jeudi 20 mars 2025

Il faut dire merci

24 juin

    Et au réveil chiffon, je m’empresse d’attraper un nouveau train, de banlieue cette fois. Le soleil est déjà haut, sur le quai les écrans qui affichent les destinations sont peu lisibles – je lève une tête de myope vers les reflets. Venez par ici, me dit un homme assis, de ce côté c’est plus facile. Je lui souris, le remercie. Je suis analphabète, poursuit-il, mais je me débrouille bien avec les chiffres. Ah d’accord, j’opine, je continue à sourire et à regarder l’écran qui confirme ce que je sais déjà ; histoire de faire plaisir à ce monsieur plus jeune que moi et très sérieux. Et un peu inquiétant, il me regarde fixement, J’ai été gentil avec vous, vous pourriez le signalez… Mais oui, je vous remercie ! Il faut remarquer quand on est gentil avec vous, il faut dire merci… Mais oui, merci ! J’accentue encore un sourire devenu franchement douteux, tandis que je m’éloigne vers l’autre bout du quai.
    Plus tard je prends le volant d’un SUV hybride, en route vers une fête de la ville où le spectacle d’une amie comédienne est programmé. Elle n’a pas le permis mais un smartphone, grâce auquel elle me guide depuis le siège passager. Tout le matériel est dans la voiture. Tout le spectacle est dans sa mémoire, c’est la 140ème représentation. La boîte de transmission du SUV est automatique, j’oublie de positionner le levier sur « Parking ». Les automatismes de jeu sont inévitables mais l’amie est enceinte et teste des variations. Une spectatrice se frite avec une photographe, l’alimentation électrique tombe en rade. J’ai suffisamment serré le frein à main. Après le spectacle, des gens embarrassés dressent une table de pique-nique. Tiens Mamie ! Un gros homme et sa femme offrent deux roses embaumées dans leur linceul de cellophane. Mamie dit merci sans mourir.

mercredi 19 mars 2025

L'ombre du géant

23 juin

Qu’il est étrange de retrouver le chat du voisin à sa fenêtre, et le silence, et la réduction des mouvements. Deux jours une nuit suffisent à dépayser. Je rouvre les dossiers suspendus, j’abaisse les stores contre le soleil trop chaud, je rattrape du sommeil en retard. Un géant aveugle titube tel un Godzilla sédaté au milieu de la ville, à ma recherche, il est si grand que le fuir n’est pas chose facile ; c’est l’ombre qu’il projette sans le savoir (sans la voir) qui est annihilante, plus rapidement mortelle que ses énormes pieds, et il ne sert à rien de tenter de se cacher sous une autre ombre. Je cours, j’évite les ruines, j’espère juste qu’il n’a pas la bonne intuition de la direction par où me suivre. L’une des danseuses trouvait un avantage à la perte d’odorat de son copain, il lui semblait que ses aisselles diffusaient une odeur de fer. Je n’ai presque pas porté mon masque cette fois, comme si la nature de l'amour éprouvé envers mes compagnons de résidence constituait en soi une protection. Courir à l’air libre au milieu de ruines m’apparaît moins angoissant que dans les couloirs du métro, il m’est arrivé aussi de me réveiller nain – et en danger d’être tué ; me prenant pour un chat, je cherchais à m’échapper par la façade d’un immeuble d’une autre ville, moins dévastée. Est-ce la Covid qui passe par là ? L’ombre du géant ne signifiait pas tant la mort que la disparition, ailleurs, dans une autre dimension. À quoi suis-je aveugle ? Suis-je dangereux ? Le chat a des yeux incroyablement verts. Il se penche mais jamais ne tombera.

lundi 17 mars 2025

De l'entrain inépuisable

22 juin

    Le lendemain est déjà l’amorce d’un souvenir puisque le soir je repartirai pour Paris. Il pleut, le filage prévu à l’extérieur est compromis, la chorégraphe a noirci trois pages de notes sur son carnet durant la nuit. Les danseurs sont d’un entrain inépuisable. J'éprouve d'autant plus l’amorce d’une mélancolie que ces moments, dans l’instantanéité du vif, appellent à constituer souvenir. Tous engagés au meilleur de ce que nous pouvons être, afin que la pièce créée – cet objectif mineur au regard des catastrophes planétaires en cours mais revendiquant une foi placée en l’art – soit belle et inspirante.
    Comment si ce n'est par foi ferions-nous cela ? L’entrain des danseurs n'est pas réellement inépuisable ; la vue de l'esprit outrepasse la raison des corps qui voudraient n'être jamais rassasiés pour s'élever plus haut, se lover plus ample, gommer l'effort et la douleur. Un pied saigne, désinfecté à l’alcool, le petit cri de douleur se teinte de joie (du moins je me l’imagine, bien confortable dans mes chaussettes). Il est l’heure que je m’en aille, on se revoit à la générale ? Le portail rechigne à s’ouvrir au bip électronique, si je rate mon train je devrai rester un jour de plus. Je ne dirais pas non ? Le portail s’ouvre.

jeudi 13 mars 2025

De la beauté au sein du désastre

21 juin

    Dans le square près de la gare, toujours des hommes dorment, à ce qu’il semble. Cette fois il est près de midi – mais j’ignore ce qu’il s’y passe la nuit. S’il est fermé. Si les gardiens débonnaires le jour sont remplacés la nuit par des maîtres-chiens plus soucieux d’embarquer les indésirables. Deux femmes tirent un caddie et expliquent à l’homme qui les attendait qu’elles n’ont pas pu rapporter de glaçons. Sous le soleil ardent je visualise de petits icebergs que la grille métallique du caddie ne permettait plus de retenir, comme une allégorie des solutions dérisoires que l’humanité oppose au réchauffement climatique.
    Dans le train la climatisation souffle une brise au niveau de mes chevilles, j’ajuste mon masque et retrouve Lorelei. Nous ne sommes pas vus depuis plus d’un an, elle me reconnaît cependant, le paysage défile vite. Voici de nouveau ce coin de campagne où regarder danser, sauf que cette fois nous sommes deux, nous sommes trois avec la chorégraphe, sept avec les danseurs. Six cents migrants sont morts noyés en Méditerranée ces trois dernières semaines. Les exilés du square sont toujours aussi mal accueillis en France.
    Ce sont les tout derniers jours de la résidence de création, il y a encore beaucoup à rectifier, modifier, affiner. Besoin de mots pour danser, des mots de travail, d’autres de complicité. Le travail pour chacun d’entre nous est une faim, est une soif. En fin de journée il est trop tôt pour arrêter, d’autant que c’est solstice. Et fête de la musique. Le coin de campagne est un désert mais les danseurs empruntent la voiture, loin d'être rassasiés. Lorelei et moi parlons d’écriture dans la cuisine. L’eau de la tisane fleure les pesticides. La beauté au sein du désastre fera de bons souvenirs.

mardi 11 mars 2025

Attentives #35 (peindre en miroir)

Ovide se donne du mal pour expliquer que Narcisse ne savait pas qu’il se voyait lui-même – pas initialement. Il aima ce qu’il vit et ensuite, plus tard, il vit que ce qu’il aimait n’était autre que sa propre personne, en fait. C’était lui qu’il voyait dans l’eau, avec tout le reste : le ciel, les arbres, le monde qui l’entourait. Et ce fut peut-être ce qui le rendit si heureux : il avait cru être seul, et regarder un monde distinct de lui-même, un monde peuplé d’autres choses, et voilà que, tout à coup, il se rend compte qu’il est dans ce monde. Qu’il est bien réel. Avant, il ne se savait pas réel…
(…)
Nous avons toujours envisagé l’histoire de Narcisse comme celle de la vanité et de l’amour de soi propres à la jeunesse. Mais il faut garder à l’esprit que Narcisse était celui qui rejeta Echo parce qu’elle ne faisait que lui répéter ce qu’il venait juste de dire l’instant d’avant. Elle était toujours d’accord avec lui – on pourrait croire que cela ferait d'elle la femme idéale pour quelqu’un qui s’aime lui-même d’amour… mais il ne voulait pas de ça.
(…)
Et c’est en découvrant la vérité, en constatant que sa personne est un objet au sein d’un monde, comme tous les autres objets, qu’il devient peintre. Car, pour la première fois, il fait partie du monde, et l’art est sa façon de confirmer cet état de fait. Une façon de dire qu’il est dans le monde, dans le monde et du monde. Echo lui répétant ses propres paroles, c’était une triste blague, une parodie. Désormais, en revanche, il est environné d’inattendu et d’imprévisible.

John Burnside (in L’été des noyés

L’acte de peindre est, avant tout, une prise de possession sensuelle de l’univers : une sorte d’identification se produit entre vous et ce que vous cherchez à capturer par l’action de peindre. Le peintre se travestit sensuellement en ce qu’il peint. Il devient femme pomme fleur lumière, je ne connais pas de communion plus complète – à part la fusion de l’amour. Peindre c’est aimer.

Serge Rezvani (in Le testament amoureux)


 

jeudi 6 mars 2025

Rhizomiques #205 (hallucinés)

(...) pendant une courte période de trois mois qui passa comme un éclair, je fus un consommateur habituel d’acide lysergique, de LSD, ce qui me fit comprendre que ce que nous appelons "réalité" n’est pas une exactitude mais plutôt un pacte entre un grand nombre de gens, entre un grand nombre de conjurés qui, un jour, dans votre ville natale par exemple, décident que l’avenue Diagonal est une promenade avec des arbres alors que si vous prenez votre acide, vous pouvez voir un zoo bourré de bêtes féroces et de pies qui ont leur propre vie, toutes en liberté, certaines juchées au faîte des arbres.
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Une étrange sensation de démangeaison & de brûlure entre mes yeux – & je me réveille en sursaut, comme quelqu’un qui s’est très légèrement dégagé de son corps mortel, dans son sommeil ; le corps éthérique nous comprend, nous qui sommes éclairés, paraît-il ; & parfois, dans le sommeil, ce corps se disjoint du corps moral. (Ainsi l’enseigne madame Blavatsky.) Mais oh ! – cette sensation bizarre entre mes yeux, au bas de mon front – est-ce le troisième œil de l’illumination ? Qui s’ouvre enfin ?
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Il est impossible de voir le moi véritable dans un miroir, vous ne pouvez voir que ce que vous n'êtes pas ou ce que vous voulez être. (…) Le réel est constamment devant vous et pourtant vous ne voyez rien, d'ailleurs cela ne dépend peut-être pas de vous, voir le réel reviendrait à entrer si profondément dans la réalité qu'on n'y survivrait pas.
 
Enrique Vila-Matas (in Montevideo)
& Joyce Carol Oates (in Maudits)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)

lundi 3 mars 2025

Rhizomiques #204 (réalités)

    Qu’est-ce que la réalité ? pour vous ?
    Ce n’est pas un nom. Ce n’est pas une chose ni un objet. Elle n’est pas objective.
    J’admets que notre expérience de la réalité n’est pas objective. Mon expérience du désert sera différente de la vôtre. Mais le désert est vraiment là.
    Bouddha ne serait pas d’accord avec vous, dit Victor. Bouddha dirait que vous êtes un esclave des apparences, que vous confondez la réalité avec l’apparence.
    Alors qu’est-ce que la réalité ?
    Les plus grands esprits se posent cette question depuis toujours. Je ne sais pas y répondre. Ce que je peux dire, c’est que si la conscience semble être une propriété émergente du cerveau – impossible de la situer biologiquement –, elle nous échappe tout autant que le siège de l’âme, mais nous nous accordons pour dire que la conscience existe, et nous nous accordons pour dire qu’aujourd’hui, l’intelligence des machines n’est pas consciente. Alors peut-être que la réalité est aussi une propriété émergente – elle existe, mais ce n’est pas ce fait substantiel auquel nous pensons.
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Dis-moi, est-ce que tu crois à la réalité ? (…) Toi et moi nous sommes des scientifiques, nous appartenons à une certaine tradition, mais qu'est-ce qu'une tradition, sinon ce sur quoi tout le monde s'accorde – chercheurs, enseignants, institutions –, et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s'accorde, et c'est précisément ce qu'ils sont en train de faire. C'est extrêmement simple, Eilish, le NAP s'efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l'on prétend qu'une chose en est une autre et qu'on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l'acceptent comme une vérité – rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin.
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Nous vivons dans une simulation, me dis-je tandis que le tramway s'arrêtait à un bloc de mon appartement, mais cela restait tellement en deçà de... de la réalité, disons, faute d'un meilleur mot. Je n'arrivais pas à me convaincre. Je n'y croyais pas. Une averse était prévue dans – je consultai ma montre – deux minutes. Je descendis du tram et me mis en marche très lentement, exprès. J'ai toujours adoré la pluie, et le fait de savoir qu'elle ne vient pas des nuages n'en diminue aucunement l'attrait à mes yeux.
 
Jeanette Winterson (in Frankissstein : une histoire d’amour)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)