lundi 30 novembre 2020

Sa photo préférée parmi les 192

30 septembre

Sa photo préférée parmi les 292 qu’elle fait défiler sur son ordi, elle l’a prise en janvier dans un parc, elle s’était allongée sur une butte, la tête vers le bas de la pente, et elle avait cadré en contre-plongée un chêne aux branches dépouillées à l’instant où passait un cumulo-nimbus qui faisait comme un feuillage en coton aux dimensions parfaites, chargé de toute la luminosité du soleil. Elle était frigorifiée, elle se souvient, la terre dans son dos était glacée malgré la doudoune, et le soleil aussi était froid, elle se souvient des panaches de buée qui s’échappaient de sa bouche, quand elle s’était remise à l’endroit elle avait pensé qu’elle pourrait elle-même souffler avec sa bouche tout un feuillage, qu’avait-elle pris ce jour-là ? C’était sa période kétamine.

De toutes ses photos celle-ci donc est sa préférée, et même en comptant les photos de Tonio. Lesquelles sont pour certaines très réussies mais elles ont quelque chose d’éteint, Charlotte ne saurait dire en quoi, est-ce le support qui vieillit, ou Tonio qui pourrit dans sa caisse ? Son arbre-nuage, Charlotte en est pleinement satisfaite, ce qui ne lui arrive pas souvent. C’est le portrait-chinois du meilleur de moi, analyse-t-elle sans être sûre de ce qu’elle veut dire. Si j’étais un arbre, je serais ce chêne en hiver, et si j’étais un nuage je serais ce cumulo-nimbus d’une blancheur presque aveuglante ? Elle se lève pour fermer les rideaux, l’automne sur le mur d’en face éblouit ses rétines.

dimanche 29 novembre 2020

C'était humiliant si vous le dites

9 septembre

Elle rêve qu’elle traverse la place de la Concorde dans un taxi, le chauffeur lui raconte l’histoire de la femme de Gabin, montée à Paris pour l’accompagner quand il est devenu acteur. « Elle était dotée d’une si bonne vue qu’on l’appelait ‘Compte-fils’, Gabin avait plein d’aventures, au cours d’un entretien vers la fin de sa vie elle a répondu à un journaliste – et là il prend une voix de fausset : "C’était humiliant si vous le dites, mais la vie était fantastique !"» Charlotte lui  demande de répéter, c’est saisissant, on dirait la voix d’une actrice de cinéma des années 40. Elle l’imite à son tour, infiniment, sans se lasser, C’était humiliant si vous le dites / Mais la vie était fantastique ! Ils sont toujours sur la place de la Concorde au petit matin, ils tournent autour de l’obélisque, il n’y a presque pas de circulation. Et puis elle rêve encore : d’un plasticien qui construit des cabanes éphémères dans les arbres. « Cela fait trente ans que je sors des poissons de la mer pour les disposer à la verticale », explique-t-il. Elle croit comprendre. Elle ramasse une bouteille de verre pour la renvoyer vers le vagabond perché qui l’avait jetée sur elle. Elle croit comprendre, et au réveil il lui apparaît que ces deux rêves sont un message d’alerte, à elle adressé. Elle ne fait jamais de rêves comme ça. Est-ce encore l’effet de la MDMA ? Et si on lui avait refilé quelque chose de plus fort, elle s’en serait rendu compte, non ? Et si elle ne redescendait pas ?

samedi 28 novembre 2020

Les hipsters barbus s'esclaffent en terrasse

28 septembre

Les hipsters barbus s’esclaffent en terrasse, comme tous les samedis. Ils sont partout. « Je ne raserai ni les murs ni ma chatte », proclame un graffiti sous la passerelle, Charlotte se sent moins seule. Nadia l’a convaincue de se rendre à une manifestation consacrée à un compositeur de musique contemporaine, « Je n’y connais rien en musique contemporaine – Ça te plaira, tu verras, il y aura aussi de la danse – Je n’y connais rien en danse contemporaine – Je croyais que tu avais fait une école d’art ? – Rien à voir, et puis j’ai arrêté – Eh bien recommence, il y aura des gens intéressants, je te présenterai ». Les musiciens sont reconnaissables à leurs cheveux, les danseurs à leur façon de tendre le cou. Ils ne lui semblent pas très intéressants, trop soucieux d’une saine alimentation. Le bâtiment est en béton brut, on dirait un parking qu’on aurait exhumé de sa fonctionnalité originelle. Nadia est introuvable, les textos ne passent pas. Charlotte s’assied dans un amphithéâtre à côté d’une femme qu’elle ne tient pas particulièrement à côtoyer. Mais elle ne tient pas non plus à s’asseoir délibérément à un siège de distance. Le noir se fait, on applaudit le pianiste qui s’avance, plaque ses premiers désaccords. Le siège où Charlotte a choisi de ne pas s’asseoir s’effondre d’un coup, on rallume la salle pour vérifier que personne n’est mort. Charlotte constate que son pied n’a pas été écrasé sous dix kilos de métal rembourré, il s’en est fallu de deux centimètres. « C’est le fantôme de Karlheinz ! » rit quelqu’un. Nadia est sur la terrasse, elle sirote un diabolo avec un couple. L’homme porte un catogan, à un moment il va s’acheter une salade au bar. Charlotte l’accompagne, à un moment elle l’embrasse. Ça lui suffit, elle ne l’entraîne pas aux toilettes. Peut-être ne fera-t-elle pas l’amour de tout l’an 1. Elle repart à pied par le canal, les familles en bas âge font du vélo.

vendredi 27 novembre 2020

Elle a ouvert la fenêtre pour allumer de l'encens

27 septembre

Elle a ouvert la fenêtre pour allumer de l’encens et pour ne plus voir les carreaux encrassés, elle a disposé les photos sur la moquette fraîchement aspirée. Douce comme un dos de chat. Non, pas elle. Charlotte a disposé les photos, les sortant une à une des cartons. Elle ne les connaissait pas toutes, ou alors elle avait oublié. Elle les a regroupées au fur et à mesure, d’abord en trois catégories, puis elle a recommencé en ajoutant une quatrième catégorie – les photos de mouvement. Sans compter la cinquième catégorie des photos hors-catégorie. Cela faisait sens, c’était même équilibré, à son propre étonnement. Les gens, les paysages, les matières. Parfois il y avait du flou, non pas quand il y avait des gens dans des paysages, là c’était inévitable : annihilation du paysage. Mais où situer la frontière entre le paysage-matière et la matière-paysage ? Et entre le mouvement et le non-mouvement ? Il lui a fallu décider, et c’était à chaque fois accroître de quelques centimètres la distance entre Tonio mort et elle vivante.

Elle y était prête, disposée elle aussi telle une poupée gigogne, une image dans le paysage de sa chambre qui tiendrait de la matière, du paysage et de la personne. Il lui a semblé voir comme lors d’un trip un peu costaud bien qu’elle n’ait rien pris depuis la veille. Les piles de photos étaient écroulées sur elles-mêmes, formant fourmilières. Les cartons comme des peaux mortes, qu’elle a écrasés, repliés et déposés contre la porte de l’entrée, à côté des autres sacs poubelles qu’elle descendrait plus tard. Elle aurait dû laisser intacts les cartons et mettre les sacs dedans, tant pis. Tonio lui avait laissé son vieux reflex avec flash escamotable telle une baïonnette. Jamais elle ne s’en servait. Jamais elle n’avait fait de photos en argentique. Couchée sur son lit, appuyée sur un coude, elle a contemplé les pyramides sur sa moquette. De quoi faire une photo. Le soleil traçait un parallélépipède oblique, on était au matin d’un jour suivant. Depuis son lit, Charlotte avait de nombreuses fois saisi son téléphone pour photographier un bout de ciel non uniforme. Il suffisait que passe un nuage, ou une couleur vive.  Elle s’est endormie.

jeudi 26 novembre 2020

Trop de foutoir

26 septembre

Charlotte ne trouve pas de place chez elle où déposer son sac de cadeaux, sans parler de sortir ceux-ci et de les disposer chacun à une place adéquate. Trop de foutoir. Elle a laissé ses chaussures dans l’entrée, mais impossible de poser un pied en contact direct avec la moquette, aucun espace libre au sol – des papiers à jeter pour l’essentiel. Quand elle invite du monde, elle en profite pour passer l’aspirateur, faire des tas, dégager un minimum le passage. Elle prémédite cela de moins en moins, inviter du monde. Elle aurait pu profiter de son anniversaire pour faire le ménage, ou le contraire ? Elle ne sait plus, ses pensées sont un peu confuses. Un fond de vodka dans le congélo. Elle a oublié ses buvards dans l’autre appartement ! Tant pis, elle est fatiguée. Elle envoie un texto à Lucie, si elle pouvait aller les récupérer. Elle ne reçoit plus souvent chez elle car quand on sonne à l’improviste elle fait semblant qu’il n’y a personne. Ils ne sont pas dupes, mais ils ont arrêté. Le sexe, ça ne se passe plus dans son lit. Il y a quelque chose qui ne va pas, elle sent la colère monter, sans doute l’effet de son nouvel âge ? L’an 1, s’était-elle préparée, ne pas se laisser abattre par les dizaines. Les trois cartons de photos de Tonio attirent immanquablement son regard, placés contre la penderie. Elle imagine qu’ils contiennent son corps tronçonné, dans l’un la tête, dans l’autre le thorax, dans le troisième les jambes. Ils ont la même contenance chacun, ce n’est pas crédible. Et elle ne l’a pas tué. Il faut absolument qu’elle range cette pièce, c’est une question de survie ! Ou de loyauté imprécise.

mercredi 25 novembre 2020

C'est un appartement qui grince du parquet

25 septembre

C’est un appartement qui grince du parquet quand on cherche les toilettes, avec une poignée de chasse en porcelaine, avec la cuisine juste à côté et du jus d’orange en brique dans le frigo. Aucun souvenir d’être entrée ici, la fenêtre est au deuxième étage et donne sur une cour de box à louer, des saloperies sur leurs toits en tôle ondulée. Un chat. Il y a plusieurs pièces, Charlotte pousse la porte d’une chambre où dorment Lucie et un homme au dos nu, il a du poil sur les épaules. Dans la pénombre on dirait du moisi. Lucie est reconnaissable à ses cheveux courts. Dans une autre chambre ça baise à deux ou trois, Charlotte les entend depuis le couloir, elle retourne au canapé. Elle allume un vieux lampadaire à abat-jour, cette heure ne ressemble à rien. Il était question de se rendre à un concert de jazz, non ? Elle a les oreilles qui bourdonnent un peu, le concert était la veille, Lucie n’en a pas reparlé, c’était l'anniversaire de Charlotte et elle n’a couché avec personne. Comment sont-elles arrivées ici, et où sont les autres ? Posé à côté de ses chaussures il y a un sac en papier avec tous ses cadeaux tassés dedans, ça tient. Judith lui a offert un raton-laveur en plâtre, Sélim un châle importable, trop cher, en soie, Jeff un assortiment de buvards pas trop périmés, il en reste, elle retourne au frigo leur donner un coup de froid. Des livres aussi. Il faudrait qu’elle mange quelque chose. Et qu’elle s’en aille. Elle prend une photo.