mercredi 22 mai 2024

Rhizomiques #190

    C’est toujours ainsi. Une fois qu’on se sent déplacé, on ne peut jamais être à sa place.
    Car une fois le stade du placement atteint, la concaténation est brisée.
    Par corollaire : ceux qui sont à leur place n’ont aucune idée qu’ils sont à leur place. Car ils n’ont pas idée de ce que c’est que de se sentir placé.
    Seuls les déplacés en ont une idée. Car se sentir placé affûte autant le cerveau qu’un cimeterre tranchant comme un rasoir, alors qu’être à sa place évoque des créatures au cou gracile massées dans un enclos, qui broutent, inconscientes.
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Aujourd’hui, en à peine quelques semaines, à la cadence d’une usine de mort, plus de 1,5 million de Palestiniens, déjà résidents d’un camp de concentration, d’un ghetto ou d’une prison, ont été déplacés, et entre 1 et 2 % de la population de Gaza a été blessée ou exterminée.
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    Un documentaire de RMC Découverte, petite sœur de BFMTV, Camions XXL. La techno des engins de secours. "Prenez place au volant de  ces engins vitaux pour les forces de sécurité comme pour les populations." Entre deux camions de pompiers surgit donc, "l'Égide, le bouclier de Zeus dans la mythologie grecque, [qui] s'impose comme l'outil idéal des CRS (...)."
    Admirez "ses deux canons à eau comme des lasers pointés sur leur cible. La force des jets est de 12 bars avec un débit de 1500 litres à la minute par canon. Le camion lanceur d'eau peut facilement déplacer le poids d'un homme." Curieusement, aucun détail n'est fourni sur les conséquences pour le manifestant "déplacé". Un opérateur se réjouit : "L'impact produit sur la personne va la déstabiliser tellement que, psychologiquement, ça va aussi déstabiliser les autres". 10 mètres de long, 4 de haut, 9500 litres d'eau, c'est vrai que c'est un peu déstabilisant (psychologiquement).
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    Monsieur Palomar ne se lasse pas d’observer la course des girafes, fasciné par la dysharmonie de leurs mouvements. (…) Les pattes avant, dégingandées, s’arquent jusqu’à la poitrine et se déroulent jusqu’au sol, comme hésitant sur le choix de l’articulation à mettre en œuvre, parmi tant d’autres, à un instant donné. Les pattes arrière, nettement plus courtes et raides, suivent le rythme par à-coups, un peu de travers (…). Cependant que le cou tendu en avant ondoie de haut en bas, tel le bras d’une grue, sans que l’on puisse établir un rapport entre ce mouvement et ceux des pattes. D’autre part, on note aussi un sursaut de la croupe, mais dans ce cas il ne s’agit que du mouvement du cou qui fait levier sur le reste de la colonne vertébrale.
    La girafe fait penser à un mécanisme construit par assemblage de pièces provenant de machines hétérogènes, mais qui cependant fonctionne parfaitement. Monsieur Palomar, en continuant d’observer les girafes qui courent, prend conscience qu’une harmonie complexe règle ce piétinement dysharmonique, qu’une proportion interne relie entre elles les disproportions anatomiques les plus évidentes, qu’une grâce naturelle s’exprime de ses gestes disgracieux. (…)

    À ce moment-là, la fille de monsieur Palomar, qui en a assez depuis un bout de temps de regarder les girafes, l’entraîne vers la grotte des pingouins. Monsieur Palomar, chez qui les pingouins suscitent de l’angoisse, la suit à contrecœur, et se demande la raison de son intérêt pour les girafes. C’est peut-être parce que le monde autour de lui se meut de manière dysharmonique et qu’il espère toujours y découvrir un dessin, une constante. C’est peut-être parce que lui-même sent qu’il avance poussé par des mouvements de l’esprit non coordonnés, qui semblent n’avoir rien à voir l’un avec l’autre et qu’il est de plus en plus difficile de faire tenir dans quelque modèle d’harmonie intérieure.
 
Joyce Carol Oates (in Somme nulle – recueil de nouvelles Monstresœur)
& Ariella Aïsha Azoulay (in Voir le génocide, in QG Décolonial du 28/12/23)
& Samuel Gontier (Face aux pavés, les superblindés, in Télérama du 27/03/24)
& Italo Calvino (in Monsieur Palomar)