Il
éteignit sa cigarette sur le sable et se faufila dans le terrain pour se
joindre aux femmes. Je jetai un œil de loin. Ma tante avait étalé par terre les
papiers qu’elle avait reçus de mon père. Dès qu’elle le vit approcher, Rosi lui
demanda :
- Explique
comment on fait ?
-
Comment on fait quoi ?
-
Comment est-ce qu’on arrive à lire ? J’aimerais tellement savoir…
- Ça prend du temps pour apprendre, Rosi.
-
J’ai vu comment tu fais. Tu passes le doigt sur les lignes et tu remues les
lèvres. J’ai déjà fait la même chose et je n’entends rien. Explique-moi quel
est le secret. J’apprends vite.
Mon
père leva les yeux au ciel et promena ses mains sur les feuilles qui gisaient
dans la poussière.
-
Pour lire ces papiers, Rosi, il faut rester immobile. Complètement immobile,
les yeux, le corps, l’âme. Tu restes comme ça un temps, comme un chasseur en
embuscade.
Si
elle restait un temps immobile, il se produirait l’inverse de ce qu’elle
attendait ; ce seraient les lettres qui se mettraient à la regarder. Et
elles lui murmureraient en secret des histoires. Tout cela ressemble à des
dessins, mais à l’intérieur des lettres il y a des voix. Chaque page est une
boîte infinie de voix. Quand nous lisons, nous ne sommes pas l’œil ; nous
sommes l’oreille. Et ce fut ainsi que parla Katini Nsambe mon père.
Rosi
s’agenouilla devant les papiers et se tint coite, dans l’attente que les lettres
lui parlent.
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Il
s’efforçait de lire les mots posés sur ses genoux. C’était une histoire qui
venait d’ailleurs, une histoire russe traduite et abrégée pour le petit peuple.
(…) Il la lisait parce qu’il avait souscrit un abonnement coûteux : deux
shillings par an, une somme à laquelle il valait mieux ne pas penser trop
souvent, parce qu’il aurait tout de suite été tenté de résilier. Le souci,
c’était de savoir à partir de quand un travailleur manuel comme lui, pour qui
chaque shilling comptait, commençait à en avoir pour son argent – pour ses deux
shillings –, et si ce qu’il lisait, quand bien même Kelso parcourait en
intégralité les livres reçus, chaque mois et toute l’année durant, valait deux
shillings. Les mots, ça n’était pas comme les disques, les mouchoirs en soie ou
ces gilets épatants qu’il aimait tant, les seuls objets pour lesquels il avait
jamais accepté de dépenser une telle somme. Les mots, c’était différent.
Qu’est-ce que c’était, alors ? Cela paraissait impossible à savoir. Selon
lui, les gens cultivés n’avaient pas non plus la réponse à cette question, mais
contrairement à lui, ils n’étaient pas à deux shillings près.
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Le
second essai était tout aussi incompréhensible. Du coup, je me trouvai stupide
d’avoir cru que je pouvais être écrivain. Je continuai malgré tout. De temps à
autre, j’apprenais quelque chose qui me semblait utile. Un des chapitres disait
que Hemingway pouvait se permettre d’écrire simplement parce qu’il parlait de
choses exotiques. S’il avait abordé des choses ordinaires dans un stye
ordinaire, il aurait été ennuyeux. Cette remarque était située au milieu d’un
paragraphe. Je fus troublé de voir une réflexion aussi importante cachée de
cette faaçon. Si j’écrivais sur des sujets exotiques, pensais-je, je pourrais
donc être un écrivain médiocre et connaître malgré tout le succès.
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Les
perroquets ne disaient pas de grossièretés avant onze heures, j’ai raconté ça
dans une rédaction à l’école, la camarade maîtresse m’a dit que c’était vilain
de mentir et m’a fait refaire une autre rédaction. Comme c’était un sujet
libre, j’ai écrit l’histoire de l’amie de GrandMèreAgnette, CarmenFernandez, qui
était enceinte d’un sac de fourmis et après d’un bébé-oiseau ; la
maîtresse a menacé de me donner des coups de règle et m’a demandé si je ne
savais pas faire des rédactions normales comme les autres enfants, peut-être
sur un voyage ou sur quelqu’un de mon entourage.
Mia Couto (in Les sables de l'empereur)
& Zadie Smith
(in Déconstruire l’affaire Kelso Cochrane)
& Akhil Sharma (in Notre
famille)
& Ndalu de Almeida, dit Ondjaki (in GrandMèreDixNeuf et le
secret du Soviétique)