mardi 30 août 2022

Aperçus d'altitude - 9

La bêtise humaine n’a d’égale que mon arrogance, voilà encore une fois que je me perds. Je les aurais mis à bas, ces empilements de pierre trop fréquents, fallait-il être idiot et considérer les autres à son image pour baliser à ce point le chemin en dépit du bon sens, ou était-ce une mauvaise blague, il me semblait évident que le chemin ne pouvait pas se diriger vers ce flanc de montagne rocailleux. Une heure plus tard je m’extirpe à grand peine d’un bosquet de rhododendrons, griffé de partout, giflé par la végétation traversée à l’aveugle, tant je me suis obstiné à voir dans des sentes d’animaux le sentier fort mal indiqué qui aurait dû, croyais-je, contourner la paroi rocheuse. Et ainsi me retrouvé-je à mon point de faux-départ devant les empilements de pierre honnis…
Qui fort judicieusement, pour peu qu’on s’y fie, mènent à un passage discret entre les rochers, à partir duquel le sentier, surplombant confortablement les rhododendrons, invisible en contrebas, à mi-hauteur s’accroche à la montagne.
---
A un moment on cesse les délicatesses, il n’est plus question d’une malheureuse piqûre d’ortie rencontrant une opportune griffure de ronce, mais de subir le fouet des unes et des autres. Sur coups de soleil. Et peau déshydratée. Et l’on est si fatigué, et l’on a si faim qu’on mangerait l’avocat avec sa peau, la sardine et son huile, tout juste recrachant le noyau. Alors on se sent bien. On a retrouvé le goût du confort, ce confort trop facile qui nous asservissait hier et qui, très relatif aujourd’hui, nous sera caresse, aux deux rives d’un accès de sauvagerie.

vendredi 26 août 2022

Aperçus d'altitude - 8

A qui raconterai-je mes exploits, homme descendant des hommes de l’Aéropostale, affirmant à l’instar d’Henri Guillaumet au pied de la cordillère des Andes qu’aucun animal n’aurait pu les accomplir ? J’aimerais assez me vanter, je décrirais ce torrent impétueux, les planches du pont emportées par le courant, mes efforts harassés pour en remonter le cours, cherchant un passage, jusqu’à atteindre une plaque de neige glacée formant pont sur la ravine, où je me hisse, étendu de tout mon long, glissant déjà, n’ayant que mes ongles, mes orteils ensemellés et mes genoux pour me retenir d’être précipité dix mètres plus bas sur les rochers, apprenant que l’on dérape moins à progresser en oblique plutôt que sur la voie la plus directe, parvenant enfin au bout de la traversée et me laissant tomber à bas du pont de glace sur la rive, tout le corps transi par sa longue reptation, la gorge asséchée, le cœur battant... Je raconterais avec humour comment je m’étais moqué un peu plus tôt de ce type qui portait un piolet attaché à une sangle de son sac, et du souvenir qui m’était revenu d’un reportage télévisé où l’on apprenait à d’aspirants bergers l’art et la manière d’interrompre une glissade sur un névé, souvenir si vague que j’avais oublié l’essentiel, à savoir se placer sur le dos ou sur le ventre ? Modestement je conclurais sur le meilleur choix que j’aurais pu prendre en descendant le long du torrent, comptant sur un amoindrissement de la déclivité et un apaisement du flot afin de traverser à gué, il n’y a pas de quoi être fier, vraiment, et je rirais, pis que fier, faraud.

Mais tout le monde s’en fout de mes histoires de randonnée, comme j’écouterais d’une oreille discrète le récit d’une rencontre amoureuse me laissant étranger, bon à repartir crapahuter dans les montagnes.

mercredi 24 août 2022

Aperçus d'altitude - 7

Encore quelques mètres avant d’arriver au col, avant que ne s’ouvre devant moi la vallée du versant opposé qui justifierait des heures d’ascension – si tout le chemin parcouru ne se justifiait pas déjà en lui-même. J’oublierai nombre de mes pas, multitude de rencontres infimes, fleurs, insectes, pierres, je retiendrai plus longtemps le souvenir de ce torrent surplombé d’un noisetier, et comme une confirmation à l’échelle d’une vie entière le passage de l’air dans mes poumons, le jeu des muscles de mes jambes, le plaisir des gorgées d’eau réjouissant mes cellules. Je ne conserverai rien de mes pensées, ou si peu, malgré leur clarté avivée, elles auront bénéficié du mouvement constant de mon corps. Tout ce dont je ne me souviendrai pas vaudra pourtant non moins que ce que je retiendrai, cette vue dégagée soudain sur un nouveau cirque de montagnes, oh oui je m’en souviendrai, oh oui je m’y arrête, et je tourne sur moi-même, regarde en arrière d’où je viens, montagnes jumelles elles aussi marquées de la blancheur d’une même neige éternelle, courbes douces et pentes abruptes, végétation exténuée de soleil et rocailles hostiles, ombre mouvante des nuages et je tourne pivot d’un unique monde... Dans cette ivresse, me couchant sur le dos je verrai encore le ciel concave.

lundi 22 août 2022

Aperçus d'altitude - 6

Je me glisse au creux du névé comme un surfer sous la vague, ma main caresse la voûte détrempée au-dessus de ma tête, le temps est suspendu. En cette éternité je grave de l’index parmi les gouttes agglomérées la première lettre du prénom de l’amie, afin que la délasse un peu de longueur de temps, et cette lettre achevée à mi-course devient symbole ésotérique de renaissance patiente, où tout se transforme, même la peine, jusqu’à devenir d’un torrent le bondissement joyeux.

Comme si c’était moi l’intrus, je ne vois pas trace de sabot sur la coulée du glacier mais celles, grossières, d’une théorie de grosses semelles ayant préparé depuis l’hiver dernier le terrain à mes propres pas, intrus attendu, intrus parmi d’autres je progresse tandis que me gifle un souffle glacé telle la mort.

Tombant à quatre pattes, comme tout est plus simple ainsi, je plante mes ongles dans la neige durcie et j’avance en devers. N’était ce sac sur mon dos, appendice monstrueux, chair à tissus bardée d’armatures métalliques, je me sentirais de procéder par bonds sur l’équilibre décroisé de mes antérieurs.

vendredi 19 août 2022

Aperçus d'altitude - 5

La griffure de la ronce sur mon mollet
s’applique sans que j’eusse su la guider
plus précisément
au point exact de la piqûre d’ortie
l’ayant précédé. 
 
Tel papillon jaune si menu, au vol lent,
je tends les mains en conque et les referme
précautionneusement,
ayant garde de l’écraser,
entre les barreaux de mes doigts
volette un temps avant de se poser,
je sens la caresse soyeuse
d’une poussière d’été. 
 
Un peu plus loin vous allez vous mouiller les pieds dans un torrent, heureusement on peut s’accrocher aux branches d’un noisetier, m’annonce une randonneuse, merci mais chut ! Que venez-vous donc gâcher mon présent avec votre avenir, ou plutôt mon avenir probable, votre passé opposé ? Je ne veux pas savoir ce qui m’attend au prochain tournant, je ne veux pas qu’on me raconte l’histoire avant le film, je déchirerais rageusement cette quatrième de couverture. Vous êtes malades de vos analyses, commentaires, résultats. Jamais là au bon endroit. Laissez-moi plutôt crever à deux pas du refuge si je peux avoir connu la surprise de ce torrent. 
 
Sur une pierre plate je sèche la plante de mes pieds, disputant la surface aux fourmis. Je lève alternativement un pied puis l’autre, afin de ne pas perturber leur sens topographique, mais le remède est pire que le désagrément, comprennent-elles l’humidité soudaine sur leur chemin, l’ombre de ces deux colonnes qui remonte au soleil, et ne risqué-je pas d’en écraser par inadvertance ? Alors je ne bouge plus, les laisse partir à l’assaut de ma verticalité précaire, et je repartirai mi-sec mi-chatouilleux.

mardi 16 août 2022

Aperçus d'altitude - 4

Ce moment où l’effort se dilue, les muscles des jambes s’affermissent, la respiration trouve son rythme et son amplitude. La pente est toujours aussi raide, on marche, on marche, on s’élève, on suit le tracé de couturier du sentier, un coup à droite, un coup à gauche. Et soudain la foulée s’allonge, le dos se redresse, rien n’a changé sinon l’impression que le chemin d’une certaine façon est plat, comme s’il suffisait de modifier l’oblique du regard, comme si l’on pouvait à loisir relativiser l’inclinaison de la Terre, et de fait ça marche, on courrait presque et l’euphorie gagne, il n’est plus de limite.
---
Je plonge
mes pieds déchaussés dans le froid saisissant du torrent ;
me souviens du cri de la marmotte
qui m’a glacé le sang.
Pire que d’un prédateur, l’opposé d’un grognement caverneux.
Allez, j’accepterais de déchiqueter des saumons
avec mes griffes,
j’y prendrais même un certain plaisir.
---
Au lieu de griffes j’aurais un fusil. Je tirerais sur les quads, bon d’accord j’essaierais de viser les pneus. Et sur les hélicoptères ? Il faut quatre heures à pied pour atteindre le refuge, et s'il s’agit de transporter un ravitaillement nécessaire, je peux tolérer cet engin qui brise durant une poignée de minutes la paix des montagnes. Devant le refuge, sur le terre-plein prévu à cet effet reste une palette débarrassée de ses liens mais non de deux mètres cubes de canettes de bière. Le sucre dans le moteur, ça marche toujours ?

jeudi 11 août 2022

Aparté d'entre aperçus

Redevenir animal, appelle-t-il, présence silencieuse, extrême attention aux sons qui ne proviennent pas de soi mais d’un autre être vivant, curieux, importun, peut-être menaçant. Animal paisible s’entend, qui pour souhaiter l’instinct du prédateur si ce n’est – dans cette vie-ci – celui qui l’est déjà ?

Ainsi j’irais, à moins que redevenir enfant

Ce n’est pas du tout la même affaire, enfant, le regard neuf posé sur un paysage à l’instant créé, l’esprit fourmillant d’imagination grandiose, la candeur des possibles. A cela se reconnecter.

Ou se projeter dans l’ivresse d’un papillon, la joie d’un chien, l’œil d’un lézard, la gentillesse d’un cheval ? Qu’en faire, qu’en être, que choisir ?

Dépassement de l’humain dans la danse, théorise-t-il, transcendance de la parole dans la sensation, descente de l’esprit dans le corps, ainsi l’animal ; mais il n’en est plus si sûr.

L’homme se dépasse dans l’enfant qu’il fut, de la sorte bouclera sa révolution de planète autour du soleil, un jour, une vie, un bout de chemin, et demain encore on en reparlera. Ou ce sera la fin.