mardi 28 juillet 2020

Rhizomiques #47

Elle aurait pu être jolie (ou presque) à ceci près qu’elle ne portait jamais de rouge à lèvres. Si un garçon l’avait regardée, il ne l’aurait même pas vue tellement il y avait peu de choses chez elle susceptibles d’attirer l’attention d’un homme. (Nous portions toutes du rouge à lèvres – très rouge !) Et elle ne s’épilait même pas les sourcils, ce qui est à peu près le minimum qu’une fille puisse faire pour se rendre attirante.
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Il me traitait comme une personne, contrairement aux garçons de mon école, pour qui j’étais une vitre à travers laquelle ils continuaient à chercher une fille plus canon avec de plus gros seins.
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Pour moi, dans les magazines d'horreur, les meilleures couvertures, c'est celles où les nénés de la dame ne sont pas à moitié à l'air quand elle se fait attaquer par le monstre, celles-là, elles me fichent plus que la frousse. Je pense que les nénés à l'air, ça envoie un message caché genre : avoir des seins = c'est très dangereux.

JC Oates (Le petit paradis)
& Francine prose (L’été d’après)
& Emil Ferris (Moi ce que j'aime, c'est les monstres)

lundi 27 juillet 2020

Attentives #10

Il n’y a pas moins de trois miroirs, dans ce salon, mais aucun qui permette de se regarder vraiment. Le plus grand, rectangulaire, accroché à la cloison est au-dessus de la cheminée, est posé sur des tasseaux mais retenu par une corde si lâche, si mal ajustée au mur, qu’il s’incline dangereusement vers l’avant, et on ne peut donc y voir, lorsqu’on se tient debout devant la porte-fenêtre qui donne à l’ouest, séparé de la cheminée par la table basse et les canapés de cuir buñuelo-pompidoliens, que ses jambes. C’est la partie de mon corps que je déteste le plus, mais l’inclinaison même de ce miroir a tendance à affiner ce qu’il reflète, j’ai donc une très ancienne tendresse pour lui. Il faut dire que j’ai passé dans ce salon des heures (mises à bout, peut-être plusieurs dizaines), les soirs d’été, de 1984 à 1989, à attendre le moment de partir pour la discothèque d’Hauteville-sur-Mer, et sans doute jamais attaché autant d’importance à mon apparence physique, ni nourri autant de doutes à son sujet que ces soirs-là. Je savais bien que l’inclinaison […] et l’éclairage me flattaient. N’empêche. Ce sont de bons souvenirs, c’est déjà ça.

Julie Wolkenstein (in Et toujours en été)

jeudi 23 juillet 2020

Attentives #9

Et sur le chemin il m’initiait de la plus intéressante des façons. Nous étions assis quelque part et je disais :
« T’ai-je raconté la fois où Tim et moi… »
Et il disait « Ne pense pas au passé. Sois juste ici, maintenant. »
Silence.
Et je disais : « Combien de temps penses-tu que nous allons continuer ce voyage ? »
Et il disait « Ne pense pas au futur. Sois juste ici, maintenant. »
Je disais : « Tu sais, je me sens vraiment faible, mes hanches me font souffrir… »
« Les émotions sont comme des vagues. Observe-les disparaître au loin sur l’océan vaste et paisible. »
En quelque sorte il balayait tout mon jeu. À quoi se résumait mon voyage – des émotions, des expériences passées, des plans d’avenir. J’étais, ne l’oublions pas, un raconteur d’histoires.
Et donc nous restions silencieux. Il n’y avait rien à dire.
Il disait « Mange ceci » ou « Maintenant, tu peux dormir ici. » Et le reste du temps nous chantions des chants sacrés. C’était tout ce qu’il convenait de faire.
Ou il m’apprenait des postures de yoga.
Mais nous n’avions pas de conversation. Je ne savais rien de sa vie. Il ne savait rien de la mienne. Il n’était pas le moins du monde intéressé par tous les drames extraordinaires que j’avais vécus… Il était la première personne dont je ne pouvais gagner l’attention avec mes histoires. Simplement il n’en avait que faire.
Et pourtant, je ne m’étais jamais senti en si profonde intimité avec quiconque. C’était comme s’il était à l’intérieur de mon cœur.

Ram Dass (in Remember – Be Here & Now)