mardi 9 juin 2020

tu as surtout envie d'être ailleurs


9 août
Deuxième jour.

De vulnérabilité peut-être. Qu’est-ce qui te plaît dans tes mises à l’écart, dans l’absence de partage, dans tes repas maquereau en boîte-concombre-banane, dans les débarbouillages sommaires à l’eau d’un abreuvoir, dans les nuits encastrées sur le siège passager ? Qu’est-ce qui te plaît dans ton mépris envers les conforts plus conformistes ? De ne surtout pas être assimilable à un vacancier, un touriste, un citoyen respectueux des institutions, un homme qui ne serait pas en colère ? (Déjà que tu ne peux nier être un automobiliste…) Tu dis apprécier au matin d’être réveillé par le soleil, sans perte de temps, et partir de suite sur les chemins.
Sauf que cette fois-ci tu as surtout envie d’être ailleurs, dans les hautes montagnes – deux jours que tu roules ! Tu redémarres. Il ne fait pas vraiment moins chaud, tu n’avances pas plus vite. C’est interminable. En plus il y a des travaux, des déviations, de la circulation alternée. Tu te sens triste, tu penses, tu te dis que le désir manque, depuis longtemps, qu’il te faudrait un nouvel engouement. Et si la montagne elle-même en était un trop vieux ? Tu ne sais plus, tu roules sans savoir. David Bowie a remplacé Bashung, il chante dans ta tête "I’m dying now". Qu’on ne compte pas sur toi pour tenir des discours émouvants devant un cercueil. L’occasion devrait se présenter – tu as de bonnes raisons de te croire immortel. À la rigueur tu contribueras à la cagnotte s’il y a des fleurs. Tu décideras de venir ou non, en fonction des autres invités (hormis le ou la défunt.e). Mais prononcer quelques mots, jamais de la vie ! Ceci établi, ai-je le droit de te dire que je t’aime de t’avoir tant aimée et pour avoir illuminé ma vie ?
Tu arrives au pied d’un sentier escarpé. Tu grimpes, alors que le soleil descend. Des milliers de sauterelles s’égaient sous tes pas – le trafic démentiel dont tu t’es extirpé agite encore tes cellules. Tu es fatigué, il faut traverser la fatigue. Oui, il le faut. Tu traverses des prairies bourbeuses, le ciel à portée de main se dérobe à chaque nouveau replat. Tu ne parviens pas à atteindre le col à temps pour ne pas avoir à revenir en pleine nuit, mais c’était beau. Un peu. Les sensations recouvrées. La puissance telle une projection d’espoir. Tu t’endors entre un hôpital et une maison de retraite. Des miettes de brownie tombent dans ton sac de couchage.

lundi 8 juin 2020

personne ne t'a vu dans le Vercors


8 août
Premier jour.

Personne ne t’a vu dans le Vercors. Tu ne savais même pas que tu t’y trouvais, exténué après des heures de voiture à mariner dans le jus des nouvelles canicules. Ou bien tu perds la mémoire ? Ou tu es moins résistant ? "Avant", il faisait moins chaud, te semble-t-il, "avant" tu aimais conduire, et ton bras gauche prenait des coups de soleil. Avant, il suffisait de quelques kilomètres sur l’autoroute dès la sortie de Paris, traversant les bois de Saint-Cloud, et tu poussais un cri de joie, et vraiment tu étais heureux. Hier, tu as pris une autre autoroute, et tu as fait étape chez une amie. Déjà il faisait trop chaud, mais vous avez mangé un kebab. Tu l’as accompagnée dans un bar à bières, où Bashung chantait "La nuit je mens". Tu prévoyais le lendemain d’atteindre la Vanoise et d’y courir, enfin, comme "avant". Mais le lendemain se traîne dans la chaleur et le trafic automobile ; le Vercors est là, à un saut de falaise. De l’habitacle tu t’extrais, tu t’échappes, plein sud dans la forêt, finir le jour. Non, personne ne t’a vu, ou alors sans incidence, tu es revenu à la nuit. Tu as vu le soleil descendre sur une vallée perdue, c’était beau à pleurer. As-tu pleuré ?

dimanche 7 juin 2020

Préambule

On m'a vu dans le Vercors
La nuit je mens
Je m'en lave les mains

J'ai fait la saison
Dans cette boîte crânienne
Tes pensées
Je les faisais miennes



vendredi 5 juin 2020

Hybrides #46

Nous ne voulons pas de la satisfaction ou de l’apaisement mais au contraire, c’est insatisfaits que nous voulons demeurer, oui, satisfaire notre insatisfaction ! Voilà de quelles questions nous débattons ensemble à présent, Eva et moi. Nous avons trouvé depuis peu ce point stratégique sur lequel nous rencontrer, nous mésentendre et donc chercher par tous les moyens à nous retrouver sur ce point de mésentente intellectuelle grâce à laquelle, si je puis dire, se développe une sorte d’agacement amoureux. Nous nous défions intellectuellement par agacement amoureux.
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Il a répondu : cool, je suis ravi de te voir. J’ai regardé plusieurs fois ce message, je l’ai même rouvert pour le lire à nouveau. Il était à ce point neutre et sans signification que ça me rendait malade. Comme si, depuis la fin de notre relation, il m’avait remise à ma place de simple connaissance. Notre liaison est peut-être terminée, me suis-je dit, mais quelque chose de terminé, ce n’est pas comme quelque chose qui n’a jamais eu lieu. Furieuse, je me suis mise à chercher dans mes mails et sms des "preuves" de notre histoire, qui se limitaient à quelques messages pratiques et sans intérêt quant à l’heure à laquelle il serait de retour chez lui, et celle de mon arrivée. Aucune déclaration d’amour passionnée ni de sms sexuellement explicite. C’était logique, puisque notre liaison avait lieu dans la vraie vie et non virtuellement, mais je me sentais malgré tout dépossédée.
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Ils parlaient de livres. Elle était capable de se souvenir de passages particuliers de tous les livres qu’elle avait lus. Il ne se souvenait que des degrés variés de plaisir que chaque livre lui avait procurés, et il oubliait systématiquement les détails – mais ils parvenaient malgré tout à discuter longuement de livres qu’ils avaient lus tous deux, ou que l’un d’eux seulement avait lus, si bien qu’en cela comme en tout, c’était un peu comme s’ils parlaient deux langues légèrement différentes. Mais cela les rapprochait de plus en plus, en dépit de leur si grande prudence. De longues plages de temps venaient se substituer à l’intensité. Comme s’ils n’avaient rien d’autre que le temps.

Serge Rezvani (in La cité Potemkine)
& Sally Rooney (in Conversations entre amis)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)