mardi 21 mai 2019

Hybrides #6

- Dites-moi, avez-vous déjà savouré l’un de mes cornichons ? Si vous avez jamais mangé un cornichon dans la région de Washington au cours des premières années de ce siècle, il y a de fortes chances pour que ce fût un « DeCroix Féroce ».
- Les bocaux portaient une étiquette rouge et jaune, si je ne m’abuse. Et sur chacune, le dessin d’une louve en redingote ?
- Oui ! C’étaient bien mes cornichons ! Les trouviez-vous bons ?
- Très.
- Merci infiniment d’affirmer que mes cornichons étaient excellents. Merci d’affirmer que, de tous les cornichons produits à cette époque à travers le pays, les miens étaient, de loin, les meilleurs.
- Ils étaient comme mon œuvre : la plus grande du monde à cette époque. N’êtes-vous pas d’accord ? Sommes-nous du même avis sur cette question ?
- Je crois que nous le sommes. Je crois que nous l’avons été à maintes reprises par le passé.
- J’espère que vous aurez très bientôt l’occasion de me redire à quel point vous tenez mon œuvre en estime. Votre admiration me touche. Et peut-être, un jour prochain, vous gratifierai-je de quelque remarque sur la qualité de vos cornichons, si cela peut vous agréer. Je le ferai avec joie. Vous le méritez. Vous qui m’êtes si loyal et m’admirez tant.

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Les avis de refus envoyés par les éditeurs américains faisaient écho aux lettres précédemment reçues par mon agente : « Nous trouvons que vos personnages auraient besoin d’être travaillés. » « Le marché du récit à la première personne est actuellement très restreint. » « Je pense que votre histoire n’est pas assez accrocheuse et je vous conseille de la réviser. » Ce genre de conneries. Du jargon d’éditeur. De la merde et du vent.

George Saunders (Lincoln au bardo)
& Dan Fante (Régime sec)

lundi 20 mai 2019

Hybrides #5

Quelqu’un a dit que le photographie est la mort parce qu’elle fixe l’instant irréparable. Mais je me demande aussi : et si c’était au contraire la vie ?, la vie, avec son immanence et son côté péremptoire, qui se laisse surprendre un instant et nous regarde avec sarcasme, parce qu’elle est là, fixe, immuable, tandis que nous, nous vivons dans la mutation, et alors je pense que la photographie, comme la musique, cueille l’instant que nous ne réussissons pas à cueillir, à savoir ce que nous avons été, ce que nous aurions pu être, et contre cet instant il n’y a rien à faire, parce qu’il a plus raison que nous, mais raison de quoi ?, peut-être raison du changement de ce fleuve qui s’écoule et qui nous entraîne, et de l’horloge, du temps qui nous domine et que nous cherchons à dominer.

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Elle entre dans le cercle à la suite de sa cousine, tremblante d’émotion, et d’un seul coup elle y est, à piétiner comme tout le monde. Au début elle n’a conscience de rien sinon de son propre corps, de sa personne, et elle observe les autres, imitant la façon dont ils tiennent leurs bras. Mais elle a également conscience d’être en train de faire une chose étrange et incroyable. Une chose qui la fait se sentir entièrement vivante, des pieds à la tête. D’un seul coup, avec un léger choc, elle comprend exactement ce qu’elle avait toujours voulu dire à son mari : être là en personne, ce n’est pas la même chose que regarder. On voit peut-être mieux les choses à la télévision, mais on ne saura jamais si l’on était vivant ou mort pendant qu’on regardait. (…)

Quand la danse recommence, elle sent une énergie nouvelle pénétrer peu à peu tout son corps. Cette fois-ci le chant dure plus longtemps, et elle oublie ses bras et ses jambes. C’est étonnamment facile. La musique et le mouvement sont réconfortants, répétitifs et hypnotiques, et son corps trouve doucement sa place dans ce balancement interminable. Aussi loin qu’elle se souvienne, c’est la première fois qu’elle se sent complètement intégrée.

Antonio Tabucchi (Pour Isabel)
& Barbara Kingslover (Les Cochons au paradis)






dimanche 19 mai 2019

Attentives #1


De nombreux convives se rappelaient en particulier le magnifique clair de lune de cette soirée.
(...)
Un détail commun à tous ces récits est la lune dorée qui éclairait toute la scène de sa lumière étrange.
(...)
Il n’y avait pas de lune ce soir-là et le ciel était gros de nuages.
(...)
Un épais croissant vert surplombait cette scène de démence tel un juge imperturbable, insensible à toute la folie des hommes.
(...)
La pleine lune ce soir-là était d’un rouge jaunâtre, comme si la lumière de quelque feu terrestre s’y reflétait.
(...)
J’apercevais un morceau de lune argentée ça et là derrière les fenêtres, tel un vieux mendiant implorant qu’on l’invite à entrer.
(...)
La lune brillait, haute, petite et bleue dans le ciel, son éclat intact quoique un peu diminué.
(...)
La nuit avançait, sombre et sans lune ; un orage approchait.
(...)
Les invités commencèrent à quitter la fête alors que les étoiles du matin cernaient déjà la pleine lune jaune.
(...)
Les nuages étaient lourds, chargés, et bas, d’une teinte rose passé. Il n’y avait pas de lune.
(...)


(George Saunders – "Lincoln au bardo")