mardi 28 février 2023

Rhizomiques #136

- On va voir quoi ?
- Qu’est-ce que tu dirais de Brokeback Mountain ?
- Bien sûr, bien sûr.
- Ça signifie quoi, ce « bien sûr, bien sûr » ?
- C’est ce qu’on dit d’habitude. Quand quelqu’un fait une blague idiote.
- J’ai fait une blague idiote ?
Et là j’ai compris qu’elle parlait sérieusement. Elle voulait réellement qu’on aille voir Brokeback Mountain. On avait déjà commencé à surnommer "Brokeback" un des profs de sciences, parce qu’il était bossu et que tout le monde se doutait qu’il était pédé.
« Tu sais de quoi ça parle, quand même ? j’ai dit.
- Oui. Ça parle d’une montagne.
- Arrête, maman. Je peux pas aller voir ça. Je me ferais massacrer demain.
- Tu te feras massacrer si tu vas voir un film sur des cow-boys homos ?
- Oui. Parce que la question est : pourquoi je vais le voir ? Et il y a une seule réponse, pas vrai ?
- Seigneur, a dit ma mère. Ça vole vraiment si bas au lycée ?
- Oui », j’ai dit. Parce que ça volait vraiment si bas.
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- Je peux voir une photo d’elle ? demande anaana [la mère de la narratrice]
Nous sommes assises face à face à la table de la salle à manger. Je lui montre un portrait pris par un photographe professionnel.
- Oh, elle est belle comme le jour ! s’exclame-t-elle.
Je souris.
- Et elle est amoureuse de toi ?
Je confirme de la tête. Elle bondit de sa chaise et se précipite vers moi. Elle me serre fort dans ses bras. Elle place ses mains sur mes joues, me regarde dans les yeux. Je souris. Elle m’embrasse sur le front et hoche plusieurs fois la tête.
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Dans les quelques semaines qui ont suivi, nous nous sommes séduites en caractères pixellisés – une cour par voie virtuelle, mais en pure perte, croyais-je, parce que Susie était hétérosexuelle et que j’avais renoncé à faire œuvre de missionnaire avec les femmes hétérosexuelles. Il se passait quelque chose, mais je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire à ce sujet.
J’ai déjeuné avec une amie, l’écrivaine Ali Smith. Elle m’a dit : « Embrasse-la. »
Susie s’est rendue à New York pour en parler avec sa fille. A quoi Liana a répondu : « Mais embrasse-la, maman. »
C’est donc ce que nous avons fait.

Nick Hornby (in Slam)
& Niviaq Korneliussen (in La vallée des fleurs)
& Jeanette Winterson (in Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?)

vendredi 24 février 2023

Attentives #32

(Mon Dieu, ma sœur est GAY.)
(Je ne suis pas contrariée. Je ne suis pas contrariée. Je ne suis pas contrariée. Je ne suis pas contrariée.)
[…]
Je sors par la porte comme une personne (normale) qui sort par une porte (normale) lors d’une première journée printanière (normale) du mois de mai et je vais courir, ce qui est le genre de chose (normale) que les gens font tout le temps.
Et voilà. Je cours. Je me sens mieux. Je sens la route sous mes pieds. Là, là, là.
(C’est la faute de notre mère qui a quitté notre père.)
(Mais dans ce cas, alors moi aussi je suis peut-être gay.)
(Donc ce n’est pas ça, ce n’est pas ça du tout.)
(Je ne suis pas gay, c’est sûr.)
(J’aime vraiment les hommes, c’est sûr.)
(Mais elle aussi. Elle aussi, elle les aimait. Il y a eu ce petit copain, Dave, avec qui elle est sortie pendant des siècles. Et elle en a eu un autre, Stuart. Il y a eu celui qui s’appelait Andrew, et cet Anglais bizarre, Miles ou Giles, qui habitait sur Mull, et ce garçon, Sammy, un qui s’appelait Tony, et Nicolas, elle a toujours eu des petits amis, elle a eu des petits amis à partir de douze ans, bien plus tôt que moi.)
Je traverse au feu rouge. […]
(c’est bien comme ça qu’on dit, gay ? Y a-t-il un mot juste pour ça ?)
(Comment on sait si on l’est ?)
[…]
(C’est totalement naturel d’être gay, homosexuel ou un truc comme ça. C’est tout à fait admis à notre époque.)
(Les gays sont exactement comme les hétérosexuels, à part le fait qu’ils sont gays, bien entendu.)
(Elles se tenaient par la main à la porte.)
(J’aurais dû m’en douter. Elle a toujours été bizarre. Elle a toujours été différente. Elle a toujours été opposée. Elle a toujours fait ce qu’il ne fallait pas.)
(C’est à cause des Spice Girls.)
[…]
(Elle avait toujours été un peu trop féminine.)
(Elle écoutait toujours ce CD de George Michael.)
(Elle votait toujours pour les filles dans Le Loft, elle avait voté pour le transsexuel l’année où il y en avait un, ou la transsexuelle, je ne sais pas comment on dit.)
(Elle aimait le concours de l’Eurovision.)
(Elle aimait Buffy contre les vampires.)
(Mais moi aussi. Moi aussi, j’aimais bien. Il y avait dedans des filles, toutes deux    homosexuelles        elles étaient décrites comme très gentilles, et ça allait parce que c’était Willow et qu’elle était intelligente, on l’aimait bien et tout ça, et son amie Tara était très gentille, et je me souviens d’un épisode où elles s’embrassent, leurs pieds décollent, elles lévitent à cause du baiser, et je me souviens des bruits dégueu qu’il fallait faire quand on en a parlé le lendemain à l’école.)
[…]
(J’aurais dû m’en douter, elle avait toujours aimé les chansons qui parlent de toi et moi, au lieu de lui et moi, ou lui et elle, et on savait tous, on le disait au collège, que ça voulait tout dire, quand les gens préféraient les chansons qui avaient le mot toi au lieu d’homme ou femme, comme dans le vieil album de Tracy Chapman que notre mère avait oublié en partant et qu’elle passait sans arrêt avant son départ.)
[…]
C’est une journée formidable pour courir. Il ne pleut pas. On n’a même pas l’impression qu’il va pleuvoir.
(Ma sœur est gay.)
(Je ne suis pas contrariée.) (Je vais bien.)
(Ce serait cool, ça ne me dérangerait pas autant si c’était la sœur de quelqu’un d’autre.)
(C’est cool. Beaucoup de gens le sont. Aucun que je connaisse personnellement, voilà tout.)
[…]
(Je ne peux pas arriver à dire ce mot.)
(Seigneur. C’est pire que le mot cancer.)
(Ma petite sœur va devenir un vieux prédateur insatisfait, une femme desséchée et anormale comme Judi Dench dans ce film, Chronique d’un scandale.)
(Judi Dench joue tellement bien ce genre de personne, c’est ce que je me suis dit quand je l’ai vue, mais c’était à l’époque où je ne pensais pas que ma sœur allait devenir l’une d’elles et connaître une vie misérable dépourvue de tout amour véritable.)
(Ma petite sœur va avoir une vie misérablement triste.)
[…]
(Il y a aussi un personnage de femme médecin gay dans Urgences dont les amoureuses n’arrêtent pas de mourir dans des incendies ou des trucs comme ça.)
(Les gays n’arrêtent pas de mourir.)
[…]
Je me suis arrêtée. Je ne cours plus. Je suis immobile.
[…]
Je suis devant le passage piéton comme une personne (normale).
(C’est à cause de ceux comme ma sœur que le type qui possède la compagnie de bus Stagecoach a fait sa campagne à un million de livres partout en Ecosse avec des photos de gens qui disaient « Je ne suis pas borné mais je n’ai pas envie que mes enfants apprennent à être gays à l’école », ce genre de truc.
(Elles riaient. Comme si elles étaient vraiment heureuses. Ou comme si être gay, ça ne posait vraiment aucun problème, que c’était vraiment drôle, joyeux ou quelque chose comme ça.)
[…]
(Ils disaient dans le journal ce matin que les adolescents qui le sont ont six fois plus de chances de se suicider que ceux qui ne le sont pas.)
Je suis immobile devant le passage piéton sans la moindre voiture qui arrive, et je ne me décide toujours pas à traverser. Je me sens un peu étourdie. Je me sens un peu faible.
(Toute personne me voyant comme ça me trouverait vraiment bizarre.)
 
Ali Smith (in Girl meets boy)

mercredi 22 février 2023

Rhizomiques #135

A huit ans, je tombe amoureuse pour la première fois. (…) Un après-midi, après l’école, j’ai couru dans la chambre de ma sœur pour lui annoncer la plus grande nouvelle de toute ma vie. Je suis amoureuse de Charlotte. Je suis amoureuse de Charlotte. Je suis amoureuse de Charlotte. Presque instantanément, le visage de ma sœur s’est transformé, elle semblait avoir croqué un citron à pleines dents. Tu ne peux pas être amoureuse de Charlotte, m’a-t-elle répondu. Et alors que je n’avais eu aucun doute sur la beauté de ma découverte, je n’en avais désormais aucun sur sa laideur.
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Cela la terrorisait de proclamer devant le monde entier qu’elle était… au mot "lesbienne", elle était toujours tétanisée, comme une petite fille surprise à voler.
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Elle a eu envie d’embrasser sa nouvelle amie, une envie plus irrépressible qu’avec qui que ce soit. Une petite voix lui disait : C’est une fille. Arrête. Ça ne va pas. Une autre voix, plus forte, répondait : Je sais, et c’est la personne la plus belle que j’aie jamais rencontrée : pourquoi faudrait-il que j’arrête ?
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La zone grise, avais-je compris, était bien mal nommée : la zone grise était en fait un spectre de couleurs nouvelles pour les yeux. Robin paradait comme une fille. Elle rougissait comme un garçon. Elle avait la dureté d’une fille. Elle avait la douceur d’un garçon. Elle était aussi solide qu’une fille. Elle était aussi gracieuse qu’un garçon. Elle était aussi courageuse, belle et solide qu’une fille. Elle était aussi jolie, délicate et fine qu’un garçon. Elle faisait tourner la tête des garçons comme une fille. Elle faisait tourner la tête des filles comme un garçon. Elle faisait l’amour comme un garçon. Elle faisait l’amour comme une fille. Elle était tellement garçon qu’elle en devenait fille ; et tellement fille qu’elle en devenait garçon. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un de plus juste, tout simplement.
 
Mathilde Forget (in De mon plein gré)
& Ludmila Oulitskaïa (in Le corps de l’âme)
& David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Ali Smith (in Girl meets boy)

lundi 20 février 2023

Rhizomiques #134

En ce temps-là, c’étaient les gens que j’observais, principalement parce qu’ils me déconcertaient. (…) Ou, peut-être voulais-je comprendre pourquoi je n’étais pas comme eux. Ils étaient très attachés à des choses auxquelles je ne trouvais, moi, aucune utilité. Ils prenaient le monde au pied de la lettre, et ils avaient l’air de vouloir des choses non parce qu’ils les voulaient vraiment, mais parce que c’étaient les objets de désir imposés. 
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Tu n’as jamais compris que l’on puisse souhaiter la même chose que tout le monde. Un jour, ta sœur a boudé parce que votre mère avait refusé de lui acheter des baskets tendance aussi ridicules que hors de prix. Tout le monde les a, geignait-elle. C’était un argument à ses yeux et tu as compris que vous ne pourriez pas être plus différentes. Après un temps de surprise, tu as laissé échapper un gloussement et elle t’a accusée d’être cruelle. 
- Mais non, je ris parce que je ne conçois pas qu’on puisse vouloir ressembler à tout le monde. 
- Et tu sais quoi ? Ça tombe bien parce que personne ne voudrait te ressembler. Ça, tu peux le concevoir ? 
- Ça, de ton point de vue, c’est censé être cruel. Mais ça ne m’atteint pas puisque je n’ai pas envie que quelqu’un ait envie de me ressembler. 
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Je pensais que j’étais amoureuse de Tatiana parce que j’avais eu envie de l’embrasser sur la bouche quand elle avait fêté son anniversaire au mois de mars. Et avoir vraiment envie de quelque chose (qui m’avait fait battre le cœur quand on dansait sur un morceau de Beyoncé, qu’elle avait mis exprès pour moi), ça ne m’était encore jamais arrivé.  
 
John Burnside (in L’été des noyés) 
& Fanny Chiarello (in Le sel de tes yeux) 
& Nathalie Kuperman (in On était des poissons)

mardi 14 février 2023

Attentives #31

    Nous voulons le mieux pour vous. Nous voulons un monde davantage connecté. Nous voulons que vous sentiez que le monde est à vous. Nous voulons que vous puissiez voir le monde à travers nous. Nous voulons que vous puissiez être vous-mêmes. Nous voulons que vous vous sentiez un peu moins seul. Nous voulons que vous rencontriez d’autres gens comme vous. 
    (…) Nous voulons tout savoir sur vous. Nous voulons savoir partout où vous allez. Nous voulons savoir où vous êtes à cet instant. (…) Nous voulons enregistrer vos vies parce que vos vies comptent tant. Nous voulons que vous sachiez que vous signifiez quelque chose dans le monde. Nous voulons que vous sachiez combien vous comptez pour nous. Nous voulons que vous sachiez que nous sommes très intéressés par ce qui compte pour vous. Nous voulons que vous sachiez que ça compte pour nous aussi. 
    Nous voulons compter chaque pas que vous faites. Nous voulons vous aider à être fort et puissant. Nous voulons savoir ce qui fait battre votre cœur plus vite. Nous voulons que vous nous fassiez parvenir un échantillon de votre ADN avec de l’argent pour que nous vous aidions à découvrir qui vous êtes, vous et votre famille, et d’où vous venez dans l’histoire, nous ne voulons ça que pour la raison tout à fait légitime de vous rendre un service utile. 
    Nous voulons que vous soyez tout ce que vous pouvez être : ami, en couple, célibataire, c’est compliqué. Nous voulons savoir ce que vous achetez. Nous voulons savoir quelle musique vous écoutez dans votre casque. Nous voulons savoir ce que vous portez comme vêtements. Nous voulons tailler notre conversation sur mesure pour vous. Nous voulons qu’elle soit adaptée à vous. Nous voulons que vous en appreniez plus sur vous-même. Nous voulons que vous fassiez nos tests de personnalité divertissants pour découvrir quelle sorte de personne vous êtes vraiment et pour qui vous voterez aux prochaines élections. Nous voulons pouvoir vous catégoriser avec précision pour des données utiles pour les projets divertissants d’autres personnes comme pour les nôtres. 
    Nous voulons être là, dans votre salon. Nous voulons vous aider à régler des problèmes quotidiens comme où manger, où dormir en vacances, où se joue quel film à quelle heure, où plein de gens comme vous sont en train de s’amuser. (…) Nous voulons que vous nous voyiez comme un membre de la famille. Nous nous intéressons à tout ce que vous dites. Nous voulons entendre ce que vous dites dès que vous êtes face à un écran. Nous voulons vous voir par cet écran pendant que vous regardez quelque chose qui n’a rien à voir avec nous. Nous voulons savoir ce que vous dites dans chaque pièce de votre logement. Nous voulons tout savoir de votre quotidien, quand vous êtes sur le Net, quand vous n’y êtes pas et comment vous dépensez votre argent. 
    (…) 
    Nous voulons militer pour la liberté d’expression, surtout celle des Blancs riches et puissants. Nous voulons permettre à des millions de gens de lire des posts rédigés par des trolls. Nous voulons faciliter la propagande du gouvernement et aider les gens à influencer les élections, ne pas déranger les gens qui organisent et promeuvent le nettoyage ethnique, tout ça en vous étant utiles vingt-quatre heures sur vingt-quatre. 
    Nous voulons que vous sachiez combien votre visage nous importe. Nous voulons que votre visage et le visage de tous vos amis et les visages des gens qu’ils photographient soient en ligne à des fins d’archives, de divertissement et de recherche. 
    Nous voulons que vous sachiez que nous veillons sur vous. Nous voulons que vous sachiez que nous respectons et protégeons vos données personnelles. Nous voulons que vous sachiez que la vie privée est un droit humain, une liberté civile, surtout si vous en avez les moyens. Nous vouons vous assurer que vous gardez le contrôle. Nous voulons que vous sachiez à quel point vous gardez le contrôle sur qui peut voir vos informations. Nous voulons que vous sachiez que vous avez un accès total  à vos informations – vous et tous ceux qui vous suivent. 
    Nous voulons faire le récit de votre vie. Nous voulons être le livre de votre vie. Nous voulons être le seul lien qui compte. Nous voulons qu’il ne soit pas pratique pour vous de ne pas nous utiliser. Nous voulons que vous nous consultiez et que dès que vous cessez de nous consulter, vous ressentiez le besoin de nous consulter de nouveau. Nous ne voulons pas être associés par vous à une foule qui organise des lynchages, des chasses aux sorcières et des purges, sauf si c’est votre foule qui organise des lynchages, des chasses aux sorcières et des purges. 
    Nous voulons votre passé et votre présent parce que nous voulons aussi votre futur. 
    Nous voulons tout de vous. 
 
Ali Smith (in Printemps)

jeudi 9 février 2023

Rhizomiques #133

- On s’est protégé des autres. Par le technococon. 
- On a rapproché les dispositifs de contrôle de nos corps et de nos esprits, oui. On en a fait des armures individuelles et plus finement que ça, des membranes et des filtres paramaîtrables pour conjurer les violences toujours possibles. Surtout, on a cherché des espaces où l’on serait irrémédiablement à l’abri. Présent mais hors d’atteinte. Une sorte de cosmoi, qui est de fait un cosmou ou un cosmort mais peu importe. (…) Internet a émergé et son dispositif clavier/écran nous a interfacés efficacement au monde, en nous y connectant sans risque physique. L’hyperlien des hyper-îliens. (…) 
Le réel était pour eux le dernier noyau à briser parce que le réel c’est ce qui est commun. C’est ce qu’on partage tous, nécessairement et sans privilège. Par nos sens naturels d’animaux d’une même espèce. L’ambiance d’un musée, l’agitation d’une place, une réunion dans un café… Bien sûr, ils avaient déjà fracturé le réel en petites billes, en proposant des univers aménagés, ludiques et fictionnels, des chrysalides tissées pour chacun. Du souci-de-soi et du prêt-à-subjectiver. Mais ça impliquait encore un espace spécifique pour être consommé, un technococon où s’abstraire. Bref, une monade nomade. Ça ne touchait pas encore à tous les moments de l’existence. Il demeurait ce résidu qui échappait au marché ; notre réel banal et commun. (Le réel était l’ultime territoire collectif à envahir et à privatiser définitivement, la vitre derrière laquelle le social est en morceaux, éparpillé en tessons incompatibles. Une cosmosaïque où chacun est bienheureux debout sur sa tesselle – mais qui ensemble ne forme plus aucune figure solidaire, plus aucun visage. (…) 
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« Un code. Voilà ce que vous êtes, rien de plus qu’un code. Un code qu’ils ont depuis longtemps déchiffré, intégré à leur système, converti en conseils, en mesures, en slogans lénifiants. Même s’ils vous chuchotent que vous êtes exceptionnels, que vous vous améliorez sans cesse, que vous êtes des gens spéciaux qui méritent de rencontrer quelqu’un de spécial, vous êtes tous des gens spéciaux et uniques, tous uniques, vous méritez tous de devenir qui vous êtes vraiment. Des millions et des millions d’individus, tous aussi uniques les uns que les autres. » Son regard se teinta de bonté, une compassion dont on ne pouvait faire preuve qu’en confrontant son public à une dure réalité. « Mais je vais être honnête avec vous. Vous n’êtes pas uniques. Vous n’êtes pas spéciaux. On peut vous cerner à l’aide d’un algorithme d’une simplicité ridicule. Vous n’avez rien à apporter. Vous êtes tout à fait superflus. » Un sourire rédempteur éclaira son visage, comme si ses paroles brutales n’étaient pas censées être choquantes, mais constituaient seulement un prélude à son réel message. 
« Mais autrefois… » Il prononça ses derniers mots en hochant la tête avec bienveillance. « Autrefois, nous étions des aigles. » 
 
Alain Damasio (in Les Furtifs
& Ewoud Kieft (in Les Imparfaits)

lundi 6 février 2023

Rhizomiques #132

L’assistant social dit : Je vois que vous êtes maigre. Est-ce que vous utilisez vos mains ? Elles sont usées. Regardez vos mains, je vous prie. 
Le père regarda ses mains. L’assistant social dit : Elles ne sont pas bien. J’utilise un vocabulaire sommaire pour que vous puissiez me comprendre. Votre visage n’est pas bien. Vos mains ne sont pas bien. Quand je vous vois, je pense : Voici un homme qui a cédé. J’ai lu votre curriculum vitae, je constate que vous ne travaillez plus depuis longtemps. Très longtemps. Une longue période. Un trou dans votre vie. Et ça, c’est un problème, je vous le dis honnêtement. C’est ce qu’on appelle un point noir, dans le domaine administratif. On parle de BLACK POINT ! BLACK POINT ! On se le crie. C’est une blague entre collègues : BLACK POINT ! On se fait passer les dossiers en se criant : BLACK POINT ! Dans les couloirs, on roule sur nos chaises et on se crie : BLACK POINT ! L’assistant social rit et s’étouffa. Le père s’étouffa aussi un peu, par politesse. Son menton tressauta. L’assistant social sortit un gros feutre noir. Il écrivit : PAS BIEN sur la pochette du père, et le feutre grinça. 
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Ce qu’ils veulent, c’est établir un ordre figé une fois pour toutes, rendre l’écoulement du temps illusoire. Et faire en sorte que les journées deviennent répétitives, toutes pareilles, impossibles à discerner les unes des autres. Ils veulent construire une énorme machine où chaque créature aurait à tenir sa place et à se contenter de mouvements illusoires. Institutions et bureaux, coups de tampon, lettres de service, hiérarchie, grades, échelons, requêtes et refus, résultats d’élections, promotions et collecte de points pour bénéficier de réductions, collections en tout genre, troc d’objets. 
Ce qu’ils veulent, c’est épingler le monde à l’aide de codes-barres, attribuer une étiquette à chaque chose, pour qu’on sache précisément ce que c’est comme marchandise et combien ça coûte. Que cette nouvelle langue codée soit complètement étrangère, incompréhensible pour les hommes, lue exclusivement par les machines et les automates. (…) 
Bouge, allez, bouge ! Béni soit celui qui marche ! 
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Nous vivons l’époque de la plus grande manipulation de masse qu’ait connue l’histoire de notre espèce. (…) La publicité, les gouvernements, les moyens de communication… Ils n’ont jamais disposé de tant de possibilités de nous contrôler, de nous faire sentir, croire, désirer ce que d’autres veulent. Et la tendance s’intensifie. Monopole mental : voilà le futur. Acheter, penser, vivre dans une vaste communauté de consommateurs dont les réactions sont manipulées pour qu’ils ressemblent à des insectes sociaux. Voter pour deux partis, tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre : on appelle ça "démocratie". Acheter ce que la majorité achète : "goût". Croire ce que tout le monde croit : "éducation". Désirer ce que tout le monde désire : "vie". Obtenir ce que tout le monde obtient : le "bonheur". Nous dépouiller de notre caractère, de notre façon d’être, c’est que ce qu’ils prétendent. (…)  
 
Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins
& José Carlos Somoza (in Le mystère Croatoan)

mercredi 1 février 2023

Rhizomiques #131

Comme un lac agité par la pluie qui s’apaise, aplani par la gravité, mon amour pour elle a rempli la déclivité de mon âme.
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Ô mon amour, tu me manques, tu me fais mal à la peau, à la gorge, chaque fois que je respire c’est comme si le vide entrait dans ma poitrine où tu n’es pas. 
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Je crois que le bon dieu m’a fait avec deux cœurs, et j’ai le deuxième sur la main. Et avec deux âmes aussi, la deuxième est dans mes chaussettes. 
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- J’ai besoin d’amour. Ou si c’est pas de l’amour, alors j’ai besoin de la puissance de ce sentiment. J’adore ça. J’aime l’amour. C’est tout ce que j’ai. 
- Oh, Lucy. Tu as des tas de choses. C’est comme tes nichons. 
- Quoi ? 
- Tes nichons. Tu dis toujours que t’as pas de nichons. Mais en réalité, ta poitrine est tout à fait généreuse. Tu as largement ce qu’il faut. 
- Je veux un bonnet D. Au sens métaphorique du terme. 
- Et je veux un millier de bites géantes. En tout cas je crois que c’est ce que je veux. Mais c’est un mensonge. Parce que même un millier de bites ne suffiraient jamais. Et il faut être taré pour penser le contraire. Tout ce fantasme est un mensonge. 
- Mais je suis tarée. Et je n’ai pas envie de me passer de ce fantasme, ai-je fait. 
- Tu peux y arriver. On peut y arriver ensemble. 
- J’en ai pas envie. 
 
Adam Roberts (in La chose en soi
& Julio Cortazar (in Marelle
& James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)