lundi 27 juillet 2020

Attentives #10

Il n’y a pas moins de trois miroirs, dans ce salon, mais aucun qui permette de se regarder vraiment. Le plus grand, rectangulaire, accroché à la cloison est au-dessus de la cheminée, est posé sur des tasseaux mais retenu par une corde si lâche, si mal ajustée au mur, qu’il s’incline dangereusement vers l’avant, et on ne peut donc y voir, lorsqu’on se tient debout devant la porte-fenêtre qui donne à l’ouest, séparé de la cheminée par la table basse et les canapés de cuir buñuelo-pompidoliens, que ses jambes. C’est la partie de mon corps que je déteste le plus, mais l’inclinaison même de ce miroir a tendance à affiner ce qu’il reflète, j’ai donc une très ancienne tendresse pour lui. Il faut dire que j’ai passé dans ce salon des heures (mises à bout, peut-être plusieurs dizaines), les soirs d’été, de 1984 à 1989, à attendre le moment de partir pour la discothèque d’Hauteville-sur-Mer, et sans doute jamais attaché autant d’importance à mon apparence physique, ni nourri autant de doutes à son sujet que ces soirs-là. Je savais bien que l’inclinaison […] et l’éclairage me flattaient. N’empêche. Ce sont de bons souvenirs, c’est déjà ça.

Julie Wolkenstein (in Et toujours en été)