jeudi 30 octobre 2025

Rhizomiques #225 (de l'oxygène)

On peut couper en deux un arbre qui a fait repousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence et en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu’est-ce que ça prouve de nous ? Qu’on sait stopper le mouvement ? Qu’à défaut d’être vivants, nous voudrions nous prouver qu’on sait donner la mort ?
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    En Roumanie, il existe des rochers vivants qui peuvent pousser et se multiplier. Chaque inspiration leur prend trois jours, et en un mois ils se déplacent peut-être de cinq centimètres, mais ils respirent. Ils bougent.
    On les appelle trovant, qui signifie « sable cimenté ». Quand on les coupe transversalement, on découvre des cernes comme dans les arbres.
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Dans les forêts équatoriales, les arbres sont insomniaques. Leurs feuilles poussent sans cesse et tombent quand elles fanent, toujours renaissantes dans tout cet éveil vert. Nous déboisons ces forêts millénaires et l’insomnie s’étend. Les arbres la libèrent partout dans le monde tel un gaz maléfique, et nous nous asphyxions.
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Je n’ai pas besoin qu’une divinité fabriquée me formate selon un programme archaïque pour pouvoir accepter d’être un homme moral dans un univers sans explication. Néanmoins je suis libre – il y a tellement d’hommes qui souffrent, et par cela je veux dire qu’ils souffrent dans leur masculinité. Dans leurs désirs à la fois homosexuels et hétérosexuels, ils sont tellement formatés par cela que la seule réponse qu’ils trouvent est d’essayer de contrôler littéralement tout le monde : les femmes, les enfants, les chiens, les arbres, l’oxygène, l’espace, les autres hommes.

Alain Damasio (in Les furtifs)
& Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
Marie Darrieussecq (in Pas dormir)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)

lundi 27 octobre 2025

Rhizomiques #224 (de la racine à l'ombre)

Ils bougent la racine de l’arbre et ils pensent que l’ombre restera à la même place.
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Elle s'asseyait sous le grand chêne que nos ancêtres avaient planté, les ancêtres créateurs d'ombre, l'ombre qui est comme un remerciement de l'arbre pour celui qui est né de celui qui est né de celui qui l'a planté.
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Pendant une de leurs promenades dans le parc, elle parle à Paul de la connexion qu’elle a avec les arbres depuis qu’elle est adolescente. La façon dont certains arbres lui parlent semble presque se déverser en elle. Elle est alors submergée par l’émotion, elle n’est plus personne. Parfois elle pleure mais ce n’est pas de la mauvaise tristesse. Pour Paul, on est à deux doigts de la maladie mentale mais il ne change pas de sujet. Au contraire, il s’assied avec elle sous son chêne favori et il le ressent aussi – l’arbre ne se tient plus à l’extérieur, il commence à rentrer en lui. Oh Paul, murmure doucement Catt. Toute la scène est amusante et, dans un même temps, très sérieuse. Il imagine le cosmos tout entier se contracter, se réduire à une unique chose – exactement comme il imagine ce que serait sa rencontre avec un extraterrestre. OK, Catt a vraiment une passion pour les arbres mais ce qui le touche le plus, c’est l'image qu'il se représente d'eux deux assis là, avec le chien, une tache minuscule dans l’univers. C’est un moment vraiment intime, même le sexe ne les rapproche pas autant. Il ne trouve rien à répondre, donc il dit juste Oh Catt – puis ils se mettent à rire.

Ondjaki (Les transparents)
& Emmanuelle Salasc (De lait et de laine)
& Chris Kraus (Dans la fureur du monde)

mercredi 22 octobre 2025

Rhizomiques #223 (carte sensible)


Où y a-t-il des villes mais pas de maisons, des routes mais pas de voitures, des forêts mais pas d'arbres ? 
Réponse : sur la carte.
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Devant la maison de Ben, il y en avait un qui montait au-delà de sa chambre du deuxième étage. Un pin. Peut-être que c'était autre chose qu'un pin mais s'il me vient un pin, pourquoi chercherais-je autre chose ? (…) il est possible que l'arbre du jardin de Ben soit un pin et même si ce n'était pas un pin, l'essentiel est qu'il en représente un ici.
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Des arbres génériques des arbres que personne ne désigne par leur nom faute de les reconnaître comme si un arbre était un arbre comme si les arbres formaient un tout indistinct – d'ailleurs est-ce qu'on ne les abat pas sans scrupules répliquant aux accusations d'écocide Oh mais ne vous inquiétez pas nous allons les remplacer, comme si un arbre plus que n'importe quel autre vivant était interchangeable ? Comme s'il n'avait pas sa personnalité – cette branche qui se tord comme ça ce creux où niche une chouette cette robe de mousse épiphyte ce renflement d'écorce cette liane de clématite.

Devinette pour les enfants – citée par Audur Ava Olafsdóttir en exergue de L'Embellie
& Gabriel Gauthier (in Space)
& Fanny Chiarello (in Colline)

jeudi 16 octobre 2025

Rhizomiques #221 (chouette)

« J'aime la nature. J'aime tout particulièrement les ruisseaux et les étangs avec des tortues. Les amphibiens m'intéressent aussi. Il m'arrive de chercher des salamandres sous les pierres. Et je suis un grand fan des hiboux.
- Oh. C'est super. Ma meilleure amie à l'université adorait observer les oiseaux. Elle voulait devenir naturaliste. Mais expert de la vie sauvage, ce n'est pas un super plan de carrière en ce moment.
- Tout juste. » J'espère que nous n'allons pas entamer une discussion sur l'extinction des espèces, la dégradation des habitats naturels et l'apocalypse écologique car à quoi bon ?
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Chacune sent très bon, je n’en doute pas, mais à la faveur de leur conciliabule leurs parfums se mêlent et le mariage de ces essences miraculeusement reproduit l’odeur que sécrète la glande anale de la mouffette. Tant qu’elles resteront ensemble, ces dames n’auront rien à craindre du lynx ni du grand-duc. 
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Il lui était désormais impossible d’entendre le cri d’une chouette hulotte sans imaginer, si fugitivement que ce soit, un monde dans lequel toutes les chouettes hulottes auraient été anéanties.
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Non-Fiction 598.9

Chaque année aux États-Unis, le nombre d’oiseaux qui meurent en percutant une vitre se situe entre trois cent soixante-cinq millions et un milliard.

Digest de biologie aviaire

Plusieurs témoins rapportent qu’après la mort de la corneille, un grand nombre de ses congénères (plus d’une centaine d’individus, selon certains) sont descendus des arbres et ont décrit des cercles autour de l’oiseau mort pendant une quinzaine de minutes.

Non-Fiction 598.27

Après que son partenaire a percuté les fils électriques, les chercheurs ont vu la chouette regagner son nid et rester immobile pendant plusieurs jours, tournée vers le tronc, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Dan Chaon (in Somnambule)
& Éric Chevillard (in L'autofictif du 14/09/2025)
& Nina Allan (in Conquest)
& Antony Doerr (in La cité des nuages et des oiseaux)

lundi 13 octobre 2025

Rhizomiques #220 (splendeur)

 
Elle s'était assise au sommet peu avant le coucher du soleil et avait contemplé un rayon de lumière divine balayer la vallée, lentement, si lentement, effleurant chaque créature et chaque élément, l'une après l'autre, caressant les rochers, les fleurs sauvages, les mulots et les orignaux d'une touche dorée mélancolique. Delaney avait fait l'ascension en solo, pas une âme à des kilomètres, elle était sûre que personne d'autre n'avait été témoin de ce spectacle. Il avait existé, cet instant d'une splendeur à vous couper le souffle, et elle seule en gardait une trace dans sa mémoire.
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    - C’est la vue que je préfère, elle dira en suçant un glaçon : les Drus. Ne le dis à personne.
    Qu’est-ce que ça pourrait faire à la fin qu’il le dise ?
    Il ne comprend pas que Moinette leur construit une cabane. Un nid rien qu’à eux où elle accumule des trésors, des mots, des sensations, des images, c’est pourquoi ce matin-là elle confisque les Drus au monde et les offre d’un bloc à Vincent, à Vincent et à elle, elle a dix ans, ils sont seuls en haut de la côte et le paysage n’a été modelé que pour leurs yeux.
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    Ils campèrent sur les dunes, dans une brèche du smilax épineux. Le ciel se dégagea pour distiller des étoiles. Chaque souffle sentait la silice et l'iode. Leur feu de camp sur la plage était à peine visible, et sa spirale de fumée s'élevait vers une nuit plus vaste que les mots. La lune du chasseur attirait l'eau consentante qui allait se fracasser au bord du continent, et la pulsation de ce piston liquide valait toutes les chansons.
    La vie offrait tellement, la vie offrait trop, bien plus que ce qu'on pourrait jamais honorer, plus que tout être vivant n'en pouvait soupçonner ou mériter. Evie en aimait tout, même les humains, car sans le miracle de la conscience humaine l'amour pour un tel monde ne serait qu'une impulsion sans nom parmi des milliards d'autres.

Dave Eggers (in Le Tout)
& Valentine Goby (in L’île haute)
& Richard Powers (in Playground)

lundi 6 octobre 2025

Rhizomiques #219 (périmètre cadré)

    Elle me demande si je veux voir des images de voyage. Je regrette d’être impoli, mais je dis non. (…)
    Devant une image, je sens le manque de ce qui est resté hors du périmètre cadré. L’image dresse des bords comme une frontière et moi j’ai envie de les dépasser.
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    Delaney descendit les premières marches qu'elle trouva sur son chemin pour rejoindre le sable. Le vent s'était levé et elle avait besoin de marcher contre lui, de sentir sa puissance lui résister. Elle marcherait pieds nus dans les vagues peu profondes.
    « Bonjour », dit une voix. Une silhouette vêtue d'une veste foncée se tenait à côté de l'escalier en béton. Un genre de surveillant de plage.
    « Je dois voir votre téléphone ou votre ovale », dit-il.
    Quand elle demanda pourquoi, un faisceau blanc éclaira son visage. L'homme avait levé son téléphone pour la filmer et l'agressait de sa lumière.
    « Nouvel arrêté municipal, dit l'homme. Il y a eu des noyades et une série de vols sur cette plage. Pour y accéder, vous devez vous inscrire avec votre téléphone ou votre ovale. Ça vous protège, vous et les autres. »
    Il prononça ces mots d'une voix monocorde, rodée, sans s'arrêter de filmer. Delaney n'avait pas d'appareil de localisation sur elle, elle ne serait donc pas autorisée à se rendre sur la plage. Pendant qu'il filmait, elle gardait le menton baissé et le visage en mouvement, espérant déjouer ainsi la reconnaissance faciale. Cette rencontre, elle le savait, serait certainement signalée par l'IA.
    Elle fit rapidement volte-face et s'empressa de rejoindre le trottoir.
    « Merci pour votre respect des règles ! » récita l'homme en direction de Delaney, qui lui tournait le dos.
(…)
    Dans sa chambre, elle reçut une notification sur son téléphone. C'était une enquête de ToutDehors, qu'elle supposa être la version privatisée du Département des Parcs et Loisirs. Merci d'évaluer votre récente interaction avec nous ! Il y avait cinq options, qui commençaient par un joyeux visage jaune et allaient decrescendo jusqu'à un visage rouge avec les yeux fermés de rage. Elle envoya un visage heureux. Elle n'avait pas le choix.
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Ne vous étonnez pas de les voir courir le monde sans le regarder. Leur kodak est leur mémoire. Une fois de retour, dans leur fauteuil, l’album sur les genoux, ils se détendront, ils se mettront à aimer le monde, ils commenceront à voyager.

Erri De Luca (in La nature exposée)
& Dave Eggers (in Le Tout)
& François Reichenbach (in L’Amérique insolite – 1960)

jeudi 2 octobre 2025

Vivaces #48

Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes.
--- Elisée Reclus
 
La magie allait disparaître du monde pour être remplacée par la banalité. 
--- Salman Rushdie (in La cité de la victoire)
 
L’univers autrefois était un simple point, chargé du poids de toutes ces choses qui allaient advenir.
(…)
Et à un point l’univers reviendra, chargé du poids de toutes ces choses qui sont advenues.
--- Donal Ryan (in Soleil oblique et autres histoires irlandaises)