boussole de ta nécessité, et si même de ton sang tu remplaçais le fer, alors végétal tu pulserais encore.

mardi 23 février 2021

Attentives #17

Des salamandres s’agitaient entre les pierres du muret ; elles s’extrayaient des fentes en se tortillant, quand le soleil frappait les pierres de front, et elles regardaient paresseusement autour d’elles. Elles sortaient en rampant des crevasses humides et clignaient des yeux, avant de regagner la sécurité des fentes et des plis de terre. Certaines étaient noires comme de l’ébène, d’autres possédaient des traces fantastiques de courbes émeraude et fuchsia. Des éclairs de lumière dorée zébraient leurs flancs, et certaines arboraient également des masques rouges. L’hiver, quand elles dormaient suspendues, l’humidité de leur peau gelait. Même leur sang se figeait en cristaux de glace pendant leur sommeil.

(…) Ces surgissements de couleurs vibrantes – l’étonnante fluorescence des salamandres, l’éclair électrique d’un petit oiseau jaune, les vagues de fleurs sauvages qui palpitaient vivement dans les champs, l’intérieur orange du cœur pourri des bûches, la brève incandescences des lichens après la pluie – tout ce monde de couleur, éphémère et fugitif, émergeant des tons familiers du noir et du blanc – tout cela, chaque fois qu’elle rencontrait un tel choc de couleurs, c’était comme si une partie d’elle-même se fendait et s’ouvrait pour lui offrir une plus grande capacité à sentir les choses.

La réapparition des couleurs apportait un sentiment vivifiant assez semblable, c’est ce qu’elle imaginait, à ce que devaient ressentir les salamandres au printemps quand les cristaux de glace figés dans leur sang fondaient de nouveau. Une sorte de pétillement, comme une gazéification, comme une illumination dans son propre sang à elle – une impression de jeunesse, ou bien de santé, un sentiment de vigueur ou d’amour.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)

vendredi 19 février 2021

Rhizomiques #68

Je suis peut-être trop fou pour partager la vie de quelqu’un, répondit Henry, ce qui était la réponse habituelle qu’il donnait au baratin habituel de Bobby sur leur avenir.  
C’était pour lui une réponse mature, une concession difficile par le biais de laquelle il essayait de dire : Je fais de mon mieux et ça ne suffit toujours pas, ou : Pourquoi tu n’arrives pas à trouver mes excentricités adorables, comme c’est le cas pour moi avec les tiennes ? Mais Bobby n’y voyait qu’une dérobade, une manière puérile, désinvolte et bien commode de clore toutes les conversations.
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Sa lettre se termine par : « Love, J. » 
Parce que c’est le seul mot qui évoque le lien qu’il a avec moi, je passe un long moment à méditer sur ce « Love ». Je repense à la première fois où il l’a écrit à la fin d’une lettre, et à toutes les possibilités que le choix de ce mot représentait alors. Désormais, il semble ne plus y en avoir aucune. Cette lettre est la dernière que je recevrai de lui.
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J’ai dit que j’avais récemment entendu dans un film une phrase qui m’avait éclairé : tu es ce que tu aimes, pas celui qui t’aime. Il faut que je réfléchisse, a fait Antje en se versant un verre de vin. Au bout d’un moment elle a dit que, pour elle, cette phrase avait des résonances très catholiques. Qu’est-ce que je voulais dire par là ? C’était que pour Iwona, le grand bonheur de sa vie ne dépendait pas de moi. Que quelqu’un qui aime est toujours gagnant, que son amour soit payé de retour ou pas. C’est complètement idiot, a dit Antje. Cela voudrait dire qu’un amour insatisfait n’est pas moins heureux qu’un amour satisfait. Ce n’est pas comme ça que je le comprends, ai-je expliqué, je trouve simplement pire de ne pas aimer que de ne pas être aimé. Tout ça sonne un peu comme si tu cherchais à te disculper. C’est justement ce que je ne veux pas, j’ai poursuivi. Ma culpabilité est tout aussi indépendante d’Iwona que son amour l’est de moi. Tout ça est beaucoup trop théorique pour moi, a dit Antje. Le fait est que tu as abusé d’elle. 
 
Chris Adrian (in Une nuit d’été)  
& Joyce Maynard (in Et devant moi, le monde)
& Peter Stamm (in Sept ans)

mardi 16 février 2021

Rhizomiques #67

Un rideau était tiré tout le temps devant l’alcôve pour la séparer de la cuisine. En fait, c’était un vieux dessus-de-lit, un tissu glissant effrangé, beige jaunâtre sur une face, avec un dessin de roses vineuses et de feuilles vertes et, sur l’autre face, côté lit, rayé de rouge lie-de-vin et de vert, les fleurs et le feuillage apparaissant fantomatiques sur le fond beige. Je me rappelle ce rideau plus nettement que quoi que ce soit d’autre dans l’appartement. Ce n’est pas étonnant. Au sommet de l’extase et pendant le repos comblé qui lui succédait, ce tissu se trouvait devant mes yeux : il devint un rappel de ce qui me plaisait dans le mariage (…).
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Il me vient à l’esprit quelques considérations générales à propos du mariage et des limites à y imposer pour conserver, dans la mesure du possible, une notion personnelle de la décence. Premièrement : jamais, sous aucun prétexte, je ne permettrai à mon épouse de déféquer pendant que je me douche. Ce point indiscutable ne peut être remis en cause ni par des parois hermétiques, ni par des rideaux de douche avec des motifs bleus : c’est une question cruciale, fondamentale. (…) Quand je lui ai dit que l’idée de me doucher pendant qu’elle chiait me répugnait, elle m’a regardé, furieuse, et s’est barrée de la maison avec des simagrées. Elle est revenue une demi-heure plus tard avec un paquet de cigarettes, un briquet, et le rimmel coulant : « Je vais recommencer à fumer », m’a-t-elle dit. Maintenant, elle fume dans l’entrée, alors que je me prépare à me doucher.
Cela a été notre première dispute et sa réaction consistant à se lancer dans un vice au lieu de se battre m’a plutôt rassuré. Plutôt que l’arrangement et les discussions interminables, la mort lente et volontaire. Douleur assumée. Métabolisme. (Je m’excuse, je divague.)
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La nuit, tout le temps, la nuit je n’en dormais plus. Je me réveillais et je restais les yeux ouverts dans le noir. Je tâtais dans le lit, il y avait Lula qui dormait, ma Lula toute chaude, gonflée de sommeil, calme. Elle respirait, je l’écoutais, je passais ma main dans ses cheveux, elle soupirait. Je me disais : « Voilà ! voilà ! ce qu’il faut que tu écrives. Comment pourrais-tu écrire ça ? Comment pourrais-tu la décrire là, près de toi, dans le lit, comme ça, avec son corps, toute cette chaleur, toute cette vie, cette vie au ralenti, ce souffle régulier, paisible, tout ça, comment l’écrire ? C’est ça qu’il faudrait écrire. C’est ça la vérité, c’est ça, il n’y a rien d’autre ».

Alice Munro (in L’amour d’une honnête femme)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)
& Serge Rezvani (in Les Années-lumière)

vendredi 12 février 2021

Vivaces #30

Il se baissait, fouillait dans la neige à mains nues pour trouver les bois de cerf et il les déterrait pour les examiner brièvement (…). « Les écureuils et les porcs-épics les mâchonnent au printemps pour les minéraux, dit-il. C’est l’époque où ils ont besoin de ces éléments, quand les femelles sont grosses. Mais les faucons, les chouettes et les aigles doivent aussi prendre soin de leurs petits. Et ils ne peuvent pas manger les andouillers comme le ferait un rongeur. Alors ils se jettent sur les écureuils et sur les tamias, et c’est comme ça qu’ils obtiennent les minéraux contenus dans les bois. Quand on y pense, c’est assez fou, conclut-il. Au printemps, quand vous verrez un faucon dans le ciel, il aura une part de ces bois de cerf dans son corps. »
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Quand j’entre somnambule 
Dans ta chambre et te prends dans mes bras 
Et te tiens au clair de lune, tu t’accroches à moi
Fort,
Comme si le fait de s’accrocher pouvait nous sauver. Je pense que tu penses
Que je ne mourrai jamais, je pense que j’exsude
Pour toi la permanence de la fumée ou des étoiles,  
Alors même que  
Mes bras brisés se guérissent en t’enlaçant.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Galway Kinnell (cité par Valeria Luiselli in Archives des enfants perdus)